Un conte de Noël pour bibliophiles, ou plutôt un conte de Nono: dessins de Rimbaud, Nono, experts et jeunes dentelles… Première partie.

Amis Bibliophiles bonjour,

Nono, c’était comme l’Etna. Mais un Etna plus marqué par les embruns de la vie que les rochers de l’océan par les tempêtes d’équinoxe. Un Etna toujours fulminant, qu’on vous aurait basculé à la verticale; du rouge, du noir et une broussaille de gris. Le tout raviné, bosselé et sans âge.

Faut vous dire cependant, qu’entre deux fumerolles, coulait une source toujours vive, alimentée directement à la grande nappe phréatique des greniers de France. A la surprise, il vous sortait l’improbable, cet inattendu qui vous faisait l’embrasser à bouche-que-veux-tu, le rincer pour mille ans et louer son nom jusqu’à la fin des temps.
Il avait commencé dans la brocante, s’y était aiguisé le blair. Mais s’il en gardait des restes, il y avait beau temps qu’il s’était mis au bouquin. Dans le vieux papier plus exactement.
Faut vous dire encore que le Nono, il se faisait honneur d’avoir des lettres. Des délicatesses qu’il appelait ça. À ce moment de notre fréquentation ses douceurs littéraires allaient à Rimbaud ou Verlaine, c’était selon.

Avec Rimbaud, l’affaire s’était plutôt mal engagée.
Il m’avait convoqué sur l’un de ses déballages pour une chansonnette d’écolier ponctuée de quelques crobars dans les marges.
Et pour l’édification du quidam, on joignait les articles d’une expo à Charleville, Ardennes. Comme quoi l’Arthur, il avait commencé tout minot à gribouiller du Clairefontaine et quand, évoquant l’entrecuisse à peine entrevue de votre prof d’Anglais, vous exploriez encore vos caleçons; Rimbaud, 7 ans sonnés, titillait déjà sa muse et occupait sa dextre à versifier.
Et Nono de me démontrer à quel point ça ressemblait, que fallait avoir de la fiente dans les hublots pour ne pas voir les concordances.

– Oui, môsieur, les con-cor-dances…
Et s’il me fallait des lunettes, il en avait tout un lot, à peine d’avant-guerre… je n’avais qu’à choisir.
D’ailleurs s’il avait été signé, personne ne se poserait la question; mais encore, qu’il soit pas signé, c’était un signe en soi, le signe que c’était pas un faux et si les poètes maudits se mettaient à signer, ils seraient plus maudits du tout…
Ou alors de koi-t-esse dont on cause ?
– T’es con ou quoi ? Si tu signes, c’est pour être reconnu… Si t’es reconnu, c’est que t’es pas maudit.
– C’est incontournable…
– De quoi ?
– Rien…
– J’préfère.

Premiers dessins connus Rimbaud. Ensemble de sept dessins, sous le titre « Plaisirs du jeune âge », dont six ont été réalisés par Arthur Rimbaud à la plume et un au crayon en 1865 alors qu’il avait 10 ans. (Sotheby’s)

Moi je la sentais pas trop sa gribouille, mais de là à lui expliquer pourquoi.
Bien sûr il aurait fallu comparer les écritures, et certainement pas avec les photocopies fournies avec l’objet du délit.

A part ça, les petits Mickey me paraissaient trop besogneux et soupçonnables d’avoir été dessinés d’après une autre main. Le papier certes était douteux, mais qu’est-ce que j’y connaissais en cahiers d’écolier face à un Nono qui en vendait par pelletées ?
L’encre certainement, point trop bleue, ni violine et certainement bien noire. En tout cas impropre à se délayer en festons céruléens sur les joues et les mimines de nos studieux bambins.

Les tracés aussi me paraissaient suspects, certains anguleux d’autres tout en rondeurs, comme je ne sais quoi… du moins si j’écartais l’usage d’un feutre contemporain… un calame peut-être… un tampon à encrer sait-on jamais… éventuellement une sorte de spatule cannelée…
J’ai toujours pensé qu’un expert qui cogitait tout haut était un crétin.
– Justement, mon couillon, justement… C’est comme ça qu’on les reconnait les poètes. Tu savais pas ? Jamais de Sergent-Major, ni de plume d’oie avant l’âge de sept ans. Toujours à la spatule; comme les sirènes.
– Les sirènes ?
– Ben oui, sauf qu’elles sont palmées. Les poètes eux, ils sont spatulés. Jusqu’à sept ans, l’âge légal. Après ils font ce qu’ils veulent, poètes maudits ou poètes tout court et aussi pas poètes du tout…
– Je savais pas.
– Ben, tu vois…
Malgré tout et malgré les certitudes du Nono, il restait tout un tas de petites choses, peu probantes les unes isolées des autres mais qui, mises bout-à-bout, n’auguraient rien de bon.
Cependant il restait l’ombre du doute.
J’allais pas trancher au cul du camion, avec ma seule lampe de poche. Il me fallait plus de lumière, celle du jour et celle d’un avis plus autorisé. Ne serait-ce que pour ne pas le vexer.

