Le scientifique, le bibliophile et les truands: où Nicolas Copernic sous les fourches caudines des libraires

Amis Bibliophiles Bonsoir,

Les plus grands noms s’invitent sur le blog du bibliophile, et je vous présente ce soir un article proposé par Nicolas Copernic : Le scientifique, le bibliophile et les truands: où Nicolas Copernic sous les fourches caudines des libraires de livres anciens, d’après « Le livre que nul n’avait lu. A la poursuite du « De Revolutionibus » de Copernic. Par Owen Gingerich. Dunod, 2008 ».

A vous la parole, Nicolas:

« Je ne vais pas mentir, je connaissais de réputation cet ouvrage parut aux Etats-Unis en 2004, et qui avait fait déferlé sur la très célèbre « bookfair » de New-York. Un bémol : déferlé certes, mais comme un courant sous-marin. On ne secoue pas ouvertement le monde feutré de la très haute bibliophilie : on se moque, on fait des gorges-chaudes, mais tout cela par derrière. Jamais on osera évoquer en direct, affronter oserais-je dire, l’un des plus grands libraires de la planète encore en activité.

Mais de l’eau était passé sous les ponts depuis 2004, et puis plus rien.
Jusqu’à cet été 2008 où un très cher ami, libraire d’ancien de son état, me téléphone afin de m’informer de la traduction de cet ouvrage. Ni lui ni moi n’avons fait sur le moment le rapprochement avec l’ouvrage de 2004, et ce n’est que quelques jours plus tard qu’il me retéléphona avec cette nouvelle : « attention au chapitre 13,c’est de la dynamite ».
L’auteur de ce livre, scientifique de renommée internationale, s’est lancé pendant de longues années à la recherche des annotations présentes dans les marges, les feuillets blancs…de tous les exemplaires du De Revolutionibus de Copernic, de l’édition originale de Nuremberg de 1543 et de la seconde édition de Bâle de 1566. De cette quête il a fait deux ouvrages: un census (ou recensement) de tous les exemplaires connus et localisés de cet ouvrage dans les deux éditions, et un second, celui que je me permets de vous présenter succinctement aujourd’hui.

Cet ouvrage, qui se lit finalement comme un roman policier (il faudra plus de trente ans à l’auteur pour trouver et recenser tous les exemplaires connus ou non, et ce même à Moscou, à Leningrad, à Varsovie en pleine période la plus glaciale de la Guerre Froide) est un pur plaisir pour un collectionneur et/ou bibliophile (là je mets volontairement une distinction que j’expliquerai plus tard) car on accompagne ainsi au fil des pages la redécouverte d’un livre mythique.

Oui livre mythique : le premier à développer (même si ce ne reste tout au long de l’ouvrage qu’une hypothèse de travail purement scientifique : Copernic est un chanoine catholique, et on ne joue pas avec Dieu et sa très sainte Inquisition surtout) ouvertement et publiquement la thèse héliocentrique : à savoir mettre le Soleil au centre de l’univers et non la Terre comme dans le système de Ptolémée.

Ainsi au fil de l’enquête, l’auteur découvrira les exemplaires de certains des savants les plus célèbres de notre histoire dont celui de Mercator (quand même), « re-découvrira » avec l’aide de certains libraires en livres anciens des exemplaires volés à des collections publiques en Pologne et aux USA…

A lire donc et à recommander à tous les amateurs de livres anciens, qui n’ont pas besoin de beaucoup de connaissances scientifiques je rassure car c’est mon cas. Il faudra cependant faire abstraction de la mauvaise traduction des termes de bibliophilie, le traducteur étant nettement plus un scientifique qu’un collectionneur et/ou bibliophile comme l’auteur (par exemple il faudra sans cesse jongler entre exemplaire et copie : copy/copies voulant dire exemplaire en anglais est traduit systématiquement par copie, ce qui agace et peut prêter à confusion).
L’auteur, comme indiqué plus haut, est scientifique et collectionneur. Je dis volontairement collectionneur et pas bibliophile car il ne se cache pas pour ouvertement avoir à moindres frais les exemplaires des ouvrages scientifiques qu’il convoite. Rien de malhonnête et tout à son honneur puisque cette démarche lui fait acheter des exemplaires incomplets, mal reliés, et lui fait reconstituer des exemplaires de travail et dont le cheminement est bien connu (ce qu’il appelle étrangement des « Dames sophistiquées » et dont le nom est donné au chapitre 13). Depuis l’aube des âges anciens de la bibliophilie tous les grands bibliophiles (La Vallière, Hoym…) ont fait compléter leurs précieux incunables en « empruntant » à d’autres les feuillets ou les gravures manquants. Rien de choquant, et l’on voit encore de nos jours de somptueuses raretés bibliophiliques passer dans les ventes publiques avec la mention « feuillet a° provenant d’un autre exemplaire ». Au moins là la chose est claire.

