Amis Bibliophiles bonsoir,
« Les mauvaises langues assurent que le Dr Troudine soigne mieux ses livres que ses malades. Le Dr Troudine peste comme un païen si on le vient réveiller la nuit de la part d’un client vraiment intempestif; mais dès le matin, il saute à bas de son lit et avant le tub quotidien il va faire la cour à sa bibliothèque. Il en passe la revue, méticuleux comme un adjudant de caserne et il se félicite de son choix.
Qui, à Paris, a réussi un pareil ensemble, qui brille plus par la qualité que par la quantité?
Le docteur Troudine ne peut manquer chaque jour de trouver qu’il est homme de goût, bien que médecin. Chose curieuse, il connaît maintenant des succès depuis qu’on le sait bibliophile. D’abord, il a trouvé des clients très fidèles dans le monde des amateurs de livres, et puis, il semble que sa bibliothèque lui consacre une sorte de réputation qui donne confiance aux malades. Parmi ceux-ci, certains s’imaginent peut-être que cette bibliothèque déjà fameuse ne contient que des ouvrages de médecine qui garantissent la science du docteur. On aurait vraiment mauvaise grâce à détromper les braves gens qui doivent peut-être leur guérison à la foi qu’ils ont eue en cette légendaire bibliothèque.
Le docteur Troudine est membre de toutes les sociétés de bibliophiles; nous en passerons la nomenclature – toutes, sauf une: les Architectes bibliophiles. Cela a valu bien des nuits blanches au Dr Troudine. Mais cinq ans d’intrigues n’ont pu faire fléchir la règle inflexible qui exige que les sociétaires soient architectes. S’il n’était trop tard, il se présenterait à l’Ecole des Beaux-Arts, puisque son titre de docteur lui permet d’être de la société des Médecins bibliophiles… On parle d’un projet des Bibliophiles du Palais; ce bruit lui donne le vertige.
Pure obligation de conscience bibliophile, car le Dr Troudine vous démontre, noir sur blanc, que les éditions des Architectes bibliophiles sont des désastres répétés. Pourquoi alors se livre-t-il à des travaux d’approche souterrains pour dénicher un exemplaire de tout ce qui porte la marque de cette condamnable société? Et un exemplaire complet encore.
Le docteur Troudine vous apprendra ce que c’est qu’un exemplaire complet. Vous croyez qu’il suffit à un exemplaire, pour mériter ce titre, d’avoir honnêtement toutes ses pages? Enfant! Il faut d’abord le spécimen, et s’il y a eu un premier spécimen raté et détruit, c’est précisément un de ces introuvables éléments qui complète un livre congrument. Il faut les suites, les états; non pas ce à quoi tout souscripteur a droit, mais encore, ce que les autres ne détiennent pas, les épreuves de l’auteur; que sais-je encore? Enfin tout un bric à brac de tâtonnements qui entourent l’édition d’une sorte de brume opaque et défigure un peu la superbe réalisation achevée.
Nous ferions rougir le lecteur si nous retracions les bassesses que docteur Troudine commit récemment, joyeusement, pour obtenir la pièce rare, unique, qui « complète » son exemplaire. Un des livres de sa bibliothèque contient l’extrait de naissance du prote? Ca, vraiment, c’est un trophée. Un autre volume s’enorgueillit du bulletin de confession de la femme du caissier du brocheur. Vous avez la bouche fermée du coup? Pouvez-vous prétendre avoir des exemplaires « complets » maintenant? Vous ne risquez pas? Vous faites aussi bien.
Le docteur Troudine n’a pas de livres anciens, un livre ne l’attire que s’il l’a vu naître. C’est un accoucheur de livres, pas d’enfants. Il va traîner, oubliant ses visites professionnelles, dans l’atelier où l’artiste burine sa planche; et par persuasion il arrive à obtenir un essai infructueux. Il va dans l’imprimerie et ramasse une macule que l’apprenti margeur allait jeter aux ordures, mais qu’il joindra précieusement à « son » exemplaire. Il répand les conseils, les avis, les suggestions à tous; il embête tout le monde, mais il jouit de voir peu à peu prendre figure le livre dont il rêve et qu’il ne lira jamais.
Car le docteur Troudine ne lit jamais.
Le docteur Troudine est méfiant, il nourrit contre les éditeurs une haine tenace. Il vous démontrera que les tirages sont truqués; il jure que dans telle édition il y a eu deux numéros 51. Il a eu la rare bonne fortune de les tenir un jour dans la main. C’est une preuve accablante, dont il déduit que tous les éditeurs sont des faussaires. Quand il souscrit à une édition, il exige un constat d’huissier pour être sûr que le tirage déclaré a été scrupuleusement exact. C’est un tyran, à qui on « ne la fait pas ». Il louche sur toute annonce parue dans la Bibliographie de la France, et si une nouvelle firme invite à souscrire, il conduit un enquête minutieuse, soupçonneuse, car d’instinct il suppose cette jeune maison la intentionnée, capable de toutes malfaçons, de toutes les trahisons.
Ne lui parlez pas non plus des relieurs, il entre en démence. Il a, sur la reliure, des idées si personnelles, qu’il n’a pas trouvé un relieur à qui il puisse loyalement donner un livre à relier. Tous ses essais ont été malheureux, et il s’est défait, en cachette, des volumes qu’il s’est aventuré à défigurer ainsi. Alors, stoïquement, il se résigne à n’avoir que des livres brochés, même pas brochés, mais simplement en feuilles, dans des étuis, où ils demeurent ainsi « complets », mais dans l’attente d’une forme définitive.
Pour les livres, sa bibliothèque est un Purgatoire éternel… avec un improbable Paradis. C’est un mauvais père. »
in « Bibliophiles? » par André Delpeuch
Paris, 51 rue de Babylone, 1926.
Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est laissée à la libre appréciation des lecteurs.