Les coulisses d’une édition de luxe au tournant du siècle: correspondance entre Camille Mauclair et Jérôme Doucet

Amis Bibliophiles bonjour,  Deux lettres de Camille Mauclair à Jérôme Doucet, dont le texte intégral est donné en fin de billet, nous donnent un petit éclairage sur le monde du livre en 1900.


Camille Mauclair, par Félix Valloton (Wikipédia).Camille Mauclair, en 1901, est un jeune poète (il n’a pas encore 30 ans), très lié au mouvement symboliste, à Maeterlinck et Mallarmé. Journaliste pas nécéssité, il publie régulièrement des articles de critique, des nouvelles, des contes, dans diverses revues, comme la Revue Illustrée, dont s’occupe son secrétaire général Jérôme Doucet.


Jérôme Doucet dans son bureau, villa du Bonheur à Clamart, en 1902.Fin 1901, Mauclair projette une petite série de contes, qu’il espère faire illustrer par un petit  groupe d’artistes : Fantin-Latour, la Gandara, le Sidaner, Ménard, Rochegrosse, et sollicite leur accord, avant même l’écriture des contes. Cette série est sans doute destinée à la Revue Illustrée.

La première lettre, datée de la Villa Vian, à Grasse (où Mauclair passe tous les hivers), le 25 décembre 1901, est écrite alors que le premier conte est déjà confié à la Revue Illustrée, Mauclair en attendant les épreuves. L’illustration attendue de Besnard n’est pas encore réalisée ; il s’agit d’un hors-texte. lettre de Camille Mauclair à Jérôme Doucet, 25 décembre 1901.Le choix des artistes est encore en discussion, Ménard ayant refusé ; Mauclair propose Jean Veber à Jérôme Doucet, « qui mettrait une note fantaisiste dans cet ensemble un peu sombre ». Tous les contes ne sont pas encore écrits, mais visiblement Camille Mauclair a un projet cohérent ; ce ne sera pas un recueil de circonstance, les contes ainsi regroupés le seront pour des raisons littéraires et artistiques. En effet, dans sa préface, Mauclair expliquera que les contes, apparemment hétérogènes, représentent la succession incessante des rêves, de même que l’eau qui coule sans cesse des amphores des Danaïdes.Edgar Carrière, illustration pour « Etiennette », premier conte du recueil. Dans la seconde lettre, non datée mais certainement du début d’année 1902, le projet éditorial a largement évolué. En effet, Jérôme Doucet a repris la direction de la société « Le Livre et l’Estampe ». Les contes, dont le second a été écrit entretemps, et dont le titre général, « les Danaïdes », est déjà fixé, comme Mauclair l’indique à la fin de la lettre, ne sont donc plus destinés à la Revue Illustrée, que Doucet quitte.
Le premier de ces contes, l’Argonaute, illustré par Besnard, déjà donné à la Revue Illustré, ne peut lui être repris; la Revue « l’insérera Dieu sait quand ». Il semble bien que cette parution n’ait jamais eu lieu. Mais le second, écrit et confié pour l’illustration à Carrière, ne lui sera pas donné, et comme les autres, réservé pour une publication en recueil, les Danaïdes, qui sera édité par le Livre et l’Estampe.

