Un monument de la Bibliophilie: les Pillone

Amis Bibliophiles Bonsoir,

Titien, Vecellio, Pillone et Bérès, quatre grands noms pour les amateurs d’art et les bibliophiles, quatre grands noms pour un ensemble unique dans l’histoire de la Bibliophilie : la bibliothèque Pillone.

La bibliothèque ou collection Pillone est l’expression consacrée pour qualifier les quelques cent soixante volumes appartenant à la famille Pillone dont les reliures fûrent peintes par Vecellio.
Dans l’Italie du 16ème siècle, les livres étaient rangés dans le sens inverse de celui que nous utilisons aujourd’hui: ils présentaient leurs tranches de gouttière, et non leurs dos au lecteur faisant face à la bibliothèque (c’est en fait la phase de transition entre les ouvrages rangés à plat et le rangement actuel). La particularité des Pillone, est que Odorico, Giorgio et Antonio Pillone poussèrent l’extravagance vénitienne de l’époque jusqu’à faire peindre, de façon quasi systématique, la tranche de gouttière de leurs ouvrages. En réalité, on parle bien là d’un projet bibliophilo-artistique unique.

Cette tâche extraordinaire fût confiée à Cesare Vecellio (1521 – 1601), neveu ou cousin de Titien (qui s’appelle en fait Tiziano Vecellio), dont les Pillone étaient les protecteurs et mécènes. Cesare Vecellio qui fît ses classes chez Titien peignît également les églises de Belluno, la ville où résidaient les Pillone (Vénétie, à 80 km au nord de Venise). Titien lui-même était d’ailleurs un habitué de la maison des Pillone.

Si l’idée de peindre les tranches n’est pas unique (voir par exemple les nombreux « fore-edge » anglais du 19ème siècle, ou quelques ouvrages français de la fin du 18ème représentant des scènes bucoliques), l’ensemble constitué par les Pillone était lui sans égal. Une oeuvre de Vecellio à BellunoD’une part, les Pillone furent semble-t-il les seuls de leur époque à faire exécuter ces travaux et d’autre part, les 168 (ou au moins 170 disent d’autres sources) livres ainsi peints étaient regroupés dans un cabinet spécifique. On devine qu’il devait produire un effet particulièrement impressionnant sur ses visiteurs. Quel effet chromatique, et quelle majesté…
En 1875, le bibliophile Tessier, qui eût l’occasion de contempler la bibliothèque Pillone dans la villa même de Belluno en parlait en ces mots «…ceci vous rend extatique, vous pensez vous trouver devant un ensemble d’objets d’art, et vous vous retrouvez non seulement devant une merveilleuse bibliothèque, mais également devant une sublime et abondante collection de tableaux ». Plus loin, il affirme que ce moment aura « dépassé ses attentes ».

Les décors peints par Vecellio représentaient soit des animaux, soit des personnages, souvent les auteurs des ouvrages eux-mêmes d’ailleurs, comme celui ci-dessous. C’est Odorico qui le premier commanda ces œuvres à Vecellio. On a retrouvé quelques une de ses notes destinées au peintre, le plus souvent sur le contreplat. Il y donnait des détails précis sur ses souhaits.

Ce qui est assez unique également, est que cette collection, formée au 16ème siècle par les Pillone nous est parvenue sans trop de dommages au fil des siècles… Enfin, jusqu’à ce qu’elle croise la route de Pierre Bérès, dans la seconde partie du 20ème siècle. Geographie de Strabon, 26 août 1480, orné d’un portrait de Strabon, Vente Bérès décembre 2006

En 1837, on trouve ainsi dans le contrat de mariage d’un descendant des Pillone que le marié apporte « une précieuse collection de livres anciens de grande valeur et d’une grande rareté, et dont l’état de conservation remarquable se double de l’honneur d’être enrichis de miniatures de Vecellio ».
Les volumes seront ensuite vendus en janvier 1875 pour permettre aux descendants de faire face à divers revers de fortune et achetés en bloc par le bibliophile anglais Sir Thomas Brooke qui les déplaça à Londres. Il dressa d’ailleurs la liste de cette « bibliothèque de Venise ». Il fît également fabriquer une bibliothèque d’ébène sur le fronton de laquelle fût gravé en lettres d’or « Libros hic summa repositos cum Diligentia collegit Odoricus Pillonius Venetus, ornavit eximia art Vecellius César. »

Le neveu et héritier de Brooke confia la vente des ouvrages à Alan Keen et c’est en 1957 que Pibi, Pierre Bérès, acheta l’intégralité de la collection, même si trois ouvrages disparurent mystérieusement entre Londres et Paris.

Bérès inventoria la collection, écrivît un ouvrage, proposa des expositions, mais l’acquisition des Pillone par le grand libraire parisien signa également et malheureusement leur dispersion au fil des ventes. Certains d’entre eux furent d’ailleurs vendus lors des grandes ventes Bérès de 2007 et 2008.

Monument de la Bibliophilie, les Pillone ne sont désormais plus « un », puisque l’unité de la collection a été rompue, mais ils restent d’immenses ouvrages, rares, avec des textes prestigieux et, chose peu commune, porteurs pour chacun d’entre eux d’une œuvre unique, une création de Vecellio. Leurs prix se comptent aujourd’hui en dizaines, voire en centaines de milliers d’euros.