Mais c’est là que le sujet devient brûlant, provoquant ce raz-de-marée « sous-marin » évoqué dans l’introduction de cet article.

Owen Gingerich a fréquenté les libraires de livres anciens à la fois pour ses recherches et sa collection privée. Ainsi à force d’examiner les exemplaires des deux éditions du De Revolutionibus il est devenu une autorité incontestée et incontestable faisant foi auprès des institutions, des libraires et également des salles des ventes.

Ayant mesuré au millimètre près, photographié (avec des flashs à lumière froide spécialement mis au point), recopié, traduit et analysé les notes, remarques, ex-libris des différents possesseurs de chaque ouvrage, noté en détail chaque tâche, chaque déchirure, chaque manque, ayant étudié de façon systématique la censure dont le livre fit l’objet en 1620 par l’Inquisition, l’auteur se révèle d’une impitoyable cruauté en étalant la vérité des pratiques commerciales de certains libraires de livres anciens.

Vous comprendrez bien volontiers que pour l’édition originale (ou la seconde) du De Revolutionibus certain collectionneurs soient prêts à débourser un million d’euros (ou plus) pour acquérir un bel exemplaire en reliure du temps. Vous comprendrez bien volontiers également que ce montant puisse attirer la convoitise, la concupiscence de certains libraires en livres anciens, prêts à vendre leur âme et leur génie au diable pour quelques deniers d’argent.

Ainsi Bernard Clavreuil, de la Librairie Thomas-Sheler, reçoit un accessit pour son honnêteté en 1982 pour un exemplaire arrangé : « Oh ! il s’agit d’une copie qui existe depuis environ trente ans m’a-t-il dit » (Bernard Clavreuil à l’auteur, page 230). L’honnêteté du libraire est cette fois clairement établie : « je me hâte d’affirmer que Clavreuil ne faisait pas mystère de l’état problématique du livre : son prix respectait clairement le fait que cette copie « était une dame très sophistiquée » (page 231).

Cependant l’auteur est beaucoup moins affirmatif pages 233 et 234 (et à vrai dire pas affirmatif du tout, au mieux évasif) sur un exemplaire de la seconde édition de 1566 acquise aux enchères par Bernard Clavreuil en 1977 à Amsterdam, puis revendue toujours aux enchères à Genève « sans plus aucun défaut ». L’auteur a « demandé alors à Bernard Clavreuil ce qui s’était passé, et il [m’] a répondu sans sourciller, comme si de rien n’était, qu’il avait commandé deux feuillets fac-similés et il m’a donné des photocopies pour me montrer comme elles étaient bonnes. Il a ajouté que le livre avait fini dans la collection de P.Z, mais il n[e m’]’ a pas révélé qui était ce P.Z. ».

Cela se déroulait vers 1985 d’après l’auteur, puisque dix ans plus tard en 1995 un important libraire de New-York lui téléphona car il avait un doute sur l’authenticité du dernier feuillet (qui se révélera lui être bon).
Acquis à la vente Philippe Zouméroff, l’un des plus grands bibliophiles actifs sur le marché dans les années 1980 (et qui d’après les rumeurs aurait cessé d’acquérir et dispersé ses collections dans les années 1990 par suite de l’écœurement provoqué par les manœuvres financières des grands libraires de livres anciens), l’auteur fit de suite le rapprochement avec l’exemplaire Bernard Clavreuil acquis par le mystérieux P.Z. Et je ne vous indique pas la désillusion de ce pauvre libraire new-yorkais qui ayant un doute sur le dernier feuillet s’est retrouvé avec deux feuillets en fac-similé, il a du en faire une tête en apprenant la nouvelle.
Enfin bon, vente annulée, exemplaire repassé à Drouot avec cette fois la mention que « les pages avaient été ajoutées mais se gardant bien de dire qu’il s’agissait de fac-similés ».