Aussi suggérais-je que l’on me confiât le document, « pour étude », comme il se dit dans la profession. Ça lui plaisait pas trop au Nono, le « pour étude ». Les trucs d’expert c’était pas son truc à lui.

L’aurait préféré une gentille plaque, 10000 tout rond, l’en avait bien besoin par ces temps. Et sans vexer personne, d’ailleurs que je le prenne pas pour moi, des gaziers avec plein de science et pas un rond, il en avait plusieurs douzaines tout autour de la ceinture, pire que des morpions.

Il voulait pas dire que ça sentait l’embrouille, mais y’avait comme une flatulence. L’était pas rassuré.
Non qu’il pensa que je puisse lui en faire, des embrouilles; mais les commissaires-priseurs, c’était jamais bon, ces fumiers.
Qu’il en connaissait quarante, tous plus voleurs les uns que les autres… S’en mettaient tellement plein les poches à taper du marteau que ça en aurait dégoutté le crucifié.

Et puis fallait causer finances. 10000 c’était un prix d’ami. C’est à dire en cash et tout de suite. Parce que 10000 de nos jours, c’est pour pas grand’chose, sinon presque rien et qu’en parlant d’amitié, il venait tout juste de le rentrer. Que j’en avais comme qui dirait la primeur; c’est ainsi les amis, les vrais. Que nonobstant (mot qu’il appréciait fort) la sympathie qu’il me portait, l’avait fallu payer, et le camion, et le chauffeur, et l’essence, et la manutention… Alors fallait une réserve de 15000 minimum, mieux 18000. Tiens 20000, c’était encore mieux. Sinon l’était perdant. Parce que frais vendeur et acheteur additionnés, ça faisait plus de quarante-cinq-et-tant de pour-cent et qu’à ce compte, s’il le mettait en dépôt-vente sur la RN10, il serait plus gagnant.
Aussi, fallait payer à trente-et-cinq jours, comme c’était écrit sur le mandat de vente. Ni plus et de préférence moins. Que le Nono c’était pas un banquier, déjà que c’était un chèque et en plus à son nom. Rien à mettre à gauche. Que c’en était déprimant, même pour un bonhomme amateur de viandes rouges et de vins de même couleur.

Et y’avait pas intérêt à ce que le lot se perde, qu’on lui avait déjà fait le coup et pas qu’une fois. Que de toute manière, c’était à moi qu’il le confiait, à personne d’autre, qu’il voulait rien savoir de qui-que-ce-soit, j’ai-bien-dit-personne. Que sinon, il flairait l’arnaque, que c’en était plus un fumet mais que ça dégageait carrément l’œuf pourri. Et ainsi de suite, un tour d’horloge durant.

Nono, j’aimais pas trop le contrarier. Je vous ai dit sa trogne, mais il parait utile de préciser les circonstances qui la marquèrent de tant de cratères qu’on s’attendait à trouver la lune plutôt qu’une face humaine par en-dessous.
Enfant, il s’en était pris des coups.

Du ceinturon à la tatane, il avait goûté de tout à l’ordinaire familial. Sa mère l’avait nourri de taloches, son père de mandales. Ses grands frères, alimentés au même naturel, ne perdirent jamais une occasion de partager leur casse-croûte et jusqu’à sa petite sœur qui associa tout le temps de ses dents de lait, le sommet de son crâne et la louche du souper.

Ces bosses, si précoces, émurent le voisinage; à moins que ce ne fut la nuisance de ses hurlements, peut-être poussés trop haut dans les décibels. Dûment saisie, l’assistance publique prit en charge son éducation. Des internats de la république, il se rappelait les savons de Marseille noués dans des serviettes qui vous ouvraient le crâne plus surement qu’un démonte-pneu. Et quand Marseille ne lui suffit plus, il fugua pour la capitale.

