La reliure contemporaine: le relieur français François Brindeau

Amis Bibliophiles bonjour,

Il faut être de bon compte : comme dans tous les métiers, les relieurs qui prétendent à l’exercice d’un art ont été amenés à réformer leurs envies et savoir-faire à mesure exacte où les conditions économiques et sociales, les matériaux et les outils, les concepts et l’art lui-même se sont eux-mêmes modifiés. Les meilleurs praticiens contemporains n’ont pas moins d’exigences que n’en témoignent les pastiches de Georges Trautz.

Les contraintes se sont simplement déplacées et, si elles apparaissent parfois fort étrangères entre elles, c’est qu’elles sont exercées à tous les instants sur des paramètres en phase avec l’époque où nous vivons. Elles en constituent des expressions collectives, mais, plus encore, elles sont celles de personnalités inventant individuellement leur métier plus qu’ils n’en héritent.

Chacun questionne les réalités matérielles et immatérielles du livre qu’on lui soumet avant de le restituer, enrichi de sa propre manière de voir, de sentir et d’être. Celle-ci est le sel de chaque reliure d’aujourd’hui dont la conception et la réalisation posent sans cesse des problèmes inédits, réclamant autant de décisions circonstancielles dont les bibliophiles ne perçoivent pas toujours la complexité et la cohérence.

Pour en mesurer l’intérêt, il paraît opportun de poursuivre la réflexion amorcée sur un sujet déjà identifié. Nous avions en effet déjà récemment montré ici (cf. http://bibliophilie.com/la-reliure-contemporaine-le-relieur-madrilene-juan-antonio-fernandez-argenta/) comment, dans ses décors, le relieur espagnol Juan Antonio Fernandez Argenta utilisait, quasi à contre-emploi, des ressources impensées de son métier de doreur. Une identique démonstration, à l’égard d’autres créateurs, conduit à apprécier, par comparaison, la manière de chacun quand il la constitue en style. En quoi, la simple intégration d’un titre dans le décor d’une reliure révèle-t-elle un nouvel univers et mérite davantage l’admiration que ce que propose le domaine courant de l’édition ?

Initialement formé comme graphiste à l’École Estienne, François Brindeau, dont nous allons aborder le travail, y a découvert la reliure avant de rejoindre une exceptionnelle cohorte d’artisans qui, au cours des années 1980 et sous la direction de Jean Knoll, donnaient forme aux rêves des meilleurs créateurs de décors de la reliure française. Fort de cette belle expérience de l’atelier, le jeune Brindeau s’est senti pousser des ailes et a entrepris de satisfaire ses propres désirs de création. Il est un peu plus tard revenu enseigner en parallèle à Estienne où, de concert avec Odile Douet et Claude Ribal, il prépare la relève dans le souci d’honorer les traditions dont la plus essentielle, bien qu’elle soit peu citée, reste de conduire au renouvellement des formes.

Trois reliures donnent le ton aux récurrences d’une carrière pressée d’en découdre avec le statisme induit par une très nécessaire fidélité à soi-même.

Trois dont Calendarium de Lucien Scheller, illustré par Michel Richard laisse clairement apparaître en 1982:

Ÿ  une vigoureuse décision plastique et une exemplaire économie des moyens visant la mise en page d’un élément typographique amputé, mais allusivement censé introduire au titre  ;

Ÿ l’inversion négative/positive, fort interpellante pour le lecteur à qui la forme du chiffre 3 ne « saute » pas directement à la vue (cf. : le C du logo des magasins Carrefour) ;

Ÿ  l’ouverture très nette de la composition au hors champs et à la garde volante qui à l’ordinaire est totalement invible.

 

Le décor réalisé par Brindeau en 1990 pour La Genèse (illustrations de Lanskoy) confirme la puissance décisionnelle de la maquette à nouveau réceptive à l’espace externe d’un décor, cette fois traversé en continu sur les plats et le dos. On peut aussi remarquer :

  • Le recours à des éléments homologues aux pièces d’un puzzle qui connotent symboliquement l’idée de lien entre des formes et dont l’identité de caractère assure à l’ensemble une puissante cohésion plastique;
  • le renforcement organique de ces liaisons par des alignements et cheminements de fausses têtes de vis dans lesquelles le titre et le nom de l’auteur ont été discrètement poussés ;
  • l’allusion colorée aux éléments de la Genèse – eau, air, terre et feu – dont les couleurs et les poids visuels respectifs sont équitablement répartis autour de l’axe constitué par le dos.

La reliure, en 1991, de La Chanson du vieux marin de Samuel Coleridge (illustrations de Philippe Mohlitz) confirme certaines options précédentes (aspiration au hors champ ; composition unitaire des plats éployés rayonnant plus ou moins à partir du centre du dos ; usage de points d’ancrage constitués par des œillets rivetés et subtilement alignés en prolongement d’une courbe).

Il s’y ajoute :

  • l’usage d’une typographie manuelle variée (directions, couleurs et corps de lettrage différents, lettres et chiffres imprimés au pochoir, mais aussi en creux et en relief, hiérarchisation du titre et des auteurs entre les deux plats) ;
  • l’incrustation de formes à niveau, en creux et en relief avec usage de drap, de vachette et de box blanc ;
  • des allusions subtiles et non descriptives à la navigation (voilure, mât, toile, échelles de mesure, etc.) indiquant une volonté d’aller au sens tout en ne rendant pas le décor banalement parlant.

