Conte pour bibliophile: Monsieur Joseph par Octave Mirbeau

Amis Bibliophiles bonjour,
« La semaine passée, on vendait à l’Hôtel Drouot la bibliothèque du comte Trémoli. Elle était célèbre.
Bien des anecdotiers en avaient, jadis, conté l’histoire et énuméré les richesses. Le catalogue – quatre tomes in-8° – dressé par Morgand et paru chez Techener en 1868, était lui-même devenu une rareté. Chaque année, on y ajoutait un supplément, car la passion du vieux comte grandissait avec l’âge. Elle ne s’arrêta qu’à sa mort, survenue, comme on sait, chez un bouquiniste de la rue de la Sorbonne, alors que le vieillard fouillait d’une main encore alerte dans les cartons.

Cette vente fut un événement. Il y eut une foule énorme. Pendant les vingt-sept vacations qu’elle dura, aucun ne manqua des marchands et des amateurs, et le moindre bouquin connut des enchères extraordinaires.
Et je vis là, une fois de plus, combien la bibliophilie est une passion curieuse, et le plus souvent, disons-le, sans vouloir désobliger personne, à l’envers de la nature et de l’art. Tout ce qui ne peut pas se lire s’enlève à des prix fous, tandis que la belle littérature excite moins l’ardeur des adjudicataires. On ne sait pas trop ce qui détermine la valeur d’un livre ou, du moins, on le sait, mais on ne se l’explique pas. On sait que c’est presque toujours un futile détail, indifférent au vrai artiste, comme au vrai savant, par exemple la conservation intacte d’une couverture qui est, en général, fort laide et qui dépare l’harmonie d’un livre, ou bien aussi des annotations, des marginations du premier imbécile venu, ou encore sa rareté, qu’il faudrait souhaiter plus rare, jusqu’à l’inexistence totale, puisqu’il n’offre ni l’intérêt d’une belle oeuvre, ni la curiosité d’un document.
Je fus assez surpris de voir que les splendides éditions du seizième siècle – les classiques anciens – avec leurs somptueuses reliures ouvrées comme des bijoux, leur indestructible papier, leurs caractères fastueux, leurs belles marges, ne trouvaient plus d’acquéreurs. On me signala qu’elles n’étaient plus à la mode, sans qu’on pût me dire la raison de ce délaissement. Car pourquoi une mode vient-elle ? Pourquoi s’en va-t-elle ?… Tout le monde l’ignore… Je craignis de me rendre ridicule et de perdre à jamais ma réputation bien établie de bibliophile, en achetant quelques-uns de ces ouvrages admirables qui excitaient si fort le mépris des marchands et faisaient lever les épaules aux amateurs les plus indiscutés, lesquels hier encore, couvraient de billets de mille francs la moindre de ces éditions. Et pour bien marquer que moi aussi, j’étais dans le mouvement, j’exagérai à plaisir le mépris des uns, le haussement d’épaules des autres, tout en maugréant à part moi, contre mon indécente stupidité.
Voyant un Virgile, merveille de reliure et de typographie, atteindre le prix de dix francs, un expert me dit :
– Ah ! bien !… Ils en ont une couche, les Américains ! Car vous savez, ces sales volumes, ce sont les Américains qui les achètent… Ils les achètent par charretées, pour en faire des fonds de bibliothèques publiques dans leur pays… Dix francs, ça !… Ah ! vrai ! Folie ! Folie ! Dérision !
Moi, je tapais sur la table, lui se donnait des claques sur la cuisse, en pouffant de rire… Et nous nous excitions à répéter tous les deux :
– En ont-ils une couche, ces Américains !… Folie ! Folie ! Dérision !
Dix ans auparavant, ce même expert avait payé le même Virgile deux mille francs, et ne s’en souvenait plus…
Doux souvenirs de notre enfance…
Si le seizième siècle était fort malmené et tombait dans un complet discrédit, en revanche, tout ce qui touchait au dix-huitième siècle s’enlevait comme du pain, un jour de famine. Une enchère n’attendait pas l’autre… C’était une lutte ardente, une bataille acharnée autour de la plus mince, de la plus inutile brochure. Dès que les enchères commençaient à faiblir, le commissaire-priseur les relevait par de savantes excitations comme celles-ci :
– Deux cent cinquante-quatre francs. Voyons, Messieurs… Suivez, Messieurs… c’est pour rien… Deux cent cinquante-quatre francs… Et il y a un autographe de la marchande de poisson du coin de la rue Saint-Honoré… un autographe du temps, Messieurs !… Voyons, suivez, Messieurs !
