Amis Bibliophiles Bonsoir,
Les amateurs de livres scientifiques vont se régaler puisque ce soir, je laisse les commandes à l’excellent Bernard, qui va vous parler de Voltaire dans un très beau message.
On connaît bien Voltaire philosophe, poète et historien. On sait moins qu’il a consacré quelques années de sa vie à l’étude de la physique. Il a été, avec Maupertuis, l’un des premiers diffuseur des idées de Newton en France au XVIIIème siècle.
Médaillon représentant Voltaire et son « ennemi intime » Rousseau, morts tous deux en 1778.
François Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778), séjourne en Angleterre de 1726 à 1728. En 1733, il fait paraître ses Letters concerning the English Nation dont la traduction française augmentée paraît en 1734 sous le titre de Lettres philosophiques.
Lettres philosophiques
Lettre sur Descartes et Newton
Admiratif de Newton, Voltaire y écrit : « Un Français qui arrive à Londres trouve les choses bien changées en philosophie comme dans tout le reste. Il a laissé le monde plein, il le trouve vide. A Paris, on voit l’univers composé de tourbillons de matière subtile ; à Londres, on ne voit rien de cela. Chez nous c’est la pression de la lune qui cause le flux de la mer ; chez les Anglais, c’est la mer qui gravite vers la lune ».
C’est dans cet ouvrage que Voltaire rapporte l’anecdote de la pomme. Il écrit dans la lettre XV: « Reconnaître une identité de nature entre la force qui fait tomber les corps et la force qui maintient la Lune en orbite, c’est, nul n’en doutera, faire avancer la solution du problème. Mais ce n’est pas une explication. Pourquoi les corps et la Lune tombent-ils sur la Terre? D’où provient cette attraction qu’exerce à distance la Terre ? » ; A cela, Newton n’apportait pas de réponse : « Je ne me sers du mot d’attraction que pour exprimer un effet que j’ai découvert dans la nature, effet certain et indiscutable d’un principe inconnu, qualité inhérente dans la matière dont de plus habiles que moi trouveront, s’ils le peuvent, la cause »
Cet ouvrage est immédiatement interdit à cause des attaques qu’ il contient contre le clergé et le pouvoir. L’auteur prend la fuite et se réfugie en Champagne, au château de Cirey, chez sa maîtresse, Gabrielle Émilie le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet (1706-1749). Dans cette retraite, où il reste de 1735 à 1740, il étudie la physique, en compagnie de son amie et y installe un laboratoire,
Un ami de Voltaire, le comte Francesco Algarotti (1712-1764), qui s’intéresse aux travaux de Newton, est invité au château de Cirey à la fin de 1735. Il y reste six semaines et travaille à un ouvrage, le Neutonianismo per le dame qui paraît en italien en 1737. La traduction française paraît l’année suivante.
Newtonianisme pour les Dames
Algarotti imite les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle qui initient une marquise aux beautés de la physique. Le discours est très souvent futile ; par exemple, pour illustrer la loi de Newton : « J’ai quelque tentation de croire que dans l’amour on suit cette loi des carrés à l’égard des lieux ou plutôt à l’égard des temps : ainsi après huit jours d’absence, la tendresse devient soixante-quatre fois moindre qu’elle ne l’était le premier jour.»
On connaît deux tirages de la traduction française. Dans le premier, Castera donne des objections personnelles au système newtonien ; ces objections sont supprimées dans le second ce qui fait que la page XV est également chiffrée XXXIV.
Tirage avec les commentaires de Castera
Tirage sans les commentaires.
Cet ouvrage provoque la brouille entre Algarotti et ses hôtes. En décembre 1738, la marquise du Châtelet écrit à Maupertuis : « Le Newtonianisme pour les dames est traduit. Je ne sais si vous aurez la patience de le lire dans l’impertinente traduction de Castera. Je ne sais comment M. Algarotti s’en trouve. Il méritait bien, après avoir dédié son livre à l’ennemi de Newton, d’être traduit par un homme qui se déclare l’ennemi de Newton et le sien. » Voltaire reproche également à Algarotti la préface élogieuse consacrée à Fontenelle, anti-Newtonien notoire. Il n’apprécie pas non plus la parution de la traduction française la même année que celle de ses Elémens de la philosophie de Newton.