Edifiant non ?

Sont ainsi dévoilées en quelques pages les pratiques commerciales de quelques libraires et maisons de ventes aux enchères sur les grands textes scientifiques (mais il en est sans doute de même pour tous les grands textes je pense). Là où l’amour du profit a remplacé l’amour des livres, là où mes illusions en ont pris un grand coup même si je ne verse jamais de larmes en pensant aux grands libraires de la planète.

Je n’ai cité ici que Bernard Clavreuil car c’est le seul libraire vivant et français qui parle ouvertement de ces méthodes à l’auteur, et qui est même assez confiant pour lui donner des secrets de fabrication. Mais dans ce chapitre 13 des « Dames sophistiquées » on peut également voir que Lucien Scheller (de la Librairie Thomas-Scheller, dirigée par Bernard Clavreuil. Là je ne fais pas exprès, c’est comme ça) en 1950 s’associait avec Ernst Weil (d’après l’auteur il s’agit de l’un des premiers libraires indépendants spécialisés en sciences, voire le premier) pour « arranger » un exemplaire.

Je vous invite donc à vous procurer cet ouvrage, ce roman policier pour les vrais amoureux des livres anciens, qui devrait donner du grain à moudre à tous ceux qui ont toujours pensé que les libraires d’anciens étaient des roublards ou au contraire donner des arguments aux « pro-libraires », car un bon nombre d’entre eux ont été des auxiliaires précieux dans les recherches de l’auteur.
A chacun de conserver ou de se faire son avis.

Moi c’est fait : ne pas généraliser, ne pas donner les défauts de quelques uns à tous, et surtout accorder du respect à tous, libraires de livres d’anciens et bibliophiles réunis par et pour le livre.

A très bientôt peut-être pour un autre article polémique si l’occasion se présente,
Nicolas Copernic

Merci Nicolas!
H

Références bib. : Le livre que nul n’avait lu. A la poursuite du « De Revolutionibus » de Copernic. Par Owen Gingerich, Professeur émérite d’astronomie et d’Histoire des sciences à Harvard, astronome émérite au Smithonian Astrophysical Observatory. Traduit de l’anglais (USA) par Jean-Jacques Szczeciniarz, Professeur d’Histoire des sciences à l’université des sciences à l’université Paris-VII-Denis Diderot. Dunod, 2008.

86 Commentaires

  1. En effet, peu de commentaires de libraires.
    Je précise néanmoins que derrière le pseudonyme de Copernic se cache un libraire, qui a bien voulu m’envoyer ce message.
    Il intervient peu sur le blog, mais souvent à bon escient.
    Hugues

  2. Bonsoir Eric,

    Relisez mon article et vous verrez qu’à au moins 2 reprises j’ai parlé de façon positive des libraires.

    La première fois pour dire que certains d’entre eux avaient été de précieux auxiliaires pour l’auteur dans sa recherche et localisation des 2 éditions du De Revolutionibus.

    La seconde pour dire que certains libraires faisaient appel à sa spécialisation pointue dans l’œuvre de Copernic pour authentifier certains exemplaires et/ou élucider certains problèmes.
    Exemple repris par vous comme preuve de professionnalisme mais déjà cité par moi dans l’article.

    Enfin peut-être même une troisième fois lors du premier exposé sur Bernard Clavreuil, lorsque ce dernier fait état d’une copie arrangée à un prix qui en tient compte.

    Là où je ne suis pas du tout d’accord avec vous, c’est sur le subtil mélange que vous amenez sur la démarche de l’auteur, qui après avoir reconstitué un exemplaire de Copernic le vendit quelques années plus tard à Munich MAIS en signalant le cheminement de cet ouvrage : cette démarche amèna à un prix de vente de 36.000DM, bien en deçà de ce qu’un vendeur « muet » sur le remontage de l’ouvrage, aurait empoché.
    Démarche honnête non?

