Petite étude bibliographique sur Melmoth, chef d’oeuvre de la littérature fantastique par Maturin, et son édition originale

Amis Bibliophiles bonjour,

Le but de ces lignes est essentiellement d’évoquer sur le plan bibliophilique les premières traductions françaises du roman gothique Melmoth, publié en anglais en novembre 1820 par Charles Robert Maturin.
Melmoth, chef d’oeuvre de la littérature fantastique, est considéré comme le chant du cygne du genre gothique. Il a inspiré les plus grands. Ainsi, André Breton, dans “Situation de Melmoth” écrit: “sans la moindre vergogne, Balzac pille Melmoth dans Le centenaire ou les deux Beringheld (1822) et se montre, par la suite, assez obsédé de son héros pour vouloir l’arracher à son sort dans Melmoth réconcilié (1835)”, puis: “Baudelaire..s’est souvenu si souvent de Melmoth et l’a toujours placé si haut qu’un cas tout à fait particulier demande à être fait de son témoignage..” (Il faut noter à ce sujet que Baudelaire a eu le projet de proposer une nouvelle traduction, il a fait de réelles démarches en ce sens mais qui n’ont pas abouti; c’est Maria de Fos qui le traduira en 1867). 
Ensuite, Breton ajoute: “il n’est pas douteux que Lautréamont a pourvu Maldoror de l’âme même de Melmoth”, puis encore: “le génie de Maturin est de s’être haussé au seul thème qui fût à la mesure des très grands moyens dont il disposait: le don des “noirs” à jamais les plus profonds, qui sont aussi ceux qui permettent les plus éblouissantes réserves de lumière. Il tenait l’éclairage voulu pour appeler à s’y inscrire le problème des problèmes, celui du mal.”
Maurice Lévy, dans “Le roman “gothique » anglais 1764-1824”  écrit quant à lui: “Melmoth est un roman “gothique”, sans doute, mais qui, pour la première fois, accède aux sphères de la haute  littérature, où, parmi le peuple des chimères universelles inventées par l’esprit humain pour dominer ses angoisses, Melmoth a pris place pour l‘éternité entre Faust et Ivan Karamazov”.
Habituellement, on donne pour eo française : Melmoth ou l’homme errant, 6 volumes in 12, chez  Hubert en 1821, c’est à dire la traduction de Jean Cohen, que reprendra Breton.
Concernant la difficulté à trouver cette édition, même s’il  est toujours très délicat de chercher à évaluer la rareté des livres, et même si certains livres sont encore plus rares que d’autres qui sont déjà plus ou moins introuvables… et que les adjectifs finissent inévitablement par ne plus suffire, on peut affirmer sans risque d’erreur qu’elle est, disons, extrêmement rare!
C’est en tout cas ce que j’ai pu constater et c’est aussi ce qui ressort de fréquentes conversations que j’ai eues avec des libraires. Pour être plus précis, on peut attendre plusieurs années avant de la voir passer tout en cherchant assidûment et en ayant mis des alertes électroniques partout où c’est possible. J’ai passé beaucoup de temps, à une époque, à recueillir des informations,  sur internet mais aussi ailleurs (vieux catalogues,  discussions avec des libraires spécialisés) et j’ai recensé en tout 9 exemplaires en mains privées:
– l’exemplaire du catalogue Loliée de 1952 consacré aux romans noirs, contes de fées …: 6 tomes séparés, reliure d’époque, demi veau, dos ornés, étiquettes de titre et tomaison vertes, tranches marbrées, et beau.
– un exemplaire en reliure moderne (relié en 3 volumes, lavé et encollé, demi maroquin rouge à grains longs) dans un catalogue de 1956 (catalogue de livres rares…IV présenté par un groupe de libraires parisiens)
– l’exemplaire du catalogue Oberlé de 1972 consacré aux romans noirs etc: reliure d’époque, relié en 3 volumes, demi- basane fauve, dos lisses ornés, pièces de maroquin rouge, tranches jaunes.
– un exemplaire passé en vente publique il y a une vingtaine d’années
– un exemplaire abîmé (vraiment très peu engageant paraît-il auquel notamment il manque des pages de titres), vendu par un particulier à un libraire suite à une annonce passée sur le site livrerare.
– l’exemplaire de Breton (6 tomes séparés en cartonnage vert d’époque)
– l’exemplaire du catalogue “L’écho des Fantaisies” de la librairie Pierre Saunier (6 tomes séparés, stricte reliure d’époque, demi-basane marron, dos lisses ornés de lilets dorés, deux pages de  titres manquantes)

