(Par Hélène Vasseur, médecin légiste. Bibliophile des modernes.)
Le matin recommence par les mêmes trois lignes. Un seul coup. Une seule lettre. Un seul catalogue.
Je les ai écrites la veille, cette fois sans me censurer. En toutes lettres : Rahir, Partie IV.
Les quatre pièces déjà alignées sur ma table — Biblia latina (Arsenal), Manesson-Mallet (librairie), Anquetil (salle 9), La Bruyère (salle attenante) — ne laissent plus place à la fiction du hasard. Quatre corps, quatre papiers, quatre signatures. La grammaire est trop nette pour être niée.
Il reste encore des pages au catalogue. Je ne les écris pas. Je ne les devine pas. Je sais seulement qu’elles viendront. Je pense au nombre total de lots, à la manière dont une vente s’étire sur plusieurs vacations, à ce qui se prépare quand un bibliomane transforme un catalogue en plan d’exécution. Le téléphone vibre. Réquisition. Adresse : hôtel particulier, VIIᵉ arrondissement. Décès en contexte privé, « présence d’invités ». La voix au bout du fil est neutre, professionnelle. Je dis « j’arrive ». Je glisse mes gants en nitrile, mes pochettes à scellés, ma loupe 10×, ma lampe. Je pars.
L’hôtel particulier s’annonce par un porche trop propre. Dans la cour, des silhouettes se tiennent par paires comme à la sortie d’un colloque : manteaux sombres, foulards sobres, chaussures cirées. L’air sent le papier épais et le champagne qui n’a pas eu le temps de tiédir. Un policier me guide : « Cabinet de lecture, au premier. »
La pièce est vaste, boisée, murs clairs. Rideaux lourds filtrant une lumière déjà tombante. Sur la table centrale, un lutrin vide. Autour, des chaises encore chaudes. Sur un guéridon, un compas ancien, un niveau à bulle posé comme un bijou. Au sol, à deux pas du lutrin, le corps. Un homme d’une cinquantaine d’années, costume gris, chemise blanche, cravate étroite. On me dit : architecte, invité d’honneur pour une causerie sur Vitruve.
Je m’accroupis. J’observe avant de toucher. La plaie saute aux yeux : unique, bord franc, trajectoire régulière. Compatible avec un poinçon manié d’une main sûre. Pas de bavure, pas de lutte. La chemise entrouverte découvre un sternum marqué. La lettre R. Brûlure nette, posée au manubrium. Liseré brun, aucune bavure. Sous la lampe, un éclat froid : microparticules dorées. Fer à dorer, posé post mortem. Je photographie.
Un officier me tend un feuillet trouvé près du lutrin. Tirage moderne d’une planche ancienne. En bas : « De architectura, Paris, 1547, traduction Jean Martin, figures de Jean Goujon. » Le pied de page m’attire l’œil : Partie IV — … — Rahir. Je scelle la planche.
Je rédige debout, carnet contre genou : « Plaie unique sternale, outil étroit, trajectoire antéro-postérieure. Marquage thermique post mortem (lettre R). Microparticules métalliques dans la zone brûlée. Planche (Vitruve 1547, trad. Jean Martin, ill. Jean Goujon) posée à proximité. » Je signe. Cinquième constat.
Je prends le temps d’observer la salle, les détails qui échappent au premier regard. Le papier peint, discret, à motif floral ancien. Les boiseries restaurées. Sur une étagère, un volume relié en veau blond, sans rapport apparent avec Vitruve, mais placé comme témoin. L’architecte devait parler du traité, peut-être comparer les exemplaires illustrés. Dans un coin, un projecteur de conférence encore chaud. Le public avait dû attendre le début. Le mort est tombé avant que la parole s’élève.
Dans la cour, l’air a changé de densité. Les voitures noires se rangent. Une rumeur glisse : « On dit qu’un certain Corso est en ville. » Comme une parenthèse, une rumeur de coulisse. Je ne relève pas. Je note mentalement que Corso, s’il circule, sait désormais. Le catalogue Rahir est dans plus d’un esprit.
La deuxième convocation tombe dans l’après-midi. Appartement rive gauche, étage élevé. « Bibliothèque particulière, décès constaté. » Je traverse la Seine, les quais luisent de pluie récente.
La propriétaire m’ouvre. Femme d’une soixantaine d’années, droite, les mains jointes. Elle m’indique un salon profond où la bibliothèque court sur deux travées de chêne clair, vitrées, avec des clés anciennes suspendues à des rubans. L’air sent la cire et le tabac froid.
Sur une table, isolé, un volume : maroquin rouge, dos à nerfs richement orné, dentelle fine. La doublure crie qualité. Padeloup ou son école. Je m’approche. La reliure est ferme, le grain du maroquin serré, la dorure d’une finesse qui n’appartient qu’aux ateliers parisiens du milieu du XVIIIᵉ.
Dans une pièce attenante, le corps d’un homme mince, cheveux blancs, costume sombre. Plaie unique, bord franc, trajectoire régulière. Pas de brûlure. Pas de lettre R sur la peau. Je retourne au volume. J’ouvre avec des gants plus fins. Sur le contreplat, bas de doublure : un R imprimé au fer, brunissement net, sans dorure. Comme une marque de relieur. La signature n’est plus sur le corps : elle est dans le livre.
