Par Alcide Raturon, membre de la Guilde des Bibliopolicés, chroniqueur temporel des amours du papier et des ombres du passé.
Amis bibliophiles, bonjour.
C’est à Drouot que tout a commencé. Une vente banale, un mercredi d’automne, l’une de ces dispersions où l’on fourre indistinctement de la porcelaine fêlée, quelques bronzes de pacotille, des bibelots poussiéreux, et, à la fin du catalogue, un maigre lot de livres anciens. Personne n’y prête attention : ni les marchands d’art qui lorgnent sur les toiles, ni les jeunes commissaires trop pressés de liquider les invendus. Mais mon œil, lui, s’est arrêté sur une ligne que nul n’avait jugée digne d’intérêt : « Colardeau, Œuvres, Paris, Cazin, 1793, 3 vol. in-18. Reliure de l’époque. Au titre du tome I, note manuscrite : dernier livre de Cazin. Tache brune en marge. »

Les mots étaient là, anodins aux yeux de tous, mais ils vibraient comme un signal pour moi. Dernier livre de Cazin. Une annotation au crayon, jaunie par le temps. Une petite tache brune. Le reste du public bâillait, feuilletait distraitement le catalogue, certains sortaient même pour téléphoner. Moi, Alcide Raturon, je sentis tout le poids de ces quelques mots. Car je savais ce qu’ils pouvaient signifier. Pour l’expert, la note voulait dire que ce Colardeau était le dernier publié par Hubert-Martin Cazin avant sa mort. Mais mon intuition me chuchotait autre chose : et si ce volume n’était pas seulement le dernier sorti de ses presses, mais le dernier qu’il avait tenu, en chair et en os, dans sa poche, le soir où la mitraille l’abattit rue Dauphine ?
Cette hypothèse suffisait à déclencher le vertige. La salle des ventes s’effaça, et je sus qu’il me faudrait vérifier. Car tel est mon privilège – ou ma damnation : je puis franchir les siècles comme d’autres franchissent une rue. Je devais aller voir.
Paris, 5 octobre 1795. La translation temporelle me jeta en pleine effervescence. La rue Dauphine bourdonnait de rumeurs, les royalistes s’agitaient, les troupes se massaient, Bonaparte préparait la répression. Les volets des boutiques claquaient, les cafés se barricadaient à demi. Au milieu de cette agitation, je le vis. Hubert-Martin Cazin. Soixante et onze ans, silhouette fine, encore alerte. Il discutait avec un ami sur le seuil d’un café. Sous son bras, je reconnus aussitôt la reliure fauve, dos lisse, filets dorés : le Colardeau, Œuvres, 1793. Il venait manifestement l’offrir, ultime présent d’éditeur à un proche.
Je n’eus pas le temps d’approcher. Le fracas éclata soudain, un roulement de tonnerre métallique : la mitraille. Bonaparte venait de donner l’ordre. Les canons chargés à mitraille crachèrent leur pluie de fer, qui rebondit sur les pavés, fit voler les vitres et les pierres. Les cris, la panique, le tumulte. Et au milieu, Cazin chancela. Je le vis porter la main à son ventre, son visage se décomposer. Il s’effondra lentement, comme un arbre centenaire qu’on abat. L’éclat de mitraille avait frappé juste. Le livre glissa de son bras, heurta le sol, et une éclaboussure rougeâtre macula la marge du titre. Le sang et l’encre se confondaient désormais dans la fibre du papier.
Je restai figé, incapable d’intervenir. Je savais trop bien ce qu’il adviendrait si je tentais de m’emparer de l’objet : le temps se cabrerait, et l’Histoire, jalouse, me punirait. Je vis alors la scène s’accomplir dans sa justesse. L’ami de Cazin, bouleversé, ramassa le volume taché de sang presque sans y penser, l’enfonça dans la poche de sa redingote pour libérer ses mains, puis s’agenouilla auprès du blessé. Autour de moi, la rue était une vision d’horreur : vitres éclatées, cris des blessés, sable jeté à la hâte pour éponger le sang. Et, plus loin, à cheval, le jeune Bonaparte surveillait l’exécution de ses ordres. Il n’avait que vingt-six ans, mais déjà son regard froid portait l’autorité glacée de ceux qui se sentent choisis par le destin. Je sus en le voyant que cette journée était pour lui une marche vers l’Empire, mais pour Cazin une marche vers la mort. Deux destins croisaient leurs trajectoires dans un même fracas de mitraille.
Je ne pus rester davantage. Le temps m’arracha de la rue Dauphine et me rejeta dans mon siècle, les oreilles encore pleines du tonnerre des canons.
Et voilà que je me retrouvais de nouveau, quelques jours plus tard, dans la salle clairsemée de Drouot. Le lot 147 venait d’être annoncé : « Colardeau, Œuvres, 1793. Trois volumes. Reliure de l’époque. Tache brune. » Le commissaire-priseur parlait d’une voix monotone. Personne ne leva le sourcil. Les acheteurs de livres, trop occupés à attendre les reliures dorées du XIXᵉ, dédaignaient ce petit ensemble modeste. Je m’approchai. On me laissa feuilleter sans même m’accorder un regard.
Là, sous mes doigts, le titre du tome I. L’annotation manuscrite, pâlie par deux siècles : « Dernier livre de Cazin ». Et sur la marge, exactement où je l’avais vu s’imprimer, cette tache brunie, rétractée, mais toujours visible. Le sang séché d’Hubert-Martin Cazin, fixé à jamais sur le papier.
Les enchères furent rapides, presque honteuses. Trente euros, quarante. J’attendis, puis levai la main. Le commissaire me désigna d’un signe distrait. Cinquante. Adjugé. Le marteau tomba. Le lot 147 était à moi. Personne ne s’en souciait. Et c’était peut-être mieux ainsi. Les vrais trésors se cachent toujours dans l’indifférence des foules.
Je refermai doucement le volume, conscient que je n’étais pas devenu son propriétaire, mais son dépositaire. Ce n’était pas seulement le dernier livre publié par Cazin. C’était son dernier livre tout court, celui qu’il portait dans la poche de sa redingote quand la mitraille l’avait fauché rue Dauphine. Un livre devenu relique, scellé par une goutte de sang, témoin d’un instant où la littérature et la mort s’étaient confondues.
Et chaque fois que je tiendrai un Cazin, je me rappellerai cette vérité : les livres ne sont jamais seulement des livres. Ce sont des témoins, parfois tachés de sang, des compagnons silencieux qui nous rappellent qu’entre la première édition et la dernière illusion, il y a la vie, et parfois la mort.
Cote : BGB A-1793-Caz-Col.
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