Au passage Mauclair donne un éclairage intéressant sur le fonctionnement interne de la Revue Illustrée. En effet, si certains donnent abusivement à Jérôme Doucet le titre de « directeur », son rôle est largement encadré et limité par la famille Baschet.
« Vous pourrez y satisfaire vos goûts d’art avec autrement de liberté qu’à la Revue illustrée. Et tout le monde y gagnera. » 
Lettre de Camille Mauclair à Jérôme Doucet, début d’année 1902. On remarque la signature habituelle de Camille Mauclair avec le monogramme CMF.
Camille Mauclair établit le planning de la réalisation, qui comprend l’écriture des conq contes supplémentaires et leur illustration par les artistes choisis. La discussion sur le remplacement de Ménard par Jean Veber se poursuit. Finalement Jean Veber ne sera pas retenu ; Ménard sera remplacé par Lévy-Dhurmer. Albert Besnard, illustration pour le conte « les Argonautes ».
Dans cette lettre Mauclair aborde également le choix des tirages, demandant notamment une cinquantaine de services de presse, sur papier « décent mais ordinaire ». S’agissant d’une édition de luxe à tirage limité (300 exemplaires), ces services de presse n’ont pas de réelle utilité pour la vente. Mais Mauclair « voudrait bien que ces contes inédits eussent quelque publicité ».
Il annonce l’utilisation d’une astuce de camelot pour écouler des exemplaires de luxe : la dédicace à la princesse Alice de Monaco, très impliquée dans la vie mondaine, artistique et littéraire, dont il espère bien que cela lui permettra « de faire vendre des ex. de luxe ». Et il demande un papier Japon pour l’exemplaire de la princesse.  Lettre de Camille Mauclair à Jérôme Doucet, début d’année 1902.
« Les Danaîdes » paraîtra fin juillet 1903, plus tard que ce que prévoyait Camille Mauclair dans ces lettres, où il envisageait une parution au 15 octobre (1902).Ce recueil regroupe les contes suivants : – Etiennette, p 7 à 18,- Ilse et les Reflets, p 21 à 29,- l’Argonaute, p 31 à 52, – Eva-Christiane de Hermaines, p 53 à 64,- Naissance des fantômes, p 65 à 78, – le Bouclier d’or, p 79 à 96,- la vie des elfes, p 97 à 108.
Ces contes sont illustrés par Besnard, Carrière, Fantin-Latour, la Gandara, le Sidaner, Lévy-Dhurmer et Rochegrosse, d’une gravure en hors-texte par conte, reproduite en héliographie.
 C’est un volume grand in-8 de 108 pages, tiré à 300 exemplaires, dont 50 exemplaires sur chine, comprenant deux états des illustrations, dont un état avant la lettre, et 250 exemplaires sur papier à la forme d’Arches, au prix de 40 francs.

Comme prévu il porte la dédicace suivante :
A SON ALTESSE SÊRÉNISSIME
LA PRINCESSE
ALICE DE MONACO
HOMMAGE DE RESPECTUEUSE ADMIRATION
C. M.

L’histoire ne dit pas si cette dédicace a été efficace pour la diffusion du volume…
Camille Mauclair, les Danaîdes, le Livre et l’Estampe, 1903.
Cette même année 1903 Jérôme Doucet fera paraître dans sa nouvelle maison d’édition « Gaspard de la Nuit », qu’il présente et préface sous son pseudonyme de Simon de Pierrelée, et sous son pseudonyme habituel de Montfrileux « le Livre des masques », illustré par Jules Fontanez et « Horace Sperkins », adapté de Charles Dickens, illustré par Harry Eliott,  ainsi que « Princesses de jade et de jadis », illustré par Vincent Lorant-Heilbronn, sous son vrai nom cette fois-ci.
Il ne publie pas que ses propres productions, comme le recueil de Camille Mauclair l’indique : cette année-ci voit également la parution du recueil de lithographies de Dorville, « le Monde politique », tiré à 2000 exemplaires.

L’activité de la Société d’Art le Livre et l’Estampe se poursuivra les deux années suivantes et cesse en 1905.