Découvrant un à un les quartiers de Paris, il n’eut de cesse de parfaire son éducation. S’instruisant l’esprit de foyers en squats et de squats en bancs de square, il passa des goumis de Barbès aux nunchaks du treizième. Arrivé aux Halles, il voulut s’initier aux nerfs-de-bœufs des Louchébems; mais les Halles étaient déjà parties à Rungis et des MacDo s’ouvraient au coin de chaque rue. Alors il adopta la batte américaine, plus conforme, disait-il, à sa nature profonde que les Laguioles des bougnats. Philosophie qu’il conserva quand les kebabs remplacèrent les cheeseburgers dans les arrondissements périphériques.

Adulte devenu, l’armée le réclama pour le recracher illico comme un perce-oreille de la pêche que l’on mâche.
Libéré de toute obligation citoyenne hors l’impôt, il s’employa dans divers corps de métier, maniant avec une adresse égale la barre à mine et le manche de pioche. Naturellement, il voulut s’élever dans l’échelle sociale, échanger en quelque sorte la béquille bréneuse contre le club de golf. Mais la société se ferma comme une huître; lui apprit à reconnaître la force publique, gardien-de-la-paix ou police-secours, à l’usage d’un bâton blanc plutôt que d’une matraque. A signaler qu’il garda de cette période, l’usage de se rafraîchir les aisselles au gaz lacrymo.

Un jour il se fixa, à Clignancourt ou il était venu étudier les crochets des biffins. Pour une fois, il s’intéressa moins à l’instrument lui-même qu’à sa destination première. Ce fut une révélation fulgurante, digne de Saint-Paul de Tarse, hormis le fait que Nono ne disposât à ce moment d’aucun cheval duquel choir. D’ailleurs je crois que ce fut dans une benne d’encombrants qu’il se convertit. Il y trouva une robe de poupée ancienne, toute cousue en tréfilerie de fils d’or et d’argent, qu’il négocia à un broc pour l’équivalent de trois RSA, le RSA étant encore son unité de compte principale à ce moment-là.

On s’était entrevus sur des foires à la brocante genre Vincennes ou boulevard du Maine et je le retrouvais deux fois par an à Champerret.
Y’avait un truc qui traînait entre nous, comme un risque d’apocalypse nucléaire.
Je lui aurais, et ceci est un conditionnel, piqué sa place à Austerlitz; une fois, un week-end de printemps.
Mais s’il était honnête, pour le moins au moins autant que moi, Nono aurait pu reconnaître que les organisateurs lui avaient offert une royale. Face à l’entrée, juste à côté du vestiaire. Organisateurs d’une bénévolence quasi-surnaturelle puisqu’au dernier salon, celui d’automne, il avait démonté la moitié de leur bureau, arguant qu’avec des prix pareils il était pas près de rentrer dans son pognon.
Malheureusement sa royale à lui, c’était devant les chiottes et pas ailleurs. Place que j’avais d’autant plus usurpée qu’il avait toujours déballé là, que c’était la sienne et ce, toujours à ses dires, depuis bien plus avant que mon paternel s’emboîte dans ma maman. J’avoue qu’il n’avait pas forcément tort.

En hiver, le vestiaire, ça aurait pu marcher. Mais au mitan de mai, les chemises fleuries avaient remplacé les manteaux et les bonnets. De plus, la chaleur s’installant, les buvettes débordaient sur les stands et par une sorte de circuit naturel, il y avait foule devant les goguenots. D’autant que le marché se ressentait déjà du vieillissement de sa clientèle et de la perte d’élasticité tant des bourses que des vessies parisiennes.
Entre le cagnard et le populo du dimanche qui, à peine payé son ticket d’entrée, renversait son stand pour se ruer lansquiner, le Nono, ça l’avait aigri à mon égard.

Aux heures apéritives, il clamait avoir pas du tout fait son chiffre et, CQFD, loupé son salon. Clameur qui s’augmentait à mesure que son verre se vidait et qu’il s’enrageait tout seul. Comme quoi un expert qui joue au marchand, c’est pas honnête. Que faudrait savoir si c’est de la carne ou du poisson, sinon y’ a pas de justice. Que je devais pas valoir un pet comme expert si j’en étais à tondre la misère sur le dos des honnêtes commerçants.
De mon côté, et je n’aurais peut-être pas dû m’en vanter, j’avais plutôt gazouillé. Pas la fortune, mais de quoi calmer le banquier.

Bref, fallait que je rattrape, et ma trop grande gueule, et sa trop médiocre recette. Déjà, en suivant le cours de sa pensée, que je l’abreuve. Parce que la vilenie humaine, ça lui desséchait le gosier, irritait ses boyaux et tout ça c’était pas bon pour ses ulcères. Que fallait pas pousser, ni lui manquer, surtout en ces périodes d’aigreurs financières.

