LA BIBLIOTHEQUE OCCULTE DE STANISLAS DE GUAITA – 2ème partie: Distinguo des deux bibliothèques

Amis Bibliophiles bonjour, Stanislas de Guaita possédait deux bibliothèques bien distinctes. Une partie des livres était entreposée avenue Trudaine, et l’autre partie au château d’Alteville. Jusqu’à présent, la seule possibilité dont nous disposions pour connaître le nombre d’ouvrages que contenaient l’une et l’autre bibliothèque était de réunir la totalité de la collection Guaita ; entreprise vouée d’avance à l’échec. 
Tentons tout de même de nous approcher de la réalité. Imaginons que nous avons tous les livres devant nous. Ouvrons-les soigneusement un par un. Sur chacun des livres qu’il possédait au moins deux fois, Guaita avait pris soin de noter « exemplaire en double ». Comptons les livres portant cette annotation, ceux-là proviennent d’Alteville. Tous les autres sont les exemplaires parisiens. En théorie, il nous serait possible de dénombrer et de distinguer les uns des autres, mais en théorie seulement. Pourtant, par un moyen détourné, tentons une estimation.


Il s’agit d’abord de s’assurer que les exemplaires en double provenaient bien d’Alteville. Guaita nous a laissé le premier indice, en accompagnant sa petite note d’une parenthèse qui la suit immédiatement. « Exemplaire en double (Bibliothèque pérégrine) ». A Rome, le Pérégrin était un homme libre qui n’était ni citoyen romain ni citoyen latin. A l’image de cet homme, la bibliothèque pérégrine n’aurait été ni parisienne ni lorraine, et dans cet esprit, « pérégrine » destine la bibliothèque à voyager d’un endroit à un autre. Cette idée de déplacement est proche du nom féminin « pérégrination », qui suppose des allées et venues incessantes. Dans la  Clé de la magie noire, Stanislas de Guaita l’utilise d’ailleurs dans ce sens : « C’est la faculté plastique qui élabore et qui adapte à l’âme pérégrine tel corps astral de rechange,… ». 
Les six mois environ qu’il passait au château d’Alteville (30)  étaient destinés à la  méditation et surtout au travail. Les livres étaient indispensables à ses recherches. Prévoyant, il avait acheté certains exemplaires deux fois ; l’un destiné aux rayonnages de la bibliothèque parisienne, et l’autre finalement destiné à la bibliothèque lorraine, immédiatement annoté, puis emballé pour voyager par train. Guaita écrit à Pauline Braig (31) en 1890 :
  « Excusez-moi, je vous en prie, si je quitte Paris sans avoir pu aller vous embrasser : je suis pris par mes déménagements et l’emballage de ma bibliothèque, au point que je ne sais pas même si j’aurai tout terminé pour prendre le train ce soir. » (32)
Le lieu de départ de Paris était la gare de l’Est et la ligne la plus proche d’Alteville était celle qui passait par Avricourt. Le traité de paix conclu avec l’Allemagne, à la suite de la guerre de 1870-1871, avait entraîné la mutilation du réseau de l’Est et lui avait fait perdre de nombreuses lignes. La ligne de Dieuze à Avricourt faisait partie du nouveau réseau. Guaita faisait ainsi arriver les livres jusqu’à sa terre natale et disposait de toute la documentation nécessaire à ses études.
Il était donc prévu que les exemplaires en double finissent à Alteville, et ce fait est clairement établi par Wirth lorsqu’il écrit :
Il y a la question des ouvrages en double qui le préoccupe : « Si j’arrivais à obtenir 30.000 Francs pour les exemplaires de Paris, pensez-vous qu’on nous donnerait les doubles ? » (33)
