Amis Bibliophiles bonjour,
Parlons aujourd’hui de la reliure contemporaine qui, de concert avec ce qu’elle valorise, constitue une des bibliophilies possibles. D’autant plus courageuse qu’en accompagnant des créateurs aussi exigeants que par le passé, elle peut se targuer d’avoir favorisé un renouvellement jamais atteint des formes les plus élaborées du livre. Depuis exactement un siècle que Jacques Doucet a confié à Pierre Legrain le soin de rénover sa bibliothèque, les relieurs essentiels n’ont cessé de rejeter les modèles hérités du passé, de respecter l’identité profonde du livre, d’en renouveler les formes et de lui assurer une constitution parfaite dans sa technique et son fonctionnement. En fait, la reliure moderne s’est surtout de plus en plus affirmée comme expression profonde de son créateur, tel qu’il est en permanence, mais tel aussi qu’il se change et s’enrichit en marquant sa différence d’avec ses confrères. Elle donne à voir ce qui, la veille, était encore insoupçonné, bien que les connaisseurs, en suivant l’évolution des meilleurs relieurs, finissent par reconnaître chacun à ses trouvailles.
Pour s’en convaincre, il faut parler des œuvres. La philosophie ne suffit pas. Nous prendrons l’exemple d’une plaquette dont l’auteur n’est autre que Paul Bonet, sans conteste un des relieurs les plus importants du dernier siècle. Ce petit ouvrage d’une bonne vingtaine de pages a pour titre : Conceptions personnelles sur le problème de la décoration du livre. Au cours du mois de mai 1950, il a été imprimé en 200 exemplaires par les élèves de l’École Estienne, sous la conduite de leur professeur Robert Bonfils. Ami de Bonet, celui-ci était aussi membre fondateur de la Société de la Reliure Originale. Le texte qui évoque l’intérêt d’une approche intime de la littérature et des mouvements artistiques contemporains, plaide éloquemment pour la liberté créatrice du relieur. Il reste toutefois, de l’aveu même de son auteur, en deçà de la cohérence et des subtiles variétés d’une mise en page et d’une typographie particulièrement réussies.
L’exemplaire dont il est ici question a été pris en charge en 2015 par le relieur madrilène Juan Antonio Fernandez Argenta (né en 1969). Après des études d’arts graphiques, celui-ci a d’abord réalisé des reliures classiques, dans la tradition conservatrice espagnole. L’ouverture déterminante à la modernité introduite à Madrid par Ana Ruiz-Larrea (elle-même, formée à Bruxelles), par la façonnière Martine Mélin et la doreuse Hélène Jolis, toutes deux techniciennes françaises de haut vol, achève d’orienter le jeune Argenta. À la confluence du savoir-faire, de l’inventivité plastique et de l’élégance française avec la maîtrise du travail au composteur et à l’or fin dont son pays a conservé la pratique, l’intéressé réalise des décors originaux qui lui valent la reconnaissance nationale (voir, notamment : http://www.aquiseencuaderna.com/argenta.html).
Les journées Éphémère, organisées annuellement par l’ARO ont élargi jusqu’à Paris le cercle des collectionneurs intéressés par les reliures d’Argenta qui comptent, à présent, parmi les valeurs sûres de notre époque. Encore faut-il légitimer cette appréciation flatteuse dont les variantes superlatives (« bonne, belle, superbe, etc. ») ne reflètent que la subjectivité du commentateur. Les questions essentielles doivent trouver une réponse : « En quoi une telle reliure est-elle réussie ? Par delà les sensibilités respectives, quelles raisons justifiant l’estime des uns permettent-elles aux autres d’en discuter et d’assurer par l’échange la justesse d’un jugement de goût exercé sur une reliure ? ».
La plaquette dont il est question n’est pas illustrée et sa modestie l’éloigne des grands formats aux effets coruscants (mosaïque, couleur et dorure au filet, irradiantes, etc.) qu’affectionnait Paul Bonet. Argenta a choisi de l’aborder par ce qui plastiquement la distingue et constitue, pour lui, un langage familier. La typographie et le décor par la lettre constitueraient des moyens assez banals si, usant de toutes les libertés de l’art, les relieurs n’avaient cessé depuis un siècle d’en réinventer les formes, voire de réviser la fonction même du titre au sein d’un décor.
En proclamant : « à chaque livre, sa reliure ! », Henri Beraldi en avait implicitement défini le programme dès la fin du xixe siècle. On allait abandonner les casaques plus ou moins uniformes où, sur les rayonnages, le titre poussé au dos distinguait chaque ouvrage de ses voisins. Désormais réduite aux formes subalternes de l’ex-libris, l’appartenance à une collection ne justifierait plus certains aspects d’un décor où la succession des styles marquait celle des époques et où l’habileté relative de l’artisan distinguait les réussites. L’intervention prendra peu à peu un autre sens, à mesure que l’individualisation, menée sur le champ formel, se référera plus ou moins allusivement au contenu de l’ouvrage et qu’elle se chargera de révéler la personnalité même du relieur. Considérée de plus en plus comme une expression de soi, la reliure revendiquera être « d’art » (ou, plus récemment, « de création ») pour signifier qu’elle entend déborder d’un statut mineur que l’on dit être « appliqué ».