– un exemplaire broché incomplet des tomes 2 et 6
– un exemplaire appartenant à un collectionneur, a priori pas très beau.
Aucun exemplaire apparemment ne figurait dans le catalogue d’Alain Sinibaldi  “Le roman de terreur ou roman noir  en France de 1760 à 1830”  et il n’y en avait pas non plus dans le catalogue “Les Fatidiques” de la librairie Pierre Saunier. Enfin, dans la vente publique du 7 mars 2016 chez Kalck, où figurait entre autres Frankenstein, il n’y avait pas trace de Melmoth. Dans cette vente, on pouvait pourtant s’attendre à trouver, compte tenu de la présence de plusieurs véritables raretés, certains grands titres pas trop rares, mais ce n’était pas le cas.
Il existe une autre édition de Melmoth en 1821 et, à ma connaissance, on ne sait pas si c’est la seconde ou non. 
Autrement dit, l’eo française est l’une des deux mais sans qu’on sache laquelle. 
Ce qui est affirmé à ce sujet sur internet ou ailleurs n’est jamais justifié. Cette édition est en trois tomes; son titre est: “L’homme du mystère ou histoire de Melmoth le voyageur; par l’auteur de Bertram, traduit de l’anglais par Madame E.F.B.”. Elle est pourvue d’une préface signée Eugénie F.B.(il s’agit de la femme d’Emile Bégin). 
Dans cette préface, la traductrice n’évoque jamais la traduction de Jean Cohen. On y lit: “…Un ami de ma famille, qui revenait de Londres, m’apporte, dans les premiers jours de cette année, un roman nouveau….une amie ..et je lui faisais, en le traduisant, la lecture de Melmoth…Elle m’engagea à écrire ma traduction, afin d’en faire jouir nos amis qui…Au bout d’un mois ma traduction était achevée…Un soir, M**, ancien officier, aujourd’hui libraire, vint visiter mon père…M** parcourut mon travail… Savez-vous ce que les journaux anglais disent de ce roman?…M*….me dit: j’imprime votre…je tremble d’entendre dire du mal du traducteur …je redoute surtout les journaux ..Mais mon père m’assure qu’ils ne parleront pas de mon roman, grâce à la session des chambres…”.
Cette traduction en trois tomes est annoncée le 9 mars 1821 par la “Bibliographie de la France ou journal général de l’imprimerie et de la Librairie” (page 130), tandis que celle en six tomes l’est le 6 avril (page 188). Mais cette antériorité dans les dates ne prouve rien. J’avais écrit à Maurice Lévy, pour savoir son avis sur la question de l’édition originale: lui non plus ne savait pas, mais il semblait pencher plutôt pour l’édition en trois tomes, du fait notamment – si j’ai bien compris – de l’existence d’une préface (et de sa teneur aussi), que n’aurait probablement pas écrite Madame E.F.B. si elle avait eu connaissance de la traduction de Jean Cohen: celui-ci était un traducteur connu donc ses productions devaient l’être aussi.
Personnellement, j’ai aussi tendance à parier, pour les raisons déjà citées, sur la traduction en trois tomes, mais ce n’est pas du tout une conviction profonde: Madame Bégin aurait très bien pu livrer son manuscrit à l’imprimeur puis voir l’autre traduction sortir un peu après, et ce avant la mise en vente de la sienne.
Sur le plan de la rareté, la traduction en trois tomes est indéniablement beaucoup plus difficile à trouver que celle de Jean Cohen: c’est dire qu’elle est “invisible”. 
Je l’ai personnellement constaté, ayant recensé seulement trois exemplaires en mains privées: celui de la vente André Breton, incomplet d’un tome, un autre, que possède un libraire, incomplet lui aussi d’un (autre) tome et un dernier, complet. 
Maurice Lévy, qui a consulté pendant un bon nombre d’années beaucoup de catalogues de libraires, et qui devait avoir des contacts avec ces derniers, m’a confirmé cette quasi impossibilité de mettre la main sur un exemplaire. Je crois me souvenir  qu’il n’en a en effet croisé aucun. Ceci dit, les libraires sont les mieux placés pour juger la rareté d’un livre, mais de toute façon, c’est la même opinion qui prévaut chez ceux à qui j’ai parlé…(personne ne m’a jamais parlé d’un autre exemplaire que ceux que j’ai cités et beaucoup de gens ignorent même  l’existence de cette édition).
Enfin, chose curieuse, il y a eu deux pages de titres différentes (voir les photos) – le reste du livre, sauf d’éventuelles corrections, étant  identique.