Le nombre de livres dans l’une et dans l’autre des bibliothèques n’a été connu que de Guaita lui-même, puis de Wirth qui en effectua le classement. C’est à partir des estimations de Wirth que nous pouvons essayer de nous approcher le plus possible de la vérité. Pour cela, nous disposons de plusieurs indices, notamment dans la correspondance de Wirth avec P. de Mont. Tout d’abord, nous savons que le classement débuta le 9 mars 1898. Si, au début, le tri mit un peu de temps à trouver sa vitesse de croisière, 300 fiches étaient établies le 20 mars. Enfin, les livres d’Alteville arrivèrent avenue Trudaine dans le courant du mois d’avril et leur catalogage fut terminé le 18 mai. A l’aide de ces éléments, suivons Wirth dans son travail et vérifions si cette cadence de 300 fiches établies tous les dix jours nous mène bien à 2235 ouvrages classés le 18 mai.
10 mars = 0                                                          20 mars = 300 fiches établies                        30 mars = 600 fiches                                10 avril = 900 fiches 20 avril = 1200 fiches    30 avril = 1500 fiches        10 mai = 1800 fiches20 mai = 2100 fiches
Soit environ 2100 fiches pour 2235 ouvrages. Reste donc 135.
S’agissant d’approximation, nous estimons que cette marge d’imprécision de 135 ouvrages, soit 6%, est acceptable. En conséquence, notre raisonnement nous paraît donc valide.Le 20 mars, Wirth écrit à P. de Mont.
« Cher Monsieur, Le travail se poursuit ; 300 et quelques fiches sont établies, ce qui représente environ le quart des livres qui sont ici. »
Si l’on en croit Wirth, la bibliothèque parisienne aurait donc contenue 1200 livres environ, et sur les 2235, un millier d’ouvrages aurait garni les rayonnages d’Alteville. 
Nous ne cachons pas notre étonnement face à ce constat, même s’il ne s’agit que d’approximations. Exprimé en pourcentage, la bibliothèque lorraine aurait représenté 45%, ne laissant que 55% de livres à la bibliothèque parisienne. Le doute est désormais installé. 
Aidé du schéma précédent, tentons d’affirmer ou d’infirmer cette hypothèse de départ. 
En supposant que la bibliothèque parisienne ait bien contenu 1200 ouvrages, classés par Wirth à raison de 300 livres tous les 10 jours, et cela du 10 mars au 20 avril, nous devrions pouvoir faire le  décompte des ouvrages arrivés par la suite d’Alteville, et vraisemblablement classés du 20 avril au 20 mai. 
Entre ces deux dates, le schéma donne 900 fiches environ, à mettre en corrélation avec les 1000 livres virtuels de la bibliothèque d’Alteville, soit 100 ouvrages de différence. Cela va plutôt dans le sens de notre hypothèse, mais cette fois-ci notre marge d’imprécision double pratiquement, passant de 6% à 10%, nous forçant à abandonner une voie qui risquerait de se dérober sous nos pieds si nous nous obstinions à de si nombreuses approximations.
Il ne nous reste plus qu’à prendre une nouvelle direction moins encombrée d’incertitudes, nous condamnant à revenir à une méthode plus orthodoxe, dans l’espoir de déterminer le nombre des volumes qu’a pu renfermer la bibliothèque Lorraine. Etant maintenant convaincu  que les livres en double provenaient bien d’Alteville, il ne nous reste plus qu’à consulter la    « Table des noms d’auteurs » qui se trouve à la fin du catalogue Guaita, et d’y relever le nombre d’ouvrages en double. Là encore, le décompte n’est pas simple, car Guaita possédait aussi des livres en triple ou en quadruple exemplaires. 

