Echecs en pleine Terreur / Echec à la Terreur

Amis Bibliophiles Bonsoir,

J’avoue. J’avoue qu’il m’est déjà arrivé d’acheter un livre ancien, de soupirer d’aise en le regardant, avant de le ranger dans ma bibliothèque sans l’avoir ouvert ou presque. Ce n’est pas arrivé souvent, mais c’est arrivé : période d’achats compulsifs, manque de temps, etc. En tout cas de mauvaises raisons. C’est tellement évident que je ne devrais même pas l’évoquer, et cela parle sans doute au bibliomane qui sommeille au plus profond de nous : il faut ouvrir ses livres, les feuilleter au moins, à défaut de les lire complètement (je vous rassure, cela reste ma règle).

Ainsi, sans avoir ouvert et feuilleté le livre dont je vais vous parler, je n’aurais jamais découvert ce qu’il cachait.
Le livre est assez rare, même s’il est incomplet (je n’ai que le 1er tome, ce que je ne savais pas en l’achetant, puisque je n’en avais jamais entendu parler avant…), il s’agît de « La Supériorité aux Echecs, mise à la portée de tout le monde, et particulièrement des Dames qui aiment ces amusement, ou méthode nouvelle, etc. », à Campen, chez Chalmot, 1792, par Philipp Julius de Zuylen de Nyevelt. Nous sommes donc en pleine Terreur (La Terreur est le nom par lequel on désigne deux périodes de la Révolution Française au cours desquelles la France est gouvernée par un pouvoir d’exception reposant sur la force, l’illégalité et la répression…).

En plus d’être rare, l’ouvrage, ou en tout cas mon exemplaire, a deux particularités : il contient deux planches dépliantes des pièces, l’une imprimée en rouge, l’autre imprimée en vert.
Et, surtout, il contient un texte caché sur lequel j’aurais aimé avoir votre avis.
Ce sont les errata qui m’ont mis sur la piste : sous les corrections de l’imprimeur, quelques lignes manuscrites ont été ajoutées : « le lecteur rayera ou sautera s’il veut ce qui en 1792 s’est glissé dans cet ouvrage p. 107-158 ».
J’ai donc suivi la piste et effectivement au milieu de la page 107 le texte s’arrête brutalement et un long passage de 51 pages s’ouvre. Il débute par ces mots « Trois grands maux curables par trois grains de bon sens ». Le premier des maux concerne les gens qui sont pris de « maux de nerfs », et recommande malicieusement aux esprits agités de faire de l’exercice afin de se laisser déborder par leurs passions (en 1792… l’année où Rouget de L’Isle compose la Marseillaise, mais aussi où la Partie est déclarée en danger, où la famille royale est emprisonnée, des temps de grandes passions donc.).

Le deuxième des maux est la Guerre, ce qui prend tout son sens au moment des guerres révolutionnaires (victoire de Valmy par exemple). L’auteur y présente un très long plaidoyer pacifiste, qui débute d’ailleurs curieusement par une théorie sur les moyens de tuer le plus de gens à la Guerre… Une fois ces moyens présentés, l’auteur se demande si tout ceci est bien nécessaire et défend ardemment la paix. Il célèbre au passage l’Angleterre…
Enfin, le troisième mal est la Théologie : l’auteur y fait une assez fine distinction entre la religion, qu’il loue, et la Théologie, qu’il rejette.

Ce qui est certain, c’est que ce long triple plaidoyer de 51 pages commence au milieu d’une page, au beau milieu d’un mot, et reprend au milieu d’une autre. Aucune différence de typographie. Le texte a donc sciemment été inséré.

Je me demande si l’auteur de l’essai sur les échecs (Zuylen de Nievelt) est à l’origine du texte, ce dont je doute, car clairement le pamphlétaire y risquait sa tête en ces temps très troublés (certes il n’est pas mentionné sur la page de titre). Je me demande également si Zuylen de Nievelt était au courant que son livre a été ainsi truffé. Je me demande enfin si tous les exemplaires sont ainsi modifiés à l’imprimerie (les 51 pages ne sont pas signalées dans le sommaire). Qu’en pensez-vous?