On suggérait par ailleurs que je pouvais me montrer acheteur, c’est la moindre des choses du moins entre personnes civilisées. Que je redistribue en quelque sorte, ce trop-plein de maille qui ne m’appartenait pas tout à fait. Que je le devais à une clientèle longuement et laborieusement fidélisée. Que quand les gens ils ne te voient plus une fois, une seule, ils t’oublient celle d’après et que la fois suivante, ils savent même plus que tu existes. Et d’ailleurs, y en a bien qui avaient dû le chercher…

– On a demandé après moi ?
– Mais oui, Nono… Je te les ai envoyés.
– Ah bon, et qui ?
– Ben, tes clients. Je leur montré ton stand; même que je t’en ai emmené deux par la main, si tu te rappelles.
– Y’avait un type qui devait m’apporter des dessins de mode, je raconte pas de conneries. J’ai pas vu le bout de sa queue.
– Va sur mon stand, tu verras pas le bout d’un dessin de mode.
– Et un bon, un très, très, bon client… un toubib qui cherche des Jules Verne, ça te dit rien ???
– Je vois pas… Tu sais, les Jules Verne ça m’intéresse moyen.
– Ah oui… et pourquoi il était déjà ratissé quand il est passé chez moi ? C’est quand même pas moi qui lui ait collé les Aventures du capitaine Hatteras en cartonnage personnalisé… Je m’en serais aperçu tout de même !

Là non plus, il n’avait pas tout à fait tort. Il me fallait donc lui faire ma cour, le verbe discret et la tournée extravagante, chaque soir de chaque salon, sans compter la mangeaille du midi et le coup de blanc du matin.

Les choses s’arrangèrent, dans l’enfer des pavés, ceux de Lille, vers la cinquième heure ante meridiem d’un vendredi de grande braderie. Non pas que cette histoire ne me fut jamais remémorée, mais nous devînmes frères d’armes ou quelque chose d’approchant.

Eu égard à ce passé héroïque et commun et sans parler de la persévérance du Nono à rechercher la chute de ses histoires dans l’exubérance de ses biscotos, il n’était pas question de contrarier cet ami cher.

Mais hélas, mille fois hélas, son gribouillis rimbaldien, je l’avais paumé.

Comme ça, d’entrée.

Je n’en gardais même pas un souvenir certain, si ce n’est la certitude que j’étais bien reparti avec et que j’aurais censément dû le mettre, sinon au coffre puisqu’on n’en retrouvait pas la clé, du moins en sécurité. C’est à dire hors de portée de ce que je fume, bois et mange lorsqu’il m’arrive de tripoter un feuillet enluminé ou autre curiosité patrimoniale.
J’avais tout retourné, des étagères aux cartons à dessin. Rien à faire, disparu corps et bien. J’avais dû inventer une très haute spécialiste qui l’examinait de l’Everest de sa sapience. Mais il fallait compter au moins trois mois avant que ses conclusions ne vienne irriguer les alpages de notre connaissance. De trois mois on était passé à six, puis de six à neuf et l’année pleine s’annonçait, sans que je puisse me dépêtrer de cette affaire.

Et puis un jour, miracle ! L’Arthur réapparut.

Et croyez-bien que le petit sourire entendu qu’affiche Célia quand j’évoque cet incident est à mettre sur le compte d’une désastreuse espièglerie juvénile, récurrente chez les stagiaires dont j’écope et absolument incompatible avec les responsabilités qu’elles se souhaitent dans le petit monde de la conservation du patrimoine.

Comme quoi je lui aurais confié le document en question « pour étude »; ce qui m’étonnerait grandement parce-que le « pour étude », j’aime pas trop qu’on me fasse le coup… Alors me le faire à moi-même, c’est comme qui dirait se marcher sur la tête ; faut de la souplesse… bref.

Comme quoi aussi, elle m’avait répondu par un mail et en prime un post-it.

– Alors moi, j’ai rien reçu. Vous avez dû l’oublier en brouillon. Quant au post-it je vous ai cent fois répété que ça ne tient pas. Surtout avec la poussière qu’on se coltine.
– Il m’avait pourtant semblé l’inverse quand il a fallu décoller ceux que vous aviez apposés sur le testament de Louis XIV. Encore heureux qu’il ne s’agissait que de la énième copie secrétaire.

Si l’incapacité de Célia à faire table rase du passé est un symptôme de sa personnalité irrationnelle et tourmentée, son petit côté Harry Potter en est un autre. Donc elle me rejoua le coup du lapin et du chapeau.