Prenons par exemple Le comte de Gabalis de Montfaucon de Villard ou bien La physique occulte de Vallemont qu’il possédait à huit exemplaires, de formats et d’éditions différents. 
Ainsi, notre décompte s’effectue de deux façons. Soit l’on considère que Guaita ne déposait dans sa bibliothèque Lorraine qu’un seul double, et nous obtenons 518 livres, soit il ne laissait qu’un exemplaire avenue Trudaine et déposait tous les autres à Alteville, et nous arrivons à 754 livres. Malheureusement, aucun de ces deux chiffres ne reflète la réalité de ce que fut  la bibliothèque d’Alteville, car Guaita n’a pu suivre l’un ou l’autre de ces schémas de façon systématique. La bibliothèque s’étant formée petit à petit, un exemplaire en double déposé dans les rayonnages d’Alteville à très bien pu se montrer rapidement insuffisant aux yeux de Guaita qui avait pu par la suite découvrir une édition plus complète, auquel cas la bibliothèque d’Alteville se garnissait d’un second exemplaire plus important ou plus utile à ses études. Ainsi par ce décompte, le nombre de 600 exemplaires à Alteville en moyenne semble la plus conforme à la réalité.
Réunissons maintenant les éléments les plus probants concernant l’une et l’autre des deux bibliothèques. Prenons le chiffre de 1200 livres à Paris annoncé par Wirth et les 600 exemplaires d’Alteville établis pour le décompte des doubles ; nous arrivons à un total de 1800 livres, alors que Dorbon mit en vente 2235 ouvrages. Nous ne nous attarderons qu’un instant sur cette différence de 427 livres pour ceux que ces chiffres pourraient satisfaire. Ces données n’étant qu’approximatives, la conclusion à en tirer ne saurait être qu’incertaine, à savoir que la bibliothèque de Stanislas de Guaita n’aurait contenu que 1800 ouvrages en tout, et que Dorbon aurait ainsi gonflé le catalogue de vente de plus de 400 livres de sa propre  réserve, profitant ainsi d’un nom prestigieux. Nous rejetons d’emblée cette hypothèse, du moins dans de telles proportions, s’agissant nous le rappelons de chiffres inexacts.
Finalement, notre approche des deux bibliothèques ne pourra être que la plus honnête qu’il se peut, en attendant de nouveaux éléments et de nouvelles données. En conséquence, nous ne retiendrons que deux chiffres dont découleront un troisième et un quatrième. Ce dont nous sommes assuré, c’est que Guaita possédait à Alteville entre 518 et 754 livres, ce qui signifie qu’il y en avait entre 1481 et 1717 dans la bibliothèque parisienne. Faisons une moyenne pour obtenir la photographie la plus fidèle possible de l’une et de l’autre bibliothèque. 
                                              Bibliothèque Mère parisienne : 1600 livres environ                                              Bibliothèque d’Alteville          : 640 livres environ
Si Guaita possédait bien deux bibliothèques, nous ne sommes pas loin de penser qu’il avait envisagé la création d’une troisième. Ce n’est pas la fameuse bibliothèque pérégrine, dont nous avons souligné qu’il ne s’agissait que d’une appellation destinée à faire parvenir les exemplaires en double jusqu’au château d’Alteville, mais une bibliothèque dite « de la Chambre de direction du Suprême Conseil de la Rose-Croix ». Trois livres au moins dans le catalogue Guaita sont estampillés du cachet de l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix. 
Nous avons relevé deux imprimés et un manuscrit (34). Celui-ci est une pièce tout à fait extraordinaire, enrichi de figures allégoriques alchimiques peintes sur vélin, dont la tradition veut que Nicolas Flamel reçu des mains d’un vieux Juif, à la fin du quinzième siècle un manuscrit énigmatique. Il en fit deux ou trois copies dont la trace fut perdue. C’est au retour de son pèlerinage à Compostelle qu’il rencontra un hermétiste, Maître Canches, qui lui en révéla la signification. L’histoire raconte qu’il trouva ainsi la pierre philosophale et devint le bourgeois le plus prodigue de Paris (35). Les deux livres imprimés, quant à eux, tournent autour des frères de la Rose-Croix ; l’un dénonce leur « faction », l’autre conclut « qu’il n’y a que des imposteurs qui se disent Frères de la Rose-Croix ». Ils n’en sont pas moins des ouvrages de prix contenant de précieux renseignements sur les Roses-Croix, les livres traitant de cette matière étant particulièrement rares. D’autres exemplaires portant le cachet de l’ordre existent (par exemple le livre n° 4218 décrit dans le catalogue Dorbon : Le roman Cabalistique, 1750).
Il semblerait donc que Guaita ait commencé à constituer un fond à la disposition des membres de la Rose-Croix Kabbalistique, peut-être même des seuls membres de la direction du Suprême conseil, et qu’un événement  empêcha de parachever ; nous pensons à la mort du maître. En effet, seuls quelques livres portent le cachet de l’O.K.R.C, alors que d’autres ouvrages de la collection auraient mérité de pouvoir enrichir les études des membres ou les connaissances des dirigeants de l’ordre. 