– Deux cent cinquante-cinq !- Dix !- Quinze !- Quatre-vingts !- Trois cents !
Et les enchères repartaient de plus belle.
J’entrai, moi aussi, dans cette folie, et j’achetai quantité de petits livres, tels que : L’Art de mettre ses bas… Notes indispensables sur l’emploi de la casserole à daube… Le Bottier galant ou curieuses révélations sur les pieds de la duchesse de Berry… L’Almanach des marchands de beurre… qui sont, paraît-il rarissimes, et dont je défie bien le liseur le plus patient d’en poursuivre la lecture au-delà de deux pages… Mais il faut dire aussi, pour mon excuse, qu’en dehors de leur littérature, ces petits volumes, dans leur maroquin de l’époque, à grain si fin, à dos si joliment orné, sont de ravissants bibelots, et qu’ils font merveille sur les tables, les étagères et dans les vitrines des salons élégants…
Et justement, je venais d’acquérir… ah ! quelle bataille ! un bijou, un vrai bijou : La Dissertation économique sur les chemises de Mme la princesse de Polignac (Londres, 1780), quand, dans la salle silencieuse d’émotion, après le furieux coup de feu de cette enchère, un petit vieillard entra. Il était fort joli, de mine soignée, élégante même. Sa figure toute rose, sa barbe toute blanche, courte et lustrée, ses yeux de bonté, la discrétion charmante de son allure, tout en lui me fut aussitôt sympathique. Et cette sympathie s’augmenta vivement de ce que je remarquai combien il paraissait timide, d’une timidité rose de jeune fille… Il chercha modestement à s’insinuer parmi les rangs pressés de la foule, et je vis bien qu’il eût été heureux de trouver un siège près de la longue table, où les amateurs, accoudés et graves, s’hypnotisaient à lire les alléchantes remarques du catalogue. Spontanément, je lui cédai ma chaise… Le vieillard rougit, s’excusa, me remercia et finit, grâce à mes chaleureuses instances, par accepter le siège que je lui offrais.
Les enchères, un instant ralenties par l’entrée du petit monsieur et le colloque de politesses qui s’était engagé entre nous deux, reprirent, plus batailleuses et plus violentes que jamais… Je fis le tour de la salle et vins me réfugier dans la partie réservée aux personnages de marque, de telle sorte que j’avais en face de moi le nouvel arrivant et que je pouvais l’examiner tout à mon aise. Pressé entre deux marchands, il n’osait pas lever les yeux au-dessus de la table, et chaque fois que son regard timide et doux s’égarait un peu dans la salle et rencontrait un visage, le sien, de rose qu’il était, devenait rouge, pourpre, violet, presque noir. Il resta ainsi, immobile et les yeux baissés, durant une heure et, durant cette heure, je vis ses mains très pâles et très maigres gratter le tapis de la table, d’un mouvement un peu fébrile, qui dévoilait l’anxiété de son âme.
Tout à coup, l’expert appela le n° 4/414 du catalogue : c’était un livre indifférent, mais dont la reliure très riche portait, incrustée dans le maroquin du plat supérieur, une miniature sans valeur, le portrait d’une femme qu’on devinait extrêmement belle, avec la gorge nue et les seins pointant… Je remarquai que le petit monsieur avait tressailli et qu’il s’agitait fébrilement sur sa chaise… Il était visible aussi qu’il souffrait réellement de ce que le livre circulât de main en main, sous les regards et les libres propos de tout le monde.
– Cinq cents francs, marchand !… cria l’expert…- Cinq cent cinquante ! balbutia le petit monsieur…
Il y eut un silence. L’enchère n’était pas relevée. Le marteau du commissaire allait s’abattre, quand, poussé par je ne sais quelle pensée méchante, par une sorte de perversité que je n’eus pas le temps de raisonner…
– Mille francs ! articulai-je d’une voix de défi.
Le vieux petit monsieur coula vers moi un regard où il y avait de l’étonnement et de la supplication à la fois…
– Mille cinquante ! fit-il…
Et sa voix tremblait comme une petite plainte.
– Quinze cents !
Et ma voix sonnait comme une provocation.
– Cinquante.- Deux mille !- Cinquante.- Six mille !…
La salle haletait… Tous les regards étaient sur nous… Je ne voyais plus les yeux du petit monsieur. Mon enchère