De dessous mon bureau, elle fit apparaître une chemise porteuse d’un billet jaune fluo et de ma propre messagerie, un autre billet, celui-ci électronique, m’annonçant que c’était pas bon du tout, que même un enfant ne s’y serait pas laissé prendre et en d’autres termes, qu’il fallait être un parfait crétin pour imaginer que Rimbaud ait trempé, de sa plume, là-dedans.

– Enfin, Célia, le doute… l’ombre du doute… la remise en question perpétuelle de ce que nous savons, de ce que nous croyons parce que, justement, nous ne pouvons jamais prétendre à la certitude. Ce doute, magique, merveilleux et sublime doute, cette constante interrogation qui nous fait progresser. Ce trébuchement infini vers l’avant, vers plus de connaissance…
Je ne me rappelais plus ou j’avais lu ce couplet, peut-être dans une interview de Karl Lagerfeld sur sa nouvelle librairie, mais il faisait toujours son petit effet. Sauf chez Célia, bien évidement.
– Pardon, maître, mais vous êtes-vous penché sur les photocopies en annexe ?
– Alors voyez-vous, jeune stagiaire, le propriétaire l’a fait pour moi, devant moi, en long, en large et en travers.
– Vous rappelez-vous qu’il s’agit d’une expo à Charleville-Mézières ?
J’attendais la suite. Une fois elle m’avait traîné à Vézelay pour reconnaître le modèle d’une enluminure dans les voussures de Sainte-Marie-Madeleine. Si elle croyait que j’allais me fendre de deux allers-retours en TER pour étayer ses supputations, elle se trompait d’adresse.
– Et alors ?
– Alors si vous aviez traversé la rue en sortant de ce bureau et contourné sur une dizaine de mètres le bâtiment qui nous fait face, vous auriez pu accéder aux salles de lecture et vous faire communiquer un exemplaire de ce catalogue. Vous vous seriez alors aperçu que votre document n’est que la copie maladroite de la page 17 du catalogue en question.
– Une pompe, j’en étais sûr !
– Une pompe pas vraiment. En tout cas sans volonté d’induire autrui en erreur. Plutôt une gentille reproduction, de la main d’un afficionados peut-être enthousiaste mais pour le coup bien maladroit. J’ajouterai que toute la production de Rimbaud pour cette période est largement connue et référencée et que ce catalogue n’est que la reprise partielle de celui de l’expo du centenaire, établi par Suzanne Briet pour le compte de la Bibliothèque Nationale (Suzanne BRIET. Arthur Rimbaud, catalogue de l’exposition du centenaire de sa naissance. Paris, BNF, 1954…. et Arthur Rimbaud. Les Poètes de sept ans, 26 mai 1871 in lettre à Paul Demeny, 10 juin 1871).
A la manière dont Célia prononçait ce nom, je reconnus tout de suite le respect quasi épidermique qu’elle témoignait à certaines personnes; toutes de sexe féminin et plus avancées qu’elle dans la grande course de l’évolution patrimoniale.
– Voila Célia, je savais que je pouvais compter sur vous. C’est elle qui nous faut !
– Qui ça ? Suzanne Briet ? Vous n’y pensez pas.
– Absolument que si, j’y pense !
– Voyez-vous, le centenaire c’était en 1954. Je peux éventuellement trouver quelqu’un qui vous bricolera quelque chose pour le bicentenaire mais pas avant quelques années.

A ce point du récit, permettez-moi d’ouvrir une parenthèse et vous prier de noter à l’inverse de la déférence évoquée plus haut, l’outrecuidance que je subis au jour le jour; propre certainement aux stagiaires en pénultième année de thèse qui consacrent leurs vacances à remplacer des conservateurs de musées provinciaux plutôt que d’aller se dorer la pilule à Paris-Plage. Et pour aller plus loin, veuillez relever l’extrême modicité des émoluments qui leur sont reversés pour ces vacations. A cette aune, je vous laisse seul juge de l’utilité que représente ce genre de personnage pour la république en général et la conservation du patrimoine en particulier.

Pour en revenir à nos moutons, j’avais besoin d’arguments à opposer au Nono; arguments qui puissent justifier une si longue immobilisation de son bien.

Une Suzanne Briet m’aurait convenu à merveille. J’aurais pu botter en touche. Lui couper la chique avant qu’elle ne s’esclaffe et ne lâche que même un enfant ne s’y serait pas laissé prendre, et cætera… Au passage tellement l’embrouiller qu’il ne resterait plus qu’à se tourner vers le Nono et d’une moue désolée ou d’un regard attristé, exprimer discrètement qu’il n’y avait rien à comprendre et qu’il ne fallait pas s’étonner d’avoir attendu une année entière pour se retrouver si peu avancé.

