Plaisirs secrets, braconnage matutinal, corps qui se frôlent. C’est l’aube au marché Georges Brassens…

Amis Bibliophiles bonsoir,  Chassant la nuit, une méchante lueur, l’aube peut-être, révèle un ciel noirâtre et des trottoirs mouillés. Vous vous trouvez aux limes du 15°, là ou l’ancien fossé de petite ceinture sépare l’urbs patricienne de la terra incognita des zones 2 et suivantes. Face à vous, bordée de hautes grilles, une friche industrielle de tuile et de fonte se dessine sous la pluie. Vous considérez un enclos pavé ; enclos ouvert aux quatre vents ; pavés sur lesquels, en des temps pas si lointains, on égorgeait les chevaux; vents qui s’engouffrant entre les tuiles disjointes, semblent rapporter un écho de leurs plaintes.  En ce jour qui peine à naître, des silhouettes se dessinent. Des groupes se forment et se confondent. Certains s’attirent, d’autres s’observent et quand l’offre s’apparie à la demande, des couples se détachent pour retourner à la pénombre. Et si d’aventure, il vous prend de les suivre, leurs souffles rauques et leurs regards égarés vous maintiennent à distance de ces rapports qui ne sont plus tout à fait humains. Mais si vous tendez l’oreille, vous vous apercevez qu’il est question de désir, de possession et de fric, et si vous mobilisez encore plus vos sens, il ne tient qu’à vos narines de remarquer l’entêtante odeur de cuir que dégagent ces échanges. Quelle explication, hormis un accès de folie subite, pouvez-vous donner à votre présence en ces lieux ? Quelle addiction mille fois plus forte que ce qui vous sert de volonté, vous a fait quitter votre lit douillet et les contours tièdes de votre douce et tendre ? Quelles puissances innomées vous poussent à braver les vents alizés et la pluie qui s’insinue dans votre col. Et qu’espérez-vous cacher à votre juge, celui qui sait tout, quand le moment sera venu de vous prosterner devant sa face ?  Allez, admettez… Vous êtes ici pour satisfaire votre vice, ce vice resté impuni. Ce goût dont la seule évocation fait frissonner tout votre corps. Ce goût inavouable dont votre épouse doit bien malgré elle porter le secret. Ce goût que vous taisez sur votre lieu de travail, de peur que son aveu ne vous condamne à rester toute votre vie simple capo et ne jamais devenir celui di tutti capi. Ce goût qui, perturbant vos glandes endocrines, vous hante depuis votre prime adolescence et, pourtant rendu au statut d’adulte cartésien, vous possède aujourd’hui, corps et bien. Ce goût qui est la raison, si le terme raison a encore un sens pour vous, de votre présence en ces lieux.  Le seul endroit ou vous pouvez satisfaire, exultant et sans vergogne, votre vice capital ; ce vice qui est votre maître…  Votre goût immodéré, irrépressible, irréfrené pour les livres…  Vous êtes au marché Brassens. Ici vous redevenez vous-même ; ici vous retournez à l’état de nature. Enfin, vous vous dressez nu, si ce n’est un pagne ceignant vos reins et un os traversant vos narines. La sagaie à la main, de rauques mélopées s’échappent de votre bouche et soudain, vous prenez la piste, vif et agile sur la corne de vos pieds. C’est votre moi originel qui culbute, cul par dessus tête, votre moi civilisé. Vous êtes redevenu le chasseur primitif aux longues foulées ; vos ancêtres vous parlent à l’oreille et les esprits qui logent dans le ciel chantent votre renommée.   Autour de vous des masses improbables s’ébranlent, enchainant des équilibres incertains. Malgré leurs 4 roues, 2 dans les cas extrêmes, seule une imagination extraordinaire peut se le représenter en mouvement. Et pourtant elles bougent, franchissent en ahanant les grilles et viennent s’arrêter, toutes gémissantes de l’effort indu, à leurs emplacements de destination.  