De plus, les exemplaires mentionnés dans le catalogue Guaita étaient probablement dans la bibliothèque d’Alteville ou de l’avenue Trudaine puisqu’ils ont été mis en vente, ce qui implique qu’ils n’étaient pas encore à la disposition des membres de l’Ordre. Nous n’excluons pas que la bibliothèque de l’Ordre ait vraiment existé, et que ces trois ouvrages en aient été retirés pour étude.
Rentrons maintenant un peu plus dans le détail ; cela nous permettra d’y voir plus clair dans le contenu de la bibliothèque (nous parlerons désormais de l’ensemble des livres provenant des deux bibliothèques). Ainsi, nous verrons en quoi « la bibliothèque, c’est l’homme ».

Frédérick Coxe

Notes:

30. C’est généralement vers le mois de juillet que Guaita quittait Paris pour la Lorraine. Il restait à Alteville jusqu’en novembre et, parfois, une bonne partie du mois de décembre, puis il se rendait à Nancy pour passer les fêtes de fin d’année (en 1884, 1885, 1886 et 1887). C’est souvent à cause de ses problèmes de santé qu’il ne respectait pas ce schéma de déplacement que nous avons pu établir avec suffisamment de précision pour les années comprises entre 1883 et 1891. Il nous a été possible d’établir ce schéma grâce aux lettres écrites par Guaita que nous avons pu réunir. La plupart du temps, il précisait  d’où il écrivait avant de dater son courrier. Cette correspondance abondante entre 1883 et 1891 se raréfie progressivement les années suivantes, rendant ainsi notre travail de localisation plus difficile à établir de 1891 à 1897.
31. Pauline Braig, dite aussi sœur Paule ou Adelpha Agura, était membre de la Rose-Croix Kabbalistique de Guaita (membre du troisième degré). Elle se maria à Georges Godde- Montière qui devint secrétaire de Maurice Barrès.
32. Lettre de Guaita à Pauline Braig. ; Juillet-Aout 1890. Collection privée Coxe.
33. Lettre de Wirth à M. De Mont du 5 Mai 1898. Op. Cit. Lettre n°9. 
34. N°687 du catalogue : Manuscrit.  Abraham, Juif, prince, prêtre, lévite, astrologue et philosophe, à la Nations des Juifs, répandue dans toute la Gaule par la colère de Dieu, Salut en notre Seigneur J.-C. –Livre de figures hyerogliphiques (sic) avec l’explication des fables des poètes, des mystères du Christianisme, de l’Alchimie et de la Pharmacie suivant les Nombres. In-4, ½ vélin blanc.N°1403 : Garassvs (le P. François). La doctrine cvrievse des beaux esprits de ce temps, ov prétendvs tels. Contenant plvsieurs maximes pernicieuses à l’Estat, à la religion et aux bonnes mœurs. Combattve et renversée. A Paris, chez Séb. Chappelet, 1623, in-4, veau ancien.N°1649 : Navdé (G.), Parisien. Instrvction à la France svr la vériré de l’histoire des Frères de la Rose-Croix. Paris, Fr. Iulliot, 1623, pet in-8, veau ancien, dos orné. 35. Exemplaires connus à ce jour: un à la bibliothèque de l’Arsenal de 12 figures sur papier sans commentaire se situant autour de 1630 (Paris, n° 3047-2518). La bibliothèque Nationale possède deux exemplaires , l’un daté de la fin du 17ème siècle, l’autre avec figures peintes sur vélin, probablement l’exemplaire de Méon décrit au numéro 960 de son catalogue ( une référence n° 14765). Stanislas de Guaita en possédait deux  (n°685 et n°687 de son catalogue). Un exemplaire à l’université de Glasgow, à l’université de Saint Andrews, à l’université de Cambridge (exemplaire Newton), à la bibliothèque de Grenoble, l’exemplaire Bourbon Busset  (vente à Paris du 13 Mars 1987), un exemplaire à la vente de livres sur l’Alchimie du 19 Novembre 1992 (n° 39 du catalogue), qui passa dans la collection de R. A. Schwaller de Lubicz et que nous avons pu contempler. Nous avons feuilleté aussi à la Bibliotheca Philosophica Hermetica d’Amsterdam ( collection de M. Ritman) un exemplaire remarquable, mais nous ne savons pas s’il s’agit d’un exemplaire à ajouter à cette liste ou bien de l’exemplaire Bourbon Busset précédemment cité.

5 Commentaires

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  2. TITRE : Stanislas de Guaita et sa Bibliothèque Occulte.
    AUTEUR :
    Publié à : Photocopie en format réduit de l'édition de Paris, Dorbon, 1899.
    Commentaire :
    Format : In-8 oblong, demi-chagrin noir, dos à nerfs.
    Prix : 40,00 €
    Disponible – Librairie DELON BIBLIO

    Bonjour M. Coxe,
    très bel article qui montre la maitrise que vous avez et la connaissance de Stanislas de Guaïtas.
    je travaille pour ma propre bibliothèque avec M. Delon, libraire spécialisé en bibliographie et en arts du livre.
    je suis tombée sur cette information.
    je me permets de la diffuser à la suite de votre article;
    Bien à vous, Sandrine.

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