Et par exemple, la bouche en cœur et le mollet rond…
– N’y aurait-il pas une possibilité que Rimbaud lors de son séjour à Douai en 1870 ait retrouvé les cahiers de son enfance, peut-être pour les céder à Georges Izambard et pourquoi pas, à Paul Demeny, ce qui ferait un huitième poème à ajouter au recueil du même nom ? Quant au fait qu’il les ait retrouvés et conservés par devers lui, est-ce que sa dernière photo connue devant l’Hôtel de l’Univers à Aden ne pourrait être considéré comme un indice encourageant ? N’est-il pas reconnu qu’il tient à la main une sorte de cahier d’écolier ?
Je savais pertinemment qu’avec un discours pareil, je mettais n’importe quel conservateur à ma pogne. Aussi surement que le saumon entre les pattes de l’ours. Je n’en ai jamais rencontré (je parle de conservateurs et non de plantigrades) de quelque département que ce soit, capable de résister à ce genre de piège.
Qu’on s’explique.
D’abord vous placez quelques appâts. Un lieu, une date, des noms. Et si vous êtes comme moi, incapable de vous rappeler si c’est bien par dépit amoureux que Rimbaud s’est tranché l’oreille pour l’expédier à Verlaine, il y a Wikipédia. Seriez les dates, visez les titres en gras, notez les noms qui pointent vers des liens et aspirez en moins de temps qu’il ne faut pour le dire un vernis de savoir, que vous vous dépêcherez d’oublier une fois qu’il vous aura servi.
Par réflexe naturel, le conservateur fera une sorte de récolement de vos dires. Si tout concorde, date, lieux et noms cités, il vous prêtera l’oreille ou plus exactement il vous laissera s’immiscer dans la sphère de ses perceptions. Armez votre premier coup « un huitième cahier« , dégagez le ressort du second « la photo à Aden » et tendez celui du troisième « n’est-il pas reconnu« .
Reprenons.

Photo de Rimbaud à Aden. De gauche à droite: Georges Révoil, Henri Lucereau, Maurice Riès, Georges Bidault de Glatigné, Jules Suel, Rimbaud, Emilie Bidault de Glatigné. Photo découverte en 2008 par les libraires Jacques Desse et Alban Caussé.

Dans un premier mouvement le conservateur s’enferre sur l’idée qu’un quidam, moi en l’occurrence, puisse remettre en cause son arpentage systématique d’un sujet auquel il s’est voué corps et âme; peut-être précocement, sous une république ou un siècle différent. Vient le second piège, tout aussi cruel. Sachant que le crédit annuel de l’un de ses proches voisins, le conservateur de la bibliothèque de la Comédie Française, est passé de 5000 à 3000 €, imaginez comme ses entrailles peuvent se nouer quand vous donnez une valeur probante à un élément reconnu par le seul marché. Mais non, ne cherchez pas à imaginer, vous risqueriez de vous apitoyer. D’autant que ce n’est pas fini, il reste le coup de grâce : « n’est-il pas reconnu » et peu importe que Rimbaud tienne une pelle à tarte ou un cahier à carreaux, à ce stade le grand néant que représente ce « il » anonyme l’aura déjà achevé.
Tel le saumon argenté posé sur les ronds bagels délicatement préparés par maman ourse, le conservateur ouvre et referme sa bouche, trépigne de la glotte, gigote des maxillaires et se retrouve pour ainsi dire sans voix. Généralement il sort en claquant le porte, Célia se met à pleurer et Nono à ricaner. Enfin, ceci dans un monde meilleur puisque de Suzanne Briet, il n’y a point.

Cependant l’argument d’une analyse hautement technique était la solution. Un examen long et laborieux justifiant une si longue immobilisation. L’encre par exemple…
– Mais enfin, Célia, l’encre ! Elle est datable l’encre, non ?
– Bien sûr. Il y a des procédés pour cela. Des composants qui apparaissent pas avant et plus après, selon la date envisagée. L’aniline par exemple…
– Ah, voilà ! L’analine, j’en étais certain. Tout est une question d’inaline quand il s’agit d’encre.
– Aniline, maître, aniline avec un seul « a » et deux « i »… Mais, je ne vois pas comment faire. En tout cas pas sans rien débourser.
– Vous ne connaissez donc pas un spécialiste ?
– Gratos comme vous dîtes ? Non, je n’en connais pas.
Essayez de discuter avec la jeunesse d’aujourd’hui, vous verrez comment vous serez payé.
– Une amie à vous, à la Richelieu. Qui la demanderait à notre place ? Vous connaissez tout le monde dans cette bibliothéque.
– Alors concernant mes amies et pour l’usage que vous en faites, c’est Niet définitivement.
Je pensais ne pas avoir à revenir sur ce point en particulier…