En tout cas, cette singularité n’est signalée nulle part, ou alors je ne l’ai pas trouvée. Mais, le répétera-t-on jamais assez, les bibliographes ouvrent assez rarement les livres dont ils parlent (je parle des généralistes).

Que pensez-vous de tout ceci?

H

16 Commentaires

  1. Après le Club Dumas nous voila bien proche du « Tableau du Maitre Flamand » ici le livre remplace le tableau, mais le cœur de l’énigme est centré sur le jeu d’échec.
    Omniprésence de Pérez-Reverte dans la bibliophilie ?

  2. Je viens d’apprendre que le lien dans mon commentaire ne sert à rien. Pour ceux qui lisent l’allemand, il s’agit d’un article de J. F. W. Koch dans la Neue allgemeine deutsche Bibliothek, Bd 47/I (1803), pp. 515-7.
    L’auteur, qui ne voit absolument rien de dangereux dans ces textes, propose deux solutions: une faute du typographe qui prenait deux manuscrits pour un, ou une faute de l’auteur qui mettait le deuxième manuscrit, fini en même temps, dans son manuscrit sur le jeu d’échecs par erreur.
    Vu le « Bon sens » sur la page de titre, je pense plutôt que ces trois traités faisaient bien partie du livre, et que la seule faute consiste en l’emplacement. Au lieu de les mettre à la fin du livre ou d’un chapitre (ou bien dans la deuxième partie jamais publiée?) on les plaça par erreur en plein milieu d’une phrase.
    Pure spéculation, mais pourquoi pas enrichir un livre sur le jeu d’échecs de réflexions sur l’art de la guerre ou sur les maux des nerfs?
    Pour finir, le néerlandais est assez proche à l’allemand et je suis presque sûr que, d’après un article dans la Navorscher évoqué par Bertrand, on sait que le comte Van Zuylen est bien l’auteur de l’ensemble.

  3. 100% d’accord avec toi. Je pense que l’insert est volontaire, mais probablement fait à l’insu de l’auteur et du prote.

    De là à ce qu’un apprenti ait voulu nous faire un gambit du prote, il n’y a qu’un pas!

    H
    PS. : ou alors il a été publié le 1er avril…

  4. 1.d4 Cf6 2.Cç3 g6 3….

    Un joueur d’échecs contre-révolutionnaire au point d’insérer un texte militant voire dangereux pour lui dans un traité d’échecs, je n’y crois pas non plus.

    Je verrais plutôt un imprimeur ou un typographe qui, à l’insue ou non de son directeur d’imprimerie (prote), a passé un petit message « subliminal » à la Pink Floyd dans ce traité par ailleurs politiquement bien anodin et donc, de ce fait, peu surveillé ou contrôlé par les douanes et services de la censure française de l’époque.

    Echec et mat !

    Amitiés, Bertrand

  5. Mouais…

    En passant, et en restant lié à la question, les errata de cet ouvrage sont particuliers : en effet, on y signale « des erreurs de gravure dans quelques exemplaires de la 1ère planche »… ce qui suppose que les erreurs ne sont pas présentes dans tous les exemplaires de cette première édition.

    Donc le texte imprimé semble avoir fait l’objet de multiples vérifications, avec des différences au sein même de ce 1er tirage, pour que l’on puisse identifier des erreurs qui ne sont pas présentes partout, et les signaler. Les erreurs portent d’ailleurs sur des éléments d’échec, et non des problèmes des coquilles par exemple. On peut imaginer que le relecteur ne s’est pas contenté de comparer mot à mot manuscrit et texte imprimé. Enfin, je ne sais pas.

