Une enquête bibliophilique du Dr Vasseur: Episode 2, Meurtres à Drouot.

Par Hélène Vasseur, médecin légiste. Bibliophile des modernes.

Le matin me laisse peu de répit. Café noir, carnet ouvert sur la table de la cuisine. Trois lignes, tracées hier soir au crayon gras : Un seul coup. Une seule lettre. Un seul catalogue. Je les relis sans les compléter. Je laisse le crayon en suspens, puis je le repose. J’attrape mes gants en nitrile, mes pochettes à scellés, ma lampe, ma loupe 10×. Le téléphone vibre avant la fin de la tasse : réquisition. Adresse : Drouot, salle 9.

J’arrive. La façade draine déjà son cortège : collectionneurs précoces, retraités en uniforme civil, vestes trop larges, portefeuilles trop pleins, catalogues cornés. Dans le hall : laine, café, papier. Le bruit régulier des pas sur le marbre, les voix feutrées, l’odeur d’encre sèche des catalogues distribués en piles.

Un officier m’attend au pied de l’escalier.
— Salle 9. Vacation interrompue.
— Malaise ?
— Annoncé comme tel. Vous verrez.

La salle 9 s’ouvre comme un théâtre figé. Personne n’est assis. Les carnets de lots restent ouverts dans des mains immobiles. Devant le bureau du commissaire-priseur, le corps gît sur le flanc : veste sombre, gilet rayé, cravate en soie. Le crieur de salle. La bouche entrouverte, les lèvres pâles. Le marteau repose, inutile, sur son carré de feutre.

Je m’accroupis. Je lis avant de toucher. Plaie unique. Bord franc. Trajectoire antéro-postérieure. Compatible avec un poinçon manié d’une main sûre. Pas de déchirure parasite, pas d’hésitation. Aucune brûlure.

J’écarte doucement le revers de la veste avec la pointe d’une pince : poche poitrine. Une étiquette de lot. Carton mince, plié en deux. À l’intérieur, une lettre R estampée au fer, brunie, nette. Signature déplacée du corps au papier. À hauteur du cœur.

Je photographie en place, puis je scelle. Le commissaire-priseur me tend un feuillet : tirage moderne d’une notice ancienne. En bas : “Anquetil, Histoire de Reims, 1756–57, neuf volumes, maroquin citron par Dubuisson, provenance Joly de Fleury.” Numéro de lot souligné ; en marge, au crayon bleu, un R bref. Je scelle à part.

Autour, la rumeur s’étouffe. Un silence troué par des froissements de tissus.
— Même main ? dit l’officier, trop vite.
— Oui. Même coup. Le R n’est pas sur la peau : il est dans la poche.

Je rédige au propre, debout : « Plaie unique sternale, outil pénétrant étroit, trajectoire antéro-postérieure. Aucune lésion thermique. Étiquette de lot portant lettre R, poche poitrine. Feuillet de notice (Anquetil, Histoire de Reims) posé à proximité. » Je signe. On lève le corps. Le marteau ne frappera plus aujourd’hui.

Je balaie la salle : position des chaises, sacs, carnets, veste sur dossier. Je photographie. Tout ce que je dois faire ici, je le fais maintenant. Je ne reviendrai qu’une fois le laboratoire fait.

Un téléphone sonne. L’officier blêmit, me fait signe.
— Salle attenante. Encore un.

La salle de réserve jouxte la principale. Tables basses, gobelets, vestes oubliées. À même le sol, un homme d’une soixantaine d’années. Costume bleu marine, pochette de soie. On me donne le nom à voix basse : bibliophile de Neuilly, habitué des vacations, connu pour lever la main, pour montrer ses maroquins, pour parler trop fort de ses achats futurs.

Je m’agenouille. Même schéma : plaie nette, un seul coup, trajectoire régulière, outil étroit. Pas de brûlure. La poche poitrine est vide ; à l’intérieur de la veste, un carnet noir. Glissé dedans, un ex-libris imprimé d’un R dans un filet, papier vergé moderne, sans nom. Je photographie avant extraction, je scelle.

Dans la main gauche du mort, un carton de lot froissé : La Bruyère, Les Caractères, exemplaire de choix, provenance Longepierre. Au revers, côté blanc, un R au timbre sec — sans encre ; le fer a seulement bossé le papier. Je photographie recto/verso, je scelle séparément carton et ex-libris.