Au cours des années 1990-2010, François Brindeau veille à se constituer une forte identité visuelle autour des éléments déjà privilégiés dans ces exemples. Les variations de la typographie et l’usage fréquent de signes de repérage ou d’ancrage (lignes de rappel, traits d’axe, pointillés, alignements de traits ; faux éléments de fixation tels que punaises, têtes d’épingle, agrafes, etc.) apparaissent comme autant de vecteurs et de tenseurs de mises en page audacieuses où la découpe des formes, les directions obliques, les parallélismes et les tangences s’arrogent un rôle essentiel.

À cette époque aussi, l’artiste introduit une dimension plus sensuelle à son travail. Impensables quand la texture des chagrins, le craquelé des maroquins du Cap ou le lustre du box suffisaient à assurer bonheur des surfaces, le brutal rabotage de la fleur des peaux ou le ponçage induisant plus de velouté apparaissaient comme des solutions nouvelles, aptes à valoriser les cuirs moins nobles ou ceux que l’on destine à la maroquinerie.

Propices à l’expérimentation, parce que moins coûteux, de tels supports et procédés utilisés par d’autres relieurs de la même génération ne l’ont toutefois pas été aussi extensivement que chez Brindeau dont la manière restait fidèle au même vocabulaire et à la même singularité graphiques appliqués à la passure en carton. Comme quoi, on peut être parfaitement de son temps sans remettre fondamentalement en cause la structure classique.

Tout en continuant à privilégier l’intérêt graphique, François Brindeau a, plus récemment, renoncé à y systématiquement recourir à la parure des cuirs. La découpe au laser qui rend obsolète l’usage de gabarits de rhodoïd, intelligemment inventé par les doreurs de l’atelier Ballé-Knoll, offre de nouvelles possibilités à la création. Capable d’entailler avec une précision absolue cuirs, papiers et cartons de part en part ou à des profondeurs différentes, cette technique contemporaine autorise des performances inouïes qu’il n’y a aucune raison d’écarter au prétexte qu’elles tiennent la main à distance.

Nos lecteurs apprécieront ces réalisations sur le site de la photographe Michèle Garrec (https://www.michelegarrec.com/) que nous remercions chaleureusement de nous autoriser à reproduire ici ses admirables photos.

Pour Venises de Paul Morand, François Brindeau semble user de la formule convenue que de nombreux confrères avaient déjà utilisée en répétant le titre en miroir comme s’il se réverbérait à la surface des eaux. En perçant le titre au laser et en disposant de la chèvre velours en garde volante, la simple pression des plats y reproduit discrètement un éphémère lettrage qu’une simple caresse suffit à effacer. Comme les souvenirs de la Sérénissime chez Morand, la fragilité d’un monde qui sombre irréversiblement trouve ici une parfaite expression.

Le poncif, dans le sens propre du terme, préserve ici le figuré de sa banalité. Métaphores de la disparition, les reflets, les reflets de reflets, les inversions et les miroitements qui s’étendent aux plats, aux doublures et aux gardes donnent en écho et dans le registre même de la reliure un sens qu’en évitant toute anecdote, l’artiste ne limite pas qu’à ses fortes décisions graphiques.

Découvrant les sérigraphies de Robert Barry imprimées sur papier calque, l’amateur s’étonne moins de ce que le jeu des transparences internes explique la quasi-inversion du Going Through d’un titre que François Brindeau a moins conçu comme annonciateur du contenu que comme un contrepoint démontrant qu’il ne veut tromper personne. Le paradoxe du deuxième mot au premier plat, la trouée d’un lettrage proche du design graphique contemporain d’un Philippe Appeloig, de même que les échancrures en tête, en queue et en gouttière d’un box parfaitement tendu justifient une conception mentale qui ne saurait échapper à personne.

Le Dora Bruder de Modiano semble moins évidemment porteur de sens. Le relieur a-t-il réellement songé qu’en livrant le nom de l’héroïne à l’effacement et aux couleurs délavées, grises et bleues du treillis des déportés à Auschwitz, il connotait le destin de celle-ci ? Je n’en suis pas du tout certain.

Mais je sais, par contre, qu’il arrive aux romanciers, aux poètes et aux artistes d’en dire plus et beaucoup mieux avec leurs moyens spontanés que ce que la pensée et les discours rationnels permettent d’appréhender et de traduire. Et tant pis si le lecteur pense que je sollicite trop les choses. C’est aussi dans ma tête que vit la reliure.

André.L.

N.B. On ne peut vraiment apprécier des reliures sans les avoir en main. Occasion unique pour les bibliophiles, François Brindeau, comme une vingtaine de collègues, montre chaque année ses reliures sur table lors de la journée Éphémère, organisée début octobre par les Amis de la Reliure Originale à la Mairie du 6e Arrondissement de Paris.

11 Commentaires

  1. Très très intéressant, un article différent dans la veine de ce nouveau site: articles mieux mis en valeur, plus « permanents ». Pour revenir à cet article, on constaté bien ici que la reliure est un art, plein de subtilité. Trop souvent on résume la reliure en bibliophilie à la « réalisation », même pour les grands relieurs. Cet article autour Francois Brindeau le rappelle et donne envie de confier un de ses livres.

  2. Bravo pour ces explications qui ont pour avantage la mise en lumière de la reliure contemporaine et de celle de François Brindeau.

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