Vous êtes un vieux de la vieille, un chineur sachant chiner. Vous savez quels véhicules pister, quelles plaques d’immatriculation portent des promesses et derrière quels volants se cachent ceux qu’il faut guetter. Fondant sur votre proie avant même qu’elle n’ouvre ses portes, vous l’acculez au gite. Il lui faudra répondre si elle veut en sortir.  – Rien pour moi ?  Ce Rien ou le R porte l’accent tonique pour rouler dans les voyelles et expirer dans le n. Ce Rien qui ne cherche qu’à conjurer le mauvais sort, car, bien sur, vous aspirez de toute votre âme à ce qu’il y ait quelque chose, quelque chose pour vous. Que l’on vous lance un Oui ou un Peut-être. Qu’en ce jour vous ayez votre chance ; pas une veine insolente, juste l’honnête fortune qui donne du volume à la gibecière et assure l’existence au moins jusqu’au retour en ces lieux, dans une semaine exactement.  A noter que vous préférez le Peut-être au Oui. Le Oui vous inquiète. Car si ce Oui a raison d’être et que ce que l’on vous montre, vous manque ; alors on possède à tort quelque chose que, à tort tout autant, vous ne possédez pas. La réalité est brutale ; cette chasse que vous pensiez gardée a été braconnée. Pire, au pincement qui saisit votre entrejambe, vous comprenez que vous êtes désormais une cible… de chasseur, vous êtes devenu chassé.  Même si vous répondez à ce Oui par un joyeux Ah…, on vous surprend à souhaiter que vous l’ayez déjà, du moins en meilleure condition, à bruler plusieurs cierges pour que ce que vous ne possédez pas, ne soit plus désirable que ce que vous avez déjà. Mais si par malheur, à moins qu’il ne s’agisse d’un bonheur masochiste, vous avez toujours rêvé qu’il soit à vous… Alors misère de vous. Vous vous croyez face au mur ? Erreur, le mur vous laisse le choix, le passer ou pas. Vous êtes à l’extrême bord de la roche Tarpéienne, vous n’avez nul choix ; il faut sauter.  Il ne vous reste qu’à crier miséricorde, implorer un traitement humain, supplier que l’on vous fasse grâce ; en l’occurrence un prix, un vrai. Un de ceux qui marquent les esprits et scellent d’office la transaction. Un prix d’ami pour ainsi dire, du moins qui sonne le début d’une sincère amitié. Une remise si mémorable qu’elle induira un courant constant de transactions à venir ; car preneur vous l’êtes et acheteur vous vous proclamez; de la politesse que l’on vous fait, vous vous souviendrez.  Et comment ferez-vous sans cette réduction, que vous aimeriez au format compression, pour prouver à votre entourage que vous n’êtes pas totalement le jouet de vos pulsions ; éviter, sinon l’internement d’office, la mise sous tutelle et la dépossession de vos avoirs. Et comment conjurerez-vous le malheur qui ne manquera pas de s’abattre quand, en compensation de cette folie, on vous forcera à vous séparer d’une autre de vos prises. Faut-il, alors que l’on vous saigne, supporter à la suite d’avoir les entrailles vidées ? Et quel destin funeste attendra cette merveille qui s’empile dans le couloir, bloque la porte de la cuisine et menace de s’effondrer dans le salon ? A l’inverse du Oui, le Peut-être vous enchante, même si parfois il cache un retournement. Ce devrait être un Oui cependant le prix est tellement exorbitant qu’il vous revient soudain que vous auriez dû mieux payer le précédent Peut-être que l’on vous fit. Mais ce malheur écarté, vous frétillez. Allez-vous abattre les frontières et repousser à l’infini les limites de votre sujet ? Est-il enfin là, ce raccord universel qui donnera une valeur cosmique à votre collection ; fera de vous le sapiteur de toute sapience, humblement voué à l’esbaudissement de ses contemporains ? Sur ce Peut-être votre main, vive et ferme, s’est abattue.  – L’est-ti complet et combien que ça coute ? La réponse doit vous plaire car votre haleine se charge d’une première ivresse, celle du chasseur qui boit aux veines chaudes de son gibier.  Pourtant vous criez que c’est vous que l’on égorge ; que le prix est dissuasif ce qui est le contraire d’attractif et ceci-dit sans vouloir froisser l’actuel propriétaire qui par ailleurs est libraire, ce qui devrait en faire une personne avisée quant aux prix affichés ; qu’à tout bien considérer, il faudrait parler de prix abusif, toujours soi-dit sans intention de vexer. D’ailleurs le rapport est lointain, quasiment hors-sujet. Avec ce genre de Peut-être, il faudrait investir les rayons de la Nationale qui ne compte que 4 tours ce qui parait notoirement insuffisant. On vous connait ; dans le cas contraire  vous ne discuteriez pas une seconde, cracheriez illico au bassinet, paieriez comptant et fourniriez votre propre sac.  Finalement vous reposez l’ouvrage ; un sourire triste et c’est l’hallali. –  Merci de me l’avoir proposé… Pourtant votre doigt raide est toujours posé dessus. Tant que cet index sera là, bandé comme un ressort, personne ne pourra le revendiquer. D’ailleurs votre ton change, vous minaudez. Si le prix devient réellement séduisant, un effort pourrait être consenti ; qu’un prix demandé c’est une chose, la réalité du marché une autre et tout le monde sait que sur internet ils marquent n’importe quoi ; qu’enfin si vous faites un pas vers l’autre, enjambant par courtoisie le notable ennui que vous inspire ce texte, il vous parait raisonnable d’attendre de l’autre que, chaussant ses bottes de sept lieux, il se rapproche à son tour de vous et abolisse la distance qui sépare ses prétentions initiales de la somme qu’il vous est décemment possible d’y consacrer ; qu’en résumé vous voulez bien acheter pour faire plaisir, mais qu’il y a des limites à tout, même à votre affabilité.  Finalement vos arguments paraissent porter et l’affaire tourner à votre aise.  Enfin, il vous appartient.  Ami, ne nous faites pas vous courir après vous. Allons, baignez nous d’un peu de votre chance et faites-nous la grâce de nous instruire. Qu’est-ce donc que ce Peut-être qui désormais est à vous ?  Tudieu ! 1555, un seizième ! Je vous croyais dans la locomotion… Ah, pardon, le sport.  Mais alors, que nous vaut ce vélin ?  Ventredieu ! Le Des bains & antiques exercitations… du sieur Du Choul.  Une impression lyonnaise nous susurrez-vous, avant que de l’ouvrir sur une page portant en plein un bois gravé. Deux pugilistes se cognant à coups de cestes. Discipline olympique nous assurez-vous ; l’ancêtre de la boxe béons-nous. Mais quelle est cette ombre à votre front pourtant couvert des lauriers du triomphe ? Craindriez-vous le moment du retour et l’ire de votre moitié ? C’est vrai que le débours n’a pas été bénin et que les seizièmes paraissent osés quand il question de la bibliothèque d’un honorable sportsman. Et s’il s’agit de les ranger entre deux numéros spéciaux de l’Illustration, ils ne font que confirmer ce que votre épouse baptise une contamination perverse… vous avez viré bibliophile.  C’est à pas de loup que vous franchissez le seuil de votre demeure… De loup ? Plutôt de souriceau apeuré. Heureusement la distance n’est pas trop grande jusqu’au votre bureau. La serrure n’a pas grincé, les lames du parquet n’ont pas craqué et aucune de vos piles de livres ne s’est effondrée. Vous allez peut-être y arriver… – Mon bibliofilou, que ramènes-tu de ton marché ?  – Pas grand’chose, mon adorée ; vous savez bien que plus le temps passe et plus il se paupérise. On n’y trouve pour ainsi dire plus rien…
A suivre. Ugo