Première édition parue à Amsterdam chez Ledet ou Desbordes
Cet ouvrage parait à Leyde en 1738 sous le titre Elémens de la philosophie de Newton, mis à la portée de tout le monde. Il est dédié à Madame Du Châtelet, « Minerve de la France, immortelle Emilie ». Rejetant le dialogue badin, employé par Fontenelle et Algarotti, Voltaire introduit calculs et figures géométriques. L’ouvrage parait avant que Voltaire n’eut envoyé les derniers chapitres. L’éditeur hollandais, impatient, le fait achever par un mathématicien anonyme et ajoute au titre, sans l’avis de Voltaire: Mis à la portée de tout le monde, ce qui permet à ses détracteurs la plaisanterie de Mis à la porte de tout le monde… Dans une lettre du 14 mai 1738, Voltaire écrit : « Ce n’était pas même ainsi qu’était ce titre… , il y avait simplement : Elémens de la philosophie de Newton. Il faut être un vendeur d’orviétan pour y ajouter : mis à la portée de tout le monde, et un imbécile, pour penser que la philosophie de Newton puisse être à la portée de tout le monde. »
Dans les Mémoires de Trévoux d’août et septembre 1738 les pères jésuites notent: « À peine les nouveaux Elémens ont paru, qu’on les a vus dans les mains de tout Paris, et dans toutes sortes de mains. Le prix n’arrête personne. On les enlève. On se les arrache. Chacun veut au moins en lire un chapitre, en parcourir les titres, dévorer le livre des yeux » .
En 1738, mécontent de l’édition hollandaise, Voltaire publie en France une nouvelle édition à l’adresse de Londres. Il y met en tête des Eclaircissements, et ajoute un chapitre sur le flux et le reflux de l’océan.
Edition de 1738 corrigée par Voltaire.
Dans une lettre à Frédéric, Prince Royal de Prusse, Voltaire écrit : « L’édition de France, sous le nom de Londres, est un peu plus correcte. Les cartésiens crient comme des fous à qui on veut ôter les trésors imaginaires dont ils se repaissaient; ils se croient appauvris si la nature a des vides. Il semble qu’on les vole; il y en a qui se fâchent sérieusement. Pour moi, je me garderai bien de me fâcher de rien, tant que divus Federicus et diva Aemilia m’honoreront de leurs bontés. »
Par exemple on peut citer l’ouvrage de Banières paru dès 1739 : Examen et réfutation des Elémens de la philosophie de M .de Voltaire
Examen et réfutation des Elémens de la philosophie de M .de Voltaire
Une édition définitive des Elémens paraît en 1741. à l’adresse de Londres.
Edition de 1741.
En 1737, l’Académie des Sciences propose « La nature du feu, et sa propagation » pour sujet du prix de 1738. Ayant entendu parler du sujet du prix, Voltaire se met au travail. La Marquise du Châtelet voulant aussi concourir, travaille la nuit en cachette. Dans leurs mémoires la marquise du Châtelet et Voltaire, soutiennent l’existence corporelle et substantielle de la chaleur. Quoique n’ayant pas eu le prix, les deux essais, par « une jeune dame d’un haut rang » et « un de nos premiers poètes », furent publiées sur la recommandation de Réaumur. C’est le grand Euler qui est couronné.
Essai de Du Châtelet
Essai de Voltaire.