A force de chercher des informations pour déterminer quelle est l’eo, je suis tombé un jour sur une revue: la “Bibliothèque universelle des sciences, belles lettres et arts faisant suite à la bibliothèque britannique…”, qui a publié, de janvier à avril 1821, le début d’une autre traduction. On peut consulter les livraisons via google. 
Le troisième et dernier extrait, figurant dans celle du 4 avril, est suivi de ceci: “L’empressement des libraires à provoquer la traduction des romans bizarres, a fait paraître celui-ci en français, avant que nous ayons pu donner tous les extraits projetés…” Suit un très court résumé et une critique défavorable du livre, ce qui ne les a pourtant pas empêchés  d’offrir à leurs lecteurs quelques dizaines de pages de leur traduction…
L’édition française dont ils ont eu connaissance n’est pas indiquée. Je n’avais jamais entendu parler de cette publication en revue. Voici un lien pour le premier extrait (s’il ne fonctionne pas, taper directement dans google: bibliotheque universelle romans melmoth londres )
https://books.google.fr/books?id=bp1CAAAAcAAJ&pg=PA64&dq=bibliotheque+universelle+romans+melmoth+londres&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiNhdStjK3LAhWDuhQKHShwCR0Q6AEIHTAA#v=onepage&q=bibliotheque%20universelle%20romans%20melmoth%20londres&f=false
Du fait que de nouveaux documents sont régulièrement numérisés, il est peut-être possible aujourd’hui d’obtenir des informations décisives, mais pour ma part, j’ai cessé de chercher depuis plusieurs années. 
Il faudrait par exemple essayer de consulter les périodiques d’époque pour y chercher des mentions datées des deux éditions, s’intéresser éventuellement de même aux ouvrages publiés par les deux éditeurs, ayant immédiatement précédé ou suivi les deux Melmoth, voir si on peut trouver des archives des deux éditeurs, des mémoires ou lettres de contemporains etc. Mais c’est, je pense, compliqué.
Enfin, si – pour information – le commentaire fait sur Frankenstein dans le tome XI de la Revue encyclopédique tient en une page,  Melmoth est loin de passer inaperçu et s’en voit consacrer six dans le tome X de cette même revue, accompagnées de cette note: “on vient d’en publier une traduction française par M. Jean Cohen..”. 
A noter: l’autre traduction n’est pas mentionnée dans cet article, et de même dans un article de la revue des romans, de 1839. 
Alice Killen, non plus, ne mentionne jamais la traduction Bégin dans son livre – qui est sa thèse – publié en 1920: “Le roman terrifiant ou roman noir de Walpole à Anne Radcliffe et son influence sur la littérature française jusqu’en 1840”. Par contre, la “Petite bibliographie biographico-romancière ou dictionnaire des romanciers…” de Pigoreau fait état en octobre 1821 des deux : “Tout récemment on vient de publier sous deux titres différents un roman de Mathurin…”. La France littéraire aussi en 1833. Voici un lien pour l’article de la revue encyclopédique (taper: revue encyclopedique melmoth 1821 maturin )
https://books.google.fr/books?id=aOpMAAAAcAAJ&pg=PA550&dq=revue+encyclopedique+melmoth+1821+maturin&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwj237npjq3LAhVGXRoKHXYxDbgQ6AEINTAD#v=onepage&q=revue%20encyclopedique%20melmoth%201821%20maturin&f=false