91 Commentaires

  1. Moi, le style d'Ugo me fait penser à la musique Indienne.
    En europe on met deux notes, en Inde ils en casent dix au milieu.

    Mais à la fin sa veut dire la meme chose

    A bientot
    jlp

  2. En commençant à lire le papier, je me suis dit, tiens Hugues a picolé … et puis je suis allé voir la signature ! C’est bien d’avoir un style reconnaissable entre tous. Et l’idée que du Choul puisse attirer les amateurs de livres sportifs est une trouvaille qui m’a fait trop rire. Merci Ugo.
    Textor

  3. Un des avantages d’internet et donc du Blog du Bibliophile est de pouvoir lire ce qui nous plait ou de ne pas finir sa lecture si ça nous barbe, tout cela sans remords, sans bourse délier. Moi, j’ai fini ma lecture et j’ai aimé. Merci Ugo.

    Lauverjat

  4. Ugo et Hugues,

    Merci d' avoir écrit et publié cet article, je me suis beaucoup amusé pendant sa lecture!
    Je crois que beaucoup de bibliophiles (et autres collectionneurs) s' y reconnaissent.
    J' aimerais lire plus d' articles de ce genre, écrits dans le style qui plaît à l' auteur, lourd s' il le veut et choisit. Je crois que le style convient au contenu, tout à fait dans le genre de contes qu' on lit dans des ouvrages sur la bibliophilie d' une autre époque (comme la bibliophilie elle-même?).

    Benoit.

  5. je ne connais pas Ugo, et n'ai jamais mis les pieds au marché Brassens, je pourrais donc dire sans problème tout le mal que je pense de l'un et de l'autre… Mais il se trouve que ses articles me font rire, que celui-ci m'a donné envie d'aller y voir de plus près, et que certes, je ne connais pas ce monsieur, mais que je le regrette !

  6. Bien dit Hugues, j'ai relu trois fois le message d'Ugo, et je ne comprends toujours pas ces commentaires aigris. On peut ne pas aimer le style, mais c'est son style, il ne me semble pas qu'il ait quoi ce soit de blasphématoire. 🙂
    Etienne

  7. Ces commentaires me font toujours sourire, surtout quand ils ne sont pas signés. En fait, ils ne sont jamais signés.
    N'ayant pas encore reçu d'article pour le blog de la part de ces charmants anonymes (et pour cause), je publie parfois des contributions comme celle d'Ugo. Ce texte m'a fait sourire, et il plaît à d'autres lecteurs, le but est donc atteint.
    Quant aux compromissions évoquées, j'en pleurerais de rire si je n'avais pas mieux à faire…
    Chers contempteurs, vous me semblez des gens sérieux, ne vous ridiculisez pas ainsi en public, c'est mauvais pour l'ego.
    Si vous ne voyez pas le rapport avec la bibliophilie dans cet article, peut-être est-ce simplement parce que vous n'êtes pas bibliophile. 🙂
    Quant au "vivement que ce blog comprenne ce que "raison garder" veut dire",… et bien j'ai juste envie de vous répondre d'aller vous faire voir ailleurs.
    Ce blog est le mien, je n'en suis pas le gérant, c'est un peu plus que cela en fait, et j'en fais exactement ce que je veux, comme je le sens, et ce depuis 7 ans et plus de 2000 messages.
    "Un retour aux fondamentaux?" Il n'y avait pas de blog sur la bibliophilie quand j'ai lancé ce blog, les fondamentaux, c'est moi qui les ai posés, et ici au moins, c'est moi qui les définis.
    Vous avez un problème avec Ugo, n'hésitez pas à le contacter… il est vrai que cela oblige à se dévoiler, et là, il n'y a plus personne… 🙂
    Bon dimanche, sous vos applaudissements, comme disait l'autre.
    Hugues

  8. Moi aussi je n'ose pas signer. Ugo me connait tout autant.
    Pourtant je tiens à dire que ce genre de prose est absolument lamentable. Quel rapport avec la bibliophilie ? Quelles compromissions le gérant de ce blog à-t-il accepté pour publier ceci ???
    Peut-être qu'un retour aux fondamentaux serait nécessaire… Style lourd, ce n'est rien de le dire… Lourdingue me semble un terme plus approprié.
    Vivement que ce blog comprenne ce que "raison garder" veut dire.
    Signé : Anonyme et heureux de l’être, ne serait-ce que pour me protéger de ce genre de délires.

  9. Bonjour,
    moi j'aime bien ugo, mais j'aime pas son style que je trouve un peu lourd.
    je n'ose pas signer car ugo me connait. Oui c'est lache, je sais, c'est tout ce que vous voulez.
    a+

  10. Nous vous attendons sous la coupole, Ugo. France, pour y entrer, s’était fendu d’une nouvelle fort bien tournée à propos d’un bibliophile (Le crime de…). Ce remarquable texte devrait suffire. Beaucoup de mes confrères, en sortant du dictionnaire, aiment arpenter les quais de Seine en fouillant dans les boites des bouquinistes. C’est là qu’ils s’entrainent à mentir ! Vous êtes déjà des leurs…

    Philippe Gandillet

  11. Merci, texte toujours fantastique de Ugo, avec un H il n'avait pas fait mieux. Mais que faites vous à vendre et expertiser des livres, écrivez, nous vous attendons, vos textes sont meilleurs que bien des contenus de livres, quel plaisir merci.

    Daniel B.

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