En 1740, la Marquise fait paraître un ouvrage destiné à son fils et intitulé Institutions de Physique : « Vous êtes, mon cher fils, dans cet age heureux où l’esprit commence à penser, et dans lequel le cœur n’a pas encore des passions assez vives pour le troubler. C’est peut-être le seul temps de votre vie que vous pourriez donner à l’étude de la nature ; bientôt les passions et les plaisirs de votre age emporteront tous vos moments et lorsque cette fougue de la jeunesse sera passée, et que vous aurez payé à l’ivresse du monde le tribut de votre age et de votre état, l’ambition s’emparera de votre âme ; et quand même dans cet age avancé et qui souvent n’en est pas plus mur, vous voudriez vous appliquer à l’étude des véritables sciences, votre esprit n’ayant plus alors cette flexibilité qui est le partage des beaux ans, il vous faudrait acheter par une étude pénible ce que vous pouvez apprendre aujourd’hui avec une extrême facilite. »
Institutions de physique.
Ces institutions ont donné lieu a de vives controverses dans les milieux scientifiques. La Marquise prend le parti de Leibniz, contre celui de l’Académie des Sciences, dans la grande dispute du moment sur l’expression de la « force » : mv ou mv2 . En 1744, dans sa Courte réponse aux longs discours d’un docteur allemand, Voltaire écrit : « Quant à la dispute sur la mesure de la force des corps en mouvement, il me paraît que ce n’est qu’une dispute de mots; et je suis fâché qu’il y en ait de telles en mathématiques. Que l’on exprime comme l’on voudra la force, par mv, ou par mv2, rien ne changera dans la mécanique: il faudra toujours la même quantité de chevaux pour tirer les fardeaux, la même charge de poudre pour les canons; et cette querelle est le scandale de la géométrie. »
La Marquise meurt en couches en 1749, avant la publication de son dernier ouvrage, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, première traduction française des Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton paru en 1687.
Cette traduction n’est publiée par Alexis Claude Clairaut qu’en 1759. Elle est suivie de commentaires tirés des œuvres de Clairaut et Bernoulli, et précédée d’une préface historique de Voltaire.
Principes mathématiques de la philosophie naturelle.
Pour la petite histoire, je possède deux exemplaires de cet ouvrage qui diffèrent en quelques points. Par exemple, dans l’avertissement, dans un exemplaire est écrit : page ii « Toutes ces recherches sont tirées pour la plupart ou des ouvrages de M. Clairaut, ou des cahiers qu’il donnait en forme de leçons à M. le Comte du Châtelet Lomont, fils de l’illustre Marquise ». page iii « M. le Monnier a suffisamment rempli cet objet dans ses élémens d’Astronomie, et ceux qui ne trouveraient pas une clarté suffisante dans le texte même du troisième livre des Principes de M.Newton, peuvent recourir à ses élémens comme à un excellent commentaire ».
Dans l’autre exemplaire : page ii « Toutes ces recherches sont tirées pour la plupart ou des ouvrages de M. Clairaut, ou des cahiers qu’il avait anciennement donnés en forme de leçons à Madame la Marquise du Chastellet ». page iii « M. l’Abbé de la Caille a parfaitement rempli cet objet dans ses Elémens d’Astronomie, où il a beaucoup simplifié les opérations par lesquelles M. Newton avait enseigné à déterminer les orbites des comètes ».
Epilogue : Voltaire, déçu de ne pas entrer à l’Académie des Sciences, écrit à M. d’Argental à la fin de 1741 : « La supériorité qu’une physique sèche et abstraite a usurpée sur les belles lettres commence à m’indigner. Nous avions, il y a cinquante ans de bien plus grands hommes en physique et en géométrie qu’aujourd’hui, et à peine parlait-on d’eux. Les choses ont bien changé. J’ai aimé la physique tant qu’elle n’a point voulu dominer sur la poésie ; à présent qu’elle écrase tous les arts, je ne veux plus la regarder que comme un tyran de mauvaise compagnie…On ne saurait parler physique un quart d’heure et s’entendre. On peut parler poésie, musique, histoire, littérature, tout au long du jour. » A partir de 1742 Voltaire abandonne complètement la physique pour des études historiques.
Quelques ouvrages cités.