C’est vrai que j’avais vécu quelques moments pénibles qui, vus sous un certain angle, donnaient prise à des interprétations sujettes à caution et il peut paraître sinon vrai, du moins probable, que je n’aurais pas dû me compromettre dans certaines situations.
Quant au sujet évoqué en particulier, je suppose qu’il s’agit de l’une de ses fameuses amies qu’elle m’avait présentée au hasard d’une rencontre à une terrasse.
Que cette terrasse soit celle de son quartier général, sis rive-gauche, et non du mien sis rive-droite, ne change rien à l’affaire. Et si le hasard a voulu que je la croise auparavant en compagnie de ladite amie, que tout à fait innocemment et superficiellement je m’enquiers de cette personne, qu’enfin je les retrouve à la terrasse sus-citée où mes distraites déambulations m’avaient amené…
Et bien je veux dire que si je dois définir le hasard, cette succession d’événements fortuits en est un bon exemple. Quant à la question de savoir si le hasard fait bien les choses, comme il se dit communément, les événements qui s’ensuivirent auraient pu en être une autre illustration, s’il n’avait été question de primeurs et de fruits de saison.

Célia nous avait laissé.
A cette époque, elle faisait du bénévolat un soir sur deux. Elle participait à la tentative de sauvetage de ce qu’il restait des trésors nationaux après leur transfert à François Mitterrand. Si l’architecte avait voulu évoquer la forme de quatre livres ouverts dans une architecture de verre, il avait oublié l’effet de serre. On avait bien essayé de minimiser les pertes en dressant de panneaux de contreplaqué devant chaque ouverture. Mais cela avait attiré des bandes de manouches, certains descendus du Nord lointain, qui croyant reconnaître une forme de construction habituelle chez certains des leurs, ne manquaient que les bâches en plastique; voulurent s’inviter pour quelques nuitées. Quand on s’était aperçu que la moitié des vélins se racornissait sous la chaleur et que l’autre moitié voyait le plomb et l’arsenic de ses enluminures comburer par réaction chimique, on avait baissé la température tout en essayant de maintenir l’hygrométrie. C’est pour cette raison que tous les jours impairs, Célia dotée d’une demi-veste et de gants en mouton retourné errait de désastre en désastre et la goutte au nez.

L’amie s’appelait Olga et sa plastique comme sa carnation s’accordaient à son prénom. Elle naviguait, Erasmus aidant, entre les basses-fosses du Louvre et celles de l’Ermitage, pour boucler une thèse qui, je le suppose, devait s’intituler « La figure du cosaque zaporogue dans la peinture préromantique russe occidentale » ou quelque chose d’approchant.

S’il parait juste de me reprocher d’avoir entrepris cette jeune fille sur la fraise de ses tétons, je tiens à affirmer que c’est sans esprit aucun de provocation que je comparais la forme en pomme des seins d’Olga à celle plutôt poirée de ceux de Célia. Croyez bien que je ne pensais pas me montrer vexant avec cette innocente juxtaposition. Et croyez aussi que je ne me suis mis à chanter « Salade de fruit jolie, jolie… » que parce qu’il ne me venait rien d’autre à l’esprit pour détendre L’atmosphère.
Soyez encore assuré que, même si je chante faux, je ne pensais faire pleurer personne et encore moins perturber le parcours universitaire d’une jeune européenne soucieuse de se perfectionner en toute chose.
Et permettez-moi d’ajouter qu’il n’est pire situation que de se retrouver devant deux consommations à une terrasse alors que la destinataire de l’une d’entre elles, vient de quitter précipitamment votre table en cachant ses larmes. Cela n’incite pas vos voisins à vous complimenter sur le beau soleil de la journée.

Quant à Célia, elle fut longtemps hurlante de rage. Non pas que l’idée de me voir black-listé par toutes ses petites amies de la conservation du patrimoine lui soit outre-mesure désagréable, mais le fait d’avoir établi une comparaison et peu importe l’exemple choisi, pomme, poire ou potiron, laissait entendre que je les avais vus.
– J’ai jamais dit ça.
– Peut-être, mais c’est sous-entendu.
– Mais non, c’était une supputation.
– Alors, cher monsieur mon maître de stage, vous voudrez bien avoir la politesse de ne jamais, au grand jamais, m’introduire sous quelque forme que ce soit, supputée, supposée ou sous-entendue dans vos coucheries. Et d’une ! Et de deux, vous aller courir expliquer à Olga que vous n’avez jamais couché avec moi, ni moi avec vous. Au passage vous lui expliquerez le sens de l’expression « gros connard ».