— Lié à l’autre ? demande l’officier.
— Oui. Même économie de gestes. R déplacé du corps vers le papier.
— Il est encore ici ?
— Non. Il prévoit le tumulte, utilise l’angle mort, part avant que la salle se reconnaisse.

Je rédige : « Plaie unique, outil pénétrant étroit, trajectoire antéro-postérieure. Aucune lésion thermique. Signature indirecte : ex-libris R dans le carnet. Carton de lot “La Bruyère” portant R au timbre sec. » Je signe. On lève le corps. Je complète sur place : état des poignées, traces grasses suspectes, chicanes, couloirs, heures approximatives de trois témoins. Photographies. Scellés. Fin de scène.

Alors seulement, je pars au labo.

À l’Institut, j’aligne les pièces du jour à côté des deux premières : étiquette R (poche poitrine du crieur) + feuillet Anquetil ; carton La Bruyère (R au timbre sec) + ex-libris R ; photocopie saisie en librairie : Manesson-Mallet, La Géométrie pratique (1702, 4 vol., prov. Grand Dauphin) ; planche de l’Arsenal : Biblia latina, Bâle 1534, reliure Henri II (atelier Gomar Estienne).

Je prends la loupe 10×. Je lis les pieds de page : même fonte, même cadence, mêmes filets, même manière de numéroter. Et le pied qui scande comme une basse continue : Partie IV — … — Rahir.

Cette fois, je l’écris :
« Les quatre pièces laissées en évidence — Biblia latina (Arsenal), Manesson-Mallet (librairie), Anquetil (Drouot), La Bruyère (salle attenante) — renvoient à la même vente : vente Rahir, Partie IV. »

Je fais faire des macros des estampages : timbre sec pour La Bruyère, fer brunissant pour l’étiquette R. Je note l’absence de microparticules dorées aujourd’hui : normal, il n’a pas doré. Cohérence interne.

Je décris aussi la provenance : Joly de Fleury pour l’Anquetil (famille de parlementaires collectionneurs, reliures citron de Dubuisson), Longepierre pour La Bruyère (grand lettré du XVIIe, amateur d’édition princeps). Je note tout, même si cela sort de mon rôle : je suis légiste, pas flic. Mais la cohérence est trop nette pour que je la taise.

En fin d’après-midi, je repasse un instant par la salle 9 : vide, chaises rangées, rectangle clair de l’emplacement de la pile, marteau muet. Dans le hall, deux silhouettes grises sans micro — journalistes. On dit que “quelqu’un de la PJ a parlé”, que “le parquet freine”. Et, en sourdine mondaine : “Corso est en ville.” Je ne relève pas. Je sors. La rue sent la pluie ; les taxis attendent, noirs comme des parenthèses.

Je passe par l’atelier de Claire Dorléans. Je pose copies : étiquette R, timbre sec La Bruyère, feuillet Anquetil.
— Il n’a pas doré aujourd’hui, dis-je.
— Non. Timbre sec sur carton. Fer brunissant sur étiquette. Propre.
— L’étiquette en poche poitrine ?
— Rite. Là où on met crayon, carte, billet. À hauteur du cœur.
— Dubuisson pour l’Anquetil ?
— Maroquin citron qui assume ses ors.
— Longepierre pour La Bruyère ?
— Une lignée qui rassure. Exact.

— Il suit un catalogue, dis-je.
— Alors il veut le finir, répond-elle.

Le soir, je recopie, au net, sur une page neuve :

  1. Biblia latina, Bâle 1534, reliure Henri II (atelier Gomar Estienne) — Arsenal, planche posée.
  2. Manesson-Mallet, La Géométrie pratique, 1702, 4 vol., prov. Grand Dauphin — Librairie, notice photocopiée.
  3. Anquetil, Histoire de Reims, 1756–57, 9 vol., Dubuisson, prov. Joly de Fleury — Drouot, crieur (étiquette R en poche).
  4. La Bruyère, Les Caractères, exemplaire de choix, prov. Longepierre — Salle attenante, Neuilly (carton R au timbre sec + ex-libris R).

En marge, je recopie le même pied de page : Partie IV — … — Rahir. J’entoure. La série tient.

Deux jours passent encore. Une enveloppe arrive à l’Institut, filtrée. À l’intérieur, un pied de page photocopié : Partie IV — … — Rahir, souligné. Au stylo bille noir, trois mots : « On lit ensemble. » Je scelle. Je ne réponds pas. Ma réponse est déjà écrite.

Je suis légiste, pas flic. Un seul coup. Une seule lettre. Un seul catalogue.

A suivre (demain sur bibliophilie.com)

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