En annexe, voici le texte des deux lettres (respectant les sauts de lignes et de pages) :
————
Première lettre :

Villa Vian
à Grasse
Alpes maritimes
Mon cher ami,
Contrairement à ce que je pensais,
j’ai reçu une acceptation très ai-
mable de Fantin-Latour, ainsi
que de La Gandara, Le Sidaner.
Nous comptions sur Ménard,
il se dérobe en m’alléguant ses
travaux et « qu’il ne sait pas le
métier d’illustrateur ». Je songe
à le remplacer par Jean Veber, qui
mettrait une note fantaisiste
—————-
dans cet ensemble un peu sombre ;
comme Rochegrosse en mettra une
rutilante, çà fera équilibre : qu’en
pensez-vous ? Je commencerai par
le conte pour Fantin-Latour.
Il faudrait aller le voir 8 rue
des Beaux-Arts, soit maintenant
soit plutôt quand je vous aurai
envoyé le conte, d’ici un mois,
et vous entendre avec lui pour le
prix, les détails, etc. Je suis
désolé de n’avoir aucune épreuve,
j’y comptais absolument. Avez-
——————-
vous vu Besnard, a-t-il bien le texte ?
Je suis toujours aussi embêté, je
passe une triste fin d’année. En-
voyez-moi un mot quelconque et,
si possible, des épreuves ! quant
au reste, je n’ose plus rien vous dire,
pensant que votre silence est commandé
par les circonstances, mais vraiment
je n’ai pas de veine ! votre
Mauclair
25 déc. 1901

————
Seconde lettre :
Villa Vian
à Grasse
Alpes maritimes
Cher ami,
Vous m’en direz tant ! je vous félicite
sincérement, car le Livre et l’estampe
sont une entreprise des plus sérieuses,
et je suis heureux de vous voir la
diriger. Vous pourrez y satisfaire vos
goûts d’art avec autrement de
liberté qu’à la Revue illustrée. Et
tout le monde y gagnera.
Je laisse donc Etiennette aux mains
de la dite revue, qui me l’insérera
Dieu sait quand. Et il est bien entendu
que nous reprenons nouvelle et dessin
de Carrière pour le volume
————————
Je pourrai aisément le tenir prêt.
Je compte faire les 5 contes restants
d’ici le 1er avril, le 15, mettons. J’ai
demandé aux artistes les dessins
pour juillet ou août. Ils auront tous
leurs textes le 20 avril. Ca leur donnera
3 mois. Ils seront prêts avant. En
les gravant au fur et à mesure, çà
nous met à septembre pour être
prêts. C’est dire que par exemple
le 15 octobre nous pourrons paraître.
Maintenant, je voudrais savoir
les conditions. Me paiere-vous les
contes au même prix de la Revue ?
Et comment concevez-vous l’édition ?
Restreinte, évidemment. Cependant
———————————
je voudrais bien que ces contes inédits
eussent quelque publicité : il
faudrait tirer des services sur
papier décent mais ordinaire,
une cinquantaine au moins. J’ai
des relations qui pourraine faire
vendre des ex. de luxe. Notam-
ment la Princesse de Monaco, avec
qui ma femme et moi sommes
très liés, et à qui j’aurais l’in-
tention de dédier le volume. Evi-
demment elle me ferait acheter
dans sont entourage. Je voudrais
un beau japon pour elle.
Enfin, approuvez-vous le choix
de jean Veber pour complèter,
————————
à la place de Ménard ? je n’ai pas
encore écrit à Veber. Je crois que le
choix est bon, qu’en pensez-vous ?
Sur votre réponse je lui écrirai.
En attendant le plus urgent (pour
moi !) serait que vous m’envoyiez
le prix des Danaïdes, au taux
que vous jugerez convenable ben
entendu. 80 frs m’iraient comme
prix général, surtout si vous pouviez
me les régler à réception de chaque
manuscrit. Si vous pouvez me
faire cet envoi par mandant télégra-
phique, en mettant les frais à ma
charge, vous me ferez joliment
plaisir. Je vous serre cordialement
la main
Camille Mauclair
 Calamar

73 Commentaires

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    Où je réalise que les dédicaces (ici une princesse) peuvent être des marchepieds pour la vente. Mon prochain livre sera donc dédicacé à Anatole France, à Chateaubriand, à Réggiani et à Charles de Gaulle réunis… Pierre ;-))

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