Je lis la pièce de titre : Œuvres de Maître François Rabelais, édition Duchat, La Haye, 1741–49 (complément 1752). Reliure Padeloup (ou école). Le sixième lot. Le sixième mort.
Je photographie le R, je mesure. Je note : brunissement sec, pas de dorure, fer posé droit. Je scelle le volume entier.
Je rédige : « Plaie unique sternale, outil étroit, trajectoire antéro-postérieure. Aucune lésion thermique. Signature : lettre R imprimée au fer sur la doublure d’un volume Rabelais (édition Duchat, La Haye, 1741–49/1752), reliure Padeloup (ou école). » Je signe. Sixième constat.
Je prends le temps de feuilleter. Les annotations marginales, fines, régulières, appartiennent à une main du XIXᵉ siècle. Peut-être un érudit. Les marges sont larges, les cahiers bien réglés. Ce n’est pas seulement un exemplaire, c’est un monument. Le tueur a choisi.
Dans le couloir, une silhouette s’avance sans hâte. Homme mince, manteau sombre, pas assurés. Dans une main, un rouleau de papier. Dans l’autre, une valisette métallique. Chauffe-fer portatif. Il s’appuie au chambranle. L’agent hésite. L’homme ne bouge pas.
Il parle calmement, pour moi :
— Six lots. Six vies.
— Libraire, conférencier, crieur, collectionneur, architecte, bibliophile. Pas des noms : des fonctions.
Il poursuit :
— R pour Rahir, bien sûr. Mais aussi pour Reliure, Règlement, Recto, Réserve, Revanche. Vous l’aviez noté.
Je pense à mes trois lignes du premier jour. Je ne réponds pas.
— La peau pour les lieux pauvres en regards. Le papier pour la salle. La doublure pour la maison. J’ai marqué où il fallait lire. Je n’ai rien volé. Vous savez que je n’ai rien volé.
Il a raison : il n’a rien volé. Seulement tué.
Il offre ses mains. On les saisit sans violence. En passant, il me regarde :
— Vous lisez bien.
Il sort. La porte se referme.
Au labo, je reprends une dernière fois les six ouvrages, sans chercher à comprendre davantage.
Alors je vois ce que je n’avais pas nommé.
Aucun des six exemplaires ne correspond strictement à sa notice Rahir.
Tous ont été corrigés après la vente — proprement, discrètement, sans trace publique. Une restauration admise, un feuillet remplacé, une dorure reprise, un silence accepté.
Rahir n’était pas le plan. Rahir était l’écran.
Il n’a pas inventé ces altérations. Il les a héritées.
Au labo, les six rapports s’alignent. Librairie : Manesson-Mallet, La Géométrie pratique, 1702. Arsenal : Biblia latina, Bâle 1534. Salle 9 : Anquetil, Histoire de Reims, 1756–57. Salle attenante : La Bruyère, Les Caractères. Hôtel particulier : Vitruve, De architectura, Paris 1547. Bibliothèque privée : Rabelais, Œuvres, édition Duchat, La Haye, 1741–49/1752.

Six morts. Six lots. Six lettres R. Un seul catalogue.
Je pense à mes modernes. À une « blanche » NRF ouverte à plat sans craquer le dos. À une jaquette Gallimard qu’on protège sous cristal pour éviter les morsures de néons. À mes séries POL, Minuit, rangées non par auteur mais par collection, parce que mon esprit aime la cadence. Je pense aux catalogues de vente que j’ouvre parfois comme des romans, avec leurs marges, leurs abréviations, leur musique interne. Le tueur les a lus aussi. Il a suivi leur scansion.
Lui aussi. Mais lui referme.
Je reste longtemps devant les six pochettes scellées. Le poinçon, le fer, le catalogue. Les gestes, les cadences, les répétitions. Je pense au hasard qui fait les collections et à la folie qui les ferme. Je me demande si demain je pourrai encore lire mes modernes sans entendre un souffle étranger entre leurs pages.
Épilogue — Le Monde, 12 novembre 2025
Un « bibliophile meurtrier » arrêté à Paris
La préfecture de police a confirmé hier l’arrestation d’un homme soupçonné de six homicides commis depuis une semaine dans des librairies, bibliothèques et salles de ventes de la capitale.
L’individu, âgé de 47 ans, identifié comme Marc L., ancien relieur-doreur indépendant, avait travaillé pour plusieurs libraires parisiens avant de se retirer de la profession au début des années 2010.
Selon une source judiciaire, il aurait agi en suivant la structure d’un catalogue de la vente Rahir (années 1930), mettant en scène à chaque crime un ouvrage mentionné dans cette dispersion. Une lettre « R » servait de signature.
Le modus operandi était constant : une seule plaie portée au poinçon, sans lutte. Les premières victimes portaient la marque directement sur la peau ; les suivantes recevaient un signe dans un papier ou un livre.
L’homme n’a opposé aucune résistance lors de son interpellation dans une bibliothèque privée. Il a déclaré avoir « fini son catalogue ».
Placé en garde à vue, il doit être présenté à un juge d’instruction.
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