Il est des mots qui ne devraient jamais franchir les lèvres d’une jouvencelle. Bien sûr je m’abstins charitablement de répondre, comprenant que mon apprentie conservatrice souffrait de troubles comportementaux certainement aggravés par son état de femme et de stagiaire tout à la fois. J’ai toujours pris soin de mes gens.

A défaut de pouvoir les payer suivant mes promesses, ceci en raison en raison de la pingrerie génétique des études qui m’emploient, je les promotionne d’abondance. Ainsi pour un livre d’heure auquel elle ne comprenait que couic, j’ai élevé Célia au rang d’agent du service recherche et documentation; le SDECE, quoi.

Et juste derrière Bibi expert, qui trouvait-on au catalogue, presque à même hauteur que les spécialistes et bien avant le photographe ? Célia en Mata-Hari du gothique international.
Pour parfaire ce tableau, il ne faudrait pas passer sous silence les tickets-restaurant soustraits nuitamment des tiroirs du comptable, ni les rapports de stage rédigés à l’encre dithyrambique.
Vous conviendrez alors, que la trop-gâtée doctorante n’avait aucune raison de se plaindre de mes traitements et que je n’étais en rien responsable de ses dérèglements.
C’est donc sans me poser plus de questions sur son devenir mental, et je tiens à le signaler, au risque du mien, que j’eu recours à elle.

– Célia, ce n’est pas possible. J’ai besoin de vous.
– Alors ce qui n’est pas possible, c’est que vous ayez besoin de moi. J’ai un travail à rendre qui me bloque tout le week-end et je suis charrette pour les six semaines à venir.
– Je ne vous demande pas grand’chose, à peine une heure de votre temps. Je ne peux rendre comme ça le pseudo-Rimbaud à son propriétaire. En tout cas pas tout seul. Il me faut un alibi.
– Et pourquoi donc ?
– Vous ne connaissez pas l’homme, c’est une bête.
– Je croyais que vous fréquentiez le premier ministre ?
– Lequel ? Je les connais tous.
– Le nouveau, celui qui est grand et beau et qui fait de la boxe.
– Edouard ? Quel rapport ?
– N »avez-vous pas raconté à Olga que vous fréquentiez le même club ? Que vous l’aviez dérouillé, le mot est bien de vous, et que depuis vous étiez copains comme cochon, expression qui vous appartient tout autant.
– Je lui aurais raconté ça ?
– Je dirais – au moins – tout ça.
– Célia, je vous parle de mon intégrité physique.
– Mais justement.
– Justement quoi ?
– J’aurais pensé qu’un homme paré de toute les vertus viriles, à tu-et-à-toi avec les plus hautes sphères de l’état et pratiquant le Noble-Art pugilistique avec brio, ne devrait pas avoir besoin du concours d’une jeune étudiante toute aussi frêle que désargentée.
Avec Célia, l’argent n’est jamais loin. Je ne sais pas si elle joue aux courses, si elle se drogue ou si elle multiplie les amants mais si je dois me justifier d’un « Avertissement au lecteur », alors le voici : Sois prévenu, Ô lecteur averti, que Baal-Mammon a depuis longtemps posé la main sur elle.
– Célia, c’est à côté de chez vous, à Max Dormoy.
– C’est à l’autre bout de la ville.
– Justement, je vous paye le taxi, aller et retour. En une heure c’est bouclé et vous serez de retour chez vous.
– Et qu’est-ce que vous attendez de moi ?
– Vous parlerez à ma place et surtout pas un mot sur vos catalogues d’expo. Vous direz que vous étiez intriguée, qu’il vous a fallu pousser plus loin vos analyses, qu’elles ont été longues et auraient pu être couteuses, etc, etc… J’ai besoin qu’il m’oublie dans cette histoire.
– Et sinon ?
– Et sinon, il m’en reparlera à chaque fois qu’il me verra. Ça fera du tort à ma réputation. De plus il ne me confiera plus jamais rien.
– Votre réputation ? Mais qu’entendez-vous par là ?
– Céliaaaa !!!
– Et ce serait pour quand ?
– Disons la semaine prochaine, le jour que vous voulez.

A suivre…

Ugo

3 Commentaires

  1. J’attends avec impatience la suite des aventures de ces dessins qui finalement ont peut-être été captés par une SVV prestigieuse mais je ne suis pas sûre que l’expert aurait eu le talent du narrateur !

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