Dans un tel contexte, le titre au dos continuera à se justifier et, même, à la suite des cartonnages d’éditeur, se verra souvent renforcé, par une redondance fréquente sur le premier plat. À ce jeu, il allait, sur l’un comme sur l’autre, perdre en lisibilité immédiate ce qu’il gagnait en liberté et créativité. Des relieurs de première force comme Pierre Legrain (hypertrophie de l’initiale et de la dernière lettre, disposition circulaire, etc.), comme Rose Adler (contraste des alignements gauche et droit « en drapeau », complexité des ordonnances, césure des mots, invention de caractères, etc.) ou Paul Bonet (ajours entre lettres de duralumin, variations sur les Calligrammes d’Apollinaire) donnèrent le la d’une fantaisie de plus en plus grande. D’une manière amusée et un style bien à elle, Monique Mathieu jouera parfois du titre pour fonder certains décors très frais. Des anciens de l’école Estienne (Pierre-Lucien Martin, Michel Richard, Alain Devauchelle, François Brindeau) qui y avaient appris à composer et à jouer de la typographie en ont tant varié les dispositions, les combinaisons, les éclatements, les inversions, les ondulations, les niveaux, etc. qu’on ne peut imaginer de solutions qu’ils n’aient pas conçues et adoptées.
C’est pourtant en s’appuyant sur l’exercice le plus classique du pur métier de doreur que Juan Argenta va inventer une nouvelle manière de désigner l’ouvrage.
La composition de la jaquette d’origine servira de structure de base à un titre confondu avec le décor et c’est à rebours de la lisibilité que le relieur va opérer. La conjonction, sur une peau de veau opaline, d’un très petit corps de lettre dont la perception nécessite une attention rapprochée et d’un autre caractère plus élevé dont l’artiste brouille la lecture par annulation des espaces typographiques et oblitération des lettres les unes par-dessus les autres, sert paradoxalement la justesse du projet. La curiosité du lecteur alors l’emporte. Elle s’autorégénère sans cesse dans un chassé-croisé tenant de la devinette et d’une pure poésie typographique soutenue par les couleurs irisées du film œser qui s’apparentent aux tonalités des couleurs d’impression. Les tensions, ainsi délibérément créées, prennent à revers ce que d’ordinaire on attend du titrage et mettent en évidence l’intervention devenue majeure du relieur. Visant autre chose que le rôle de la scolaire étiquette, elle affirme, par une sorte d’oxymore visuel, qu’un décor ainsi constitué peut gagner en force à rapprocher les termes éloignés du lisible et de l’illisible. Ce n’est pas autre chose que réalise la poésie avec des mots.
Les esprits moins rôdés à de telles pratiques se consoleront d’apprendre qu’une telle reliure est parfaitement exécutée et n’a donc rien de commun avec des productions un peu passe-temps où nombre d’amateurs répètent avec des bonheurs variables des formules à la mode. Ils constateront aussi qu’en étant habilement intégrée au reste, la fonction pratique de reconnaissance dévolue au titrage est rencontrée au dos d’une boîte revêtue de shantung qui protège le livre et sa reliure des atteintes du temps.
Tout le monde enfin observera qu’un véritable artiste comme l’est Juan Argenta s’identifie à la continuité de ses démarches et à la variété de ses propositions. En 2012, déjà, il avait relié le premier numéro de la même plaquette truffée d’une belle lettre de Paul Bonet adressée à Robert Bonfils. En cette occasion, Argenta avait fixé son propos où le curieux salmigondis des caractères typographiques dansant sur un air de totale liberté donnait déjà la mesure d’une affirmation qui a gagné trois ans plus tard en rigueur minimaliste.
Cet approfondissement de soi que guettent les avisés collectionneurs de reliures contemporaines les font compagnons d’une belle aventure. Celle-ci , finalement, enjambe le temps et l’on peut imaginer que Paul Bonet qui avait tant le sens de la lettre qu’il ne se lassait pas d’honorer à sa façon les Calligrammes d’Apollinaire, eut été ravi de voir poétiquement réinterprété, trois quart de siècle après lui, une œuvre qu’explicitement, il souhaitait être lue dans un esprit contemporain.
Voilà pourquoi j’aime cette reliure qui me permet de rappeler, dans ce blog très accueillant dont les options ordinaires portent vers des livres plus anciens, que, par-delà l’injustice d’une fortune critique actuellement tiède à soutenir les efforts des relieurs contemporains, les valeurs de création sont celles qui finissent, inévitablement, par compter aux yeux de l’histoire.
André L.
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