Pour terminer, je voudrais replacer dans son contexte littéraire l’arrivée en France de Melmoth, en citant des oeuvres (eo) parues à cette époque dans une période de dix ans.
– 1812: Fantasmagoriana, ainsi que Zofloya ou le maure (brillant roman gothique que je ne parviens  pas à trouver).- 1813 et 1814: Avadoro, histoire espagnole, puis Dix journées de la vie d’Alphonse Van Worden (c’est à dire Le manuscrit trouvé à Saragosse): 7 volumes en tout, aussi difficiles à rassembler que les sept nains de Blanche neige, selon l’expression de Pierre Saunier.- 1818: le conte Ondine, de La Motte Fouqué.- 1819: le Vampire de Byron (introuvable; je ne connais que deux exemplaires)- 1820: Lord Ruthven et les vampires, la pièce de Nodier (Le vampire), Les ombres sanglantes, Les fantômes nocturnes ou les terreurs des coupables (ces deux derniers par Cuisin)- 1821: le livre de Berbiguier sur les farfadets – que l’auteur n’aurait sans doute pas apprécié de  voir classer dans une telle liste…il y aurait probablement vu un complot- , Smarra ou les démons de la nuit, par Nodier, et Frankenstein (pour ce dernier livre, j’ai fait le même genre de recherches que pour Melmoth: je recense seulement six exemplaires). Et enfin: Le revenant ou les quatre siècles, par Spiess, qui est aussi l’auteur du fameux Petit Pierre: https://fr.wikisource.org/wiki/Revue_des_Romans/Christian_Heinrich_Spiess  – 1822:  Montorio, publié par Maturin en 1806, bien avant Melmoth (je ne connais que trois exemplaires de l’eo française iet un tome seul; Breton le qualifiait de “strictement introuvable” dans “Situation de Melmoth”), Trilby par Nodier, le très intéressant et bien rare Pierre Schlémihl par Chamisso, ainsi que Willbald ou les douze vierges dormantes, par Spiess, autant  absent du marché que le revenant ou les quatre siècles  ou que l’eo du Petit Pierre (1795).
Sans compter Histoire des vampires et des spectres malfaisans…ainsi que  Demoniana, en 1820,  puis Infernaliana en 1822, trois  ouvrages certainement mineurs mais bien agréables.
Il y a de quoi lire et remplir une fort belle bibliothèque pour les passionnés par le sujet!
P. 

10 Commentaires

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  4. Incroyable deux commentaires seulement ! C’est sûr, tout le monde connaît le sujet sur le bout des doigts ?
    Moi non, j’étais même totalement ignorant avant que P. ne me décille avec gentillesse.
    Allons, allons, bénévoles lecteurs bibliophiles, enthousiasmés vous, posez des questions, apportez vos réflexions, faites vivre ce blog !
    La chasse aux Melmoth est relancée et sa lecture aussi.
    Merci P.!
    Lauverjat

  5. Excellent article qui me fait découvrir un univers que je connais très mal (mais de mieux en mieux grâce au Blog du Bibliophile).
    Cela me donne même envie de lire ces ouvrages dans des éditions modernes, tout le monde semble s'accorder sur le fait que ce sont des chefs d'oeuvre. A découvrir donc!
    Merci P.!
    Jacques L.

  6. Bravo, belle étude bibliographique sur une sujet que je connais mal, que je me suis pressé d'imprimer et de joindre à mon (déjà épais) recueil "Articles du BdB".

    Si j'étais riche… Je ferais procéder à une impression sur vergé ancien, demie reliure maroquin à petits coins (j'adore les petits coins… chacun ses vices, que voulez-vous) !

    Coin Coin,

    B.

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