Merci beaucoup Bernard! Très bel article!
H
Bonjour
L’errata débute par : » Préface de M. Côtes, p.XXXIV, … »
Amitiés d’un ancien de l’ENS Saint-Cloud ( Lyon).
Bernard
Bonjour Bernard,
merci pour tous ces renseignements.
La préface de Cotes est suivie d’un « avertissement sur les planches » et d’un errata. L’errata commence-t-il par « Preface de M. Côtes » ou par « Préface de M. Newton » ?
Cet ouvrage est effectivement connu pour avoir plusieurs états avec, entre autres, deux versions de l' »avertissement de l’éditeur ». Le caractère tardif de l’édition de cet ouvrage et surtout la présence de variantes posent encore des questions aux historiens des sciences et du livre. Voir les beaux articles de Cohen, arch. int. hist. sc., num. 21, p. 261, 1968 et Taton, arch. int. hist. sc., num. 22, 1969, p. 195. « Clairaut » et moi-même avons écrit deux petites études sur le sujet, dans l’ouvrage à paraître ce mois : « Émilie Du Châtelet, éclairages et documents nouveaux », études réunies par Ulla Kölving et Olivier Courcelle, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire.
Je pourrais vous envoyer une copie pdf à parution et j’aurais d’autres questions à vous poser, pourriez vous donc m’écrire à fchambat[at]ens-lyon.fr ?
Salutations,
Frederic
Pour Clairaut
Les deux exemplaires datent de 1759.
Le premier exemplaire ne possède pas la préface de Roger Cotes et présente quelques différences dans l’avertissement : page ii « Toutes ces recherches sont tirées pour la plupart ou des ouvrages de M. Clairaut, ou des cahiers qu’il donnait en forme de leçons à M. le Comte du Châtelet Lomont, fils de l’illustre Marquise ». page iii « M. le Monnier a suffisamment rempli cet objet dans ses élémens d’Astronomie, et ceux qui ne trouveraient pas une clarté suffisante dans le texte même du troisième livre des Principes de M. Newton, peuvent recourir à ses élémens comme à un excellent commentaire ». La collation est identique à celle du premier tirage de 1756. Selon René Taton, « la notion d’édition originale est délicate à à préciser car … l’édition définitive (1759) avait été précédée d’une édition préliminaire (1756) et du tirage de quelques exemplaires correspondant à des états intermédiaires, à la structure plus ou moins complexe ». Voir le catalogue de la librairie Brieux de février 2006 qui présente l’édition de 1756 (no 461) et le second tome de l’édition 1759 (no 367) anoté par Clairaut semblant prouver que les pages 117 à 154 du commentaire sont de la main de Clairaut. L’étude du manuscrit prouve que la marquise est bien l’auteur du commentaire, et non Clairaut qui en a annoté des passages et à qui elle a envoyé en septembre les épreuves corrigées.
Le secon exemplaire constitue le tirage définitif avec la préface de Coste. L’avertissement est légèrement différent de celui de l’exemplaire précédent : page ii « Toutes ces recherches sont tirées pour la plupart ou des ouvrages de M. Clairaut, ou des cahiers qu’il avait anciennement donnés en forme de leçons à Madame la Marquise du Chastellet ». page iii « M. l’Abbé de la Caille a parfaitement rempli cet objet dans ses Elémens d’Astronomie, où il a beaucoup simplifié les opérations par lesquelles M. Newton avait enseigné à déterminer les orbites des comètes ». Pour une étude des différents tirages de cet ouvrage, lire dans la revue d’histoire des sciences, tome 23, n°2 les pages 175 et suivantes.
Amiticalement
Bernard
Très bel article qui fait regretter de n’avoir pas suffisamment persévéré sur la piste physicienne.
Amitiés, Bertrand
Très intéressant billet, bravo. Je serais curieux de savoir si les exemplaires des Principes mathématiques de la philosophie naturelle que Bernard mentionne sont tous les deux de 1759, ou si l’un est daté de 1756.