On trouve dans les Pillone un petit nombre de livres allemands issus de l’héritage d’un ancêtre des Pillone, qui s’était engagé sous les ordres de Charles Quint, et qui mourût au siège de Metz en 1553. Les chercheurs divisent généralement les Pillone en quatre grandes parties, dont tous les volumes furent peints :
Seneque, Epistolae ad Lucillium, Rome, 1er février 1475. Vente Bérès 2007

– Les volumes du 15ème siècle : ils furent tous publiés en Italie, sauf de lo Speculum Aureum praeceptorum de Enricus Herf imprimé à Nuremberg en 1481: quarante-quatre à Venise, cinq à Trévise, quatre à Brescia quatre, trois à Vérone, trois à Vicenza, trois à Rome, trois à Bologne, deux à Parme, etc.
– La deuxième partie est composée de seize volumes publiés de 1503 à 1520. Dix furent imprimés à Venise, un à Paris, un à Milan, deux à Bâle, un à Naples et un à Lyon.
– La troisième partie est composée de livres entre 1522 a 1547, soit 59 volumes, publiés principalement en Suisse, en Allemagne et en France.
– La quatrième partie contient 30 volumes imprimés entre le milieu du XVIe siècle et 1591.

Naturellement, il ne s’agît que d’une partie de la bibliothèque des Pillone, qui étaient des notables de Belluno, notamment des juristes, et qui possédaient également d’autres nombreux livres, mais dont les tranches ne furent pas peintes, et qui ne furent pas inventoriés.
On pense aujourd’hui que les Pillone firent peindre les volumes qui n’avaient pas trait à leur travail ou à leurs études, mais qu’ils avaient rassemblés pour leur rareté, leur beauté et par passion. L’ensemble des reliures peintes en effet assez hétérogène, regroupant des ouvrages classiques en grec et en latin, des ouvrages scientifiques, des chroniques, des ouvrages de tacttique militaire ou même de voyages.

Je vous ai demandé si l’un de vous avait un exemplaire Rahir… je ne vous demande pas si vous avez un Pillone ! Sourire.

Hugues

Pour en savoir plus, vous pouvez notamment consulter :
Pierre Bérès : Cesare Vecellio et la bibliothèque Pillone. Paris, P. Berès, 1957. 1 volume in-8
Pierre Bérès : catalogue n°67, un groupe de livres Pillone
Anthony Hobson : the book collector, 1958
Cesare Vecellio fit des études approfondies sur l’habillement de l’époque avec des descriptions et dessins :
Corona delle nobili e virtuose dame (1591/1598) trilogia di Cesare Vecellio
Degli habiti antichi et moderni di diverse parti del mondo (1589).

86 Commentaires

  1. J’allais poser exactement la même question que Bergamote: avec quoi sont peintes ces tranches? Je n’ose pas imaginer de peinture à l’huile ou une autre matière traditionnelle qui pénètrerait le papier du livre…
    C’est sublime. Si vous ne savez pas quoi m’offrir pour mon anniversaire…

  2. En fait, je crois modestement qu’on peut distinguer plusieurs choses: les « fore-edge », qui sont effectivement à part, les Pillone et les livres anciens aux tranches peintes (mais les Pillone sont uniques), et les reliures anciennes dont les plats sont peints. On croise de temps en temps des livres de cette dernière catégorie. J’ai un jour enchéri sur 5 volumes in-4 peints à la manière de Michel Ange au 18ème, chez Christie’s ou Sotheby’s (je ne retrouve plus la référence, désolé, je cherche encore).
    Après être arrivé à plusieurs mois de salaire, je suis redescendu sur terre (Dieu merci) et j’ai laissé filer les livres…
    Je vais regarder ce que je trouve.
    Hugues

  3. Rencontre-t-on beaucoup de reliures peintes dans le même esprit ? Y’a -t-il eut un effet de mode ? Cela serait intéressant à connaître (je ne parle pas des « fore-edge paintings » qui sont vraiment autre chose).

    raphael

  4. J’ai « touché » un Pillone lors de la vente Bérès il y a deux ans, à Drouot. Avec des gants. Mais l’émotion est intacte. Depuis, j’ai croisé d’autres reliures peintes, mais comme le disent Hugues et Raphael, ce qui est frappant chez les Pillone, c’est vraiment le projet artistique global.
    Même pour l’époque, c’était très osé. Que dirions nous aujourd’hui si l’un des lecteurs du blog venait nous écrire qu’il fait peindre ses tranches de rarissimes EO du 19ème ou du 20ème par un peintre, même de talent?
    Mike.

  5. J’éprouve comme vous une véritable fascination pour ces livres qui sont l’aboutissement d’un projet bibliophilique familial d’un extrême raffinement, et sont à mes yeux les plus désirables qui soient. La possession des catalogues de Bérès permet de s’approprier une marge de leur histoire.

    En un temps (heureusement révolu semble-t-il) où les bibliophiles n’avaient pas encore su créer les nombreux espaces nécessaires à l’expression de leur passion pour échanger et s’émerveiller, j’avais commis un petit article sur cette collection pour probablement compenser inconsciemment ma frustration.
    Voici l’adresse : http://groups.google.com/group/livrancien/web/un-chef-doeuvre-de-la-renaissance-la-bibliothque-pillone
    juste pour le plaisir d’ajouter d’autres photos à celles que présente Hugues et vous les faire partager, notamment celle d’une reliure en vélin peint à l’encre de Chine.

    Maintenant, si le Diable lit ce blog (entre autres…), je suis prêt à entrer en négociation avec lui au sujet de ces livres…

    Amicalement

    Raphael

  6. Je n’ai jamais, hélais, eu un Pillone entre les mains, mais je crois qu’on peut penser que ce n’est en tout pas peint avce de l’encre, si?
    Etienne

  7. Passionnant.
    Si seulement je savais peindre, j’essaierais d’appliquer le même procédé aux livres que je relie. A ce propos, j’ai une question : avec quoi peignaient-ils ? (encre, peinture, de quel type ?)

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