    Maintenant, si comme tu le penses Martin, un manuscrit s’est glissé dans le premier, on peut expliquer n’importe quoi, par exemple que c’est le même auteur et qu’il a écrit ce texte dans un moment de démence en plein milieu de sa théorie sur les échecs (si ça se trouve, La Fontaine, c’est pas La Fontaine, mais des manuscrits qui se sont malencontreusement glissés là! )… ou alors que le cousin du mari de la voisine du valet de l’auteur qui était chargé d’amener le manuscrit chez le prote était en fait un talentueux pamphlétaire qui a voulu garder l’anonymat… 🙂

    Ou pourquoi pas que l’un des apprentis du prote ait voulu ennuyer son patron et ait inséré ce texte au milieu de l’autre, etc, etc. mais qu’à aucun moment, dans les diverses relectures, ils n’aient choisi de le mentionner dans les errata…

    Non, je n’y crois pas. Mais ça n’a pas d’importance au fond, la valeur de l’ouvrage est ailleurs, et puis, on pourrait en débattre des heures…
    H

  6. Avant de quitter, une petite remarque: Dans les errate, on trouve les différences entre le manuscrit et l’impression. Si un deuxième manuscrit s’est glissé entre les feuillets du premier, comment le remarquer? On imprime ce qu’on a et voilà.

  7. Merci beaucoup Martin. La deuxième partie ne semble en effet contenir que des planches.
    En revanche, je suis plus circonspect sur le fait qu’il s’agisse d’une erreur involontaire de l’imprimeur : si c’était le cas, plus de 50 pages d’erreur ne passent pas inaperçues, et pourquoi ne les aurait-il pas alors signalées dans les errata avce les autres erreurs.
    Or, justement, dans les errata, il ne les signale pas.
    Dans l’exemplaire que j’ai entre les mains, c’est une mention manuscrite postérieure qui signale l’erreur.
    On peut penser que ce livre, qui est un manuel spécialisé sur les échecs était lu de façon exhaustive par les lecteurs de l’époque amateurs d’échecs, qui n’auraient donc pas manqué de remarquer l’erreur. On peut donc également écarter que l’imprimeur ait parié sur le fait que les lecteurs ne se rendraient pas compte de l’erreur.
    Si on va plus loin, l’erreur intervient et est corrigée à mi-page, elle ne correspond pas à un cahier… et surtout elle est politiquement très engagée à une époque où les têtes tombaient.
    On peut également penser que si le texte inséré(qui est complet) était destiné à un autre texte, ou un autre ouvrage, on devrait pouvoir en retrouver les traces quelque part, et je n’ai rien trouvé.
    Enfin, ce n’est pas comme s’il s’agissait d’un ouvrage de littérature paru en 1770, avec à l’intérieur un autre ouvrage de littérature. Nous sommes en pleine Terreur, et comme par hasard ce pamphlet est caché au milieu d’un autre ouvrage.
    Enfin, je ne sais pas… et on ne saura jamais, probablement…
    H

  8. http://www.sureproxy.com/nph-index.cgi/011110A/http/books.google.com/books=3fid=3dcaMEAAAAYAAJ&pg=3dRA1-PA515&dq=3daux-echecs+campen&lr=3d&as_brr=3d0&hl=3dde
    Description détaillée, en allemand.
    L’auteur suppose (comme moi) qu’il s’agisse tout simplement d’une faute de l’imprimeur et il souhaite qu’on publie une édition corrigé de cet ouvrage très utile.
    Cette édition corrigée, avec un carton p. 107, existe.
    Par contre, il me semble qu’il n’existe pas de deuxième partie. Dans le deuxième volume, on ne trouve que les planches, si j’ai bien compris.
    Peut-être un bibliophile belge (flamand) pourrait nous aider en traduisant les différents commentaires dans le Navorscher?

  9. Je connaissais de nom cette bibliographie de Gay sur les Echecs, je ne la possède pas et elle est introuvable sur Google Books en version numérique…

    Désolé.

    Avis à ceux (les heureux) qui la possède.