    Si vous comparez cette démarche avec le second exemple où Bernard Clavreuil est associé dans l’ouvrage, là permettez-moi de vous dire qu’intellectuellement le parallèle n’est pas honnête du tout.
    Car comparer un exemplaire où le vendeur détaille les péripéties de l’ouvrage, les feuillets rajoutés…est-ce la même démarche que de remplacer deux feuillets absents par deux fac-similés de qualité, avec pour seul but de gagner plus d’argent en le présentant comme parfait ?
    Moi je ne crois pas.

    Quand aux logarithmes, ce n’est qu’un détail scientifique parmi d’autres, et pas le but de l’ouvrage. Sans doute la traduction a altéré le texte initial (et puis vu le pédigrée scientifique de l’auteur ce n’est pas moi qui remettrait en cause le bien fondé de ses recherches).

    En tous les cas pas assez altéré pour que les lecteurs ne se rendent pas compte que le chapitre 13 donne bel et bien un exemple de manipulation malhonnête par un ou des libraires aidés en cela par des salles des ventes peu scrupuleuses, ce qui est ici le fond de l’article.

    Cordialement,
    Copernic

  3. Copernic,
    les derniers chapitres sont plus nuancés qu’une simple charge contre les libraires.
    On y découvre que certains contactent le chercheur qui recense le « De revolutionibus »)pour s’assurer de la qualité de l’ouvrage ce qui est pour moi une preuve de grand professionnalisme.
    De plus il y est aussi décrit des pratiques douteuses de certains bibliophiles. Il est aussi amusant de constater que lorsque que ces pratiques sont le fait de l’auteur, elles sont d’un coup considérées comme légitimes ! Nul n’est parfait.

    Sinon concernant la partie histoire des sciences de l’ouvrage, je l’ai trouvé mal structurée. L’auteur se perd (à mon sens ) dans des détails inutiles et traite trop rapidement des parties importantes (en particulier, Owen affirme avoir découvert le vrai inventeur des logarithmes. Sa justification est vraiment très légère et j’aurai aimé plus de précision).

    Eric

  4. Bonjour Bernard,

    Très intéressant ce chapitre non ?
    Et révélateur de crapuleries pas bien reluisantes.

    Un constat : les libraires, si bavards d’habitude ici sur ce blog, sont étrangement absents de ces commentaires, vous ne trouvez pas ?
    Y-aurait-il une loi du silence ? Ou alors on ne veut pas gêner l’establishment ?
    Ou pire, existerait-il une loi du Milieu (des libraires et dans le second sens également) ?
    On dirait bien, non ?

    Cordialement,
    Copernic

  5. A la lecture de cet article je me suis empressé d’acheter ce livre (pas celui de Copernic … l’autre …) sur internet. Je l’ai reçu aujourd’hui et je me suis jeté sur le chapitre 13: depuis, j’examine tous mes livres à la loupe !

    Bernard

  6. Bonsoir Mike,

    Sauf que dans ce cas présent ce sont des faits bien réels et pas une intrigue de roman policier.

    Et la différence avec des remboitages ou des feuillets qui proviennent d’autres exemplaires c’est qu’il s’agit de feuillets en fac-similé qui ne sont pas annoncés comme tels car cela déprécierait trop le prix, et donc mathématiquement le bénéfice…

    Copernic

  7. Très intéressant, cela me rappelle l’intrigue de Club Dumas, qui est un peu sur le même principe.
    Ca fait un peu peur en fait, même si je n’ai pas les moyens (ni l’envie) pour m’acheter des livres aussi chers. Cec dit, j’ai déjà croisé ce type d’actes à moins grande échelle: livres réemboités dans une reliure d’époque sans que cela ne soit spécifié, et plus fréquent encore, et indétectable, le remplacement de planches manquantes par des planches récupérées dans un autre exemplaire, en moins bon état.
    Mike

  8. L’article est bien de Nicolas Copernic (il s’agît d’un pseudonyme, je précise, au cas où!!), ce n’est pas le Nicolas qui intervient régulièrement sur le blog qui l’a rédigé.
    H

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