    Amitiés, Bertrand

  10. J’ose rarement prendre la parole… Toujours est-il que je me permets de vous demander si vous avez regardé dans la « Bibliographie anecdotique du jeu des échecs » rédigée par Jean GAY et éditée par son père Jules GAY en 1864.
    Personnellement, je ne connais pas cette bibliographie, en revanche je connais celle de son père, « Bibliographie des principaux ouvrages relatifs à l’amour, aux femmes et au mariage et des livres facétieux, pantagruéliques, scatologiques, satyriques » et qui est rédigée en partenariat avec des bibliophiles.
    a.

  11. Oui, bien d’accord, accablant pour les bibliographes, pas tous cependant.

    Concernant Brunet, et malgré tout le respect qu’on lui doit pour avoir fait oeuvre de pionnier et oeuvre gigantesque, j’ai au moins 10 fiches consignées d’ouvrages vérifiés par mes soins, collationnés et dont je peux dire avec certitude que Brunet (pas plus que Graesse qui 3 fois sur 4 c’est carrémment contenté de recopier son homologue français…) n’a pas jamais eu en mains les exemplaires pourtant décrits avec quelques détails (faux pour la plupart), évidemment cela ne doit concerner que 1 ou 2% des fiches de Brunet, mais un Brunet corrigé mériterait une mise au monde aux Editions des Cendres par exemple.

    Amitiés, Bertrand

  12. Egalement cité avec la même particularité dans le livre en néerlandais : DE NAVORSCHER
    De FREDERIK MULLER, p. 15

    Voici le lien : http://www.superproxy.co.uk/cgi-bin/nph-superproxy_1100.pl/011110A/http/books.google.com/books=3fid=3daZMFAAAAQAAJ&pg=3dPA15&dq=3d=2522la+sup=25C3=25A9riorit=25C3=25A9+aux+=25C3=25A9checs=2522&lr=3d&as_brr=3d1&hl=3dfr

    Cette fois il nous faut un néerlandophone pour la traduction…

    Il semblerait bien au final que tous les exemplaires possèdent cette particularité. Les bibliographes ayant allègrement passé par dessus cette bizarrerie… Comme souvent !

    Amitiés, Bertrand

  13. Ce livre est cité dans le Handbuch des Schachspiels de De Paul Rudolph von Bilguer et Emil Schallopp, p. 49. (Leipzig, 1891) avec la même particularité.

    Je laisse Martin faire la juste traduction du passage, je ne suis as assez germanophone.

    Voici le lien :

    http://www.superproxy.co.uk/cgi-bin/nph-superproxy_1100.pl/011110A/http/books.google.com/books=3fid=3doFcMAAAAYAAJ&pg=3dPA49&dq=3d=2522la+sup=25C3=25A9riorit=25C3=25A9+aux+=25C3=25A9checs=2522&lr=3d&as_brr=3d1&hl=3dfr

    Amitiés, Bertrand

  14. Surprenant en effet ? Je ne connais pas l’ouvrage.

    Je ne sais pas vous mais c’est amusant, cela m’a fait penser instantanément au film de Costa Gavras, I comme Icare, le passage où Yves Montand essaye de trouver le message caché sur la bande magnétique….

    Minos etc… (pour les fans du film).

    Sur la bande magnétique il suffisait d’écouter un morceau de musique quelques secondes, le message crypté arrive ensuite (vitesse de lecture modifiée), puis à nouveau musique.

    Cette cachette au sein d’un livre imprimé m’a fait pensé à ce passage du film.

    Plusieurs questions peuvent se poser :

    – ce livre a-t-il été imprimé en France ?
    – le texte est-il contre-révolutionnaire (c’est à dire qu’il aurait pu être alors diffusé depuis l’Autriche ou la prusse ?
    – il faudrait arriver à localiser un autre exemplaire de ce livre pour constater s’il s’agit d’un « accident » du à un prote intentionné ou si l’intégralité du tirage a fait l’objet de ce subterfuge (ce que je ne pense pas vus les commentaires sur ce livre par certains bibliographes qui ne mentionnent rien…)

    Etrange en tous les cas.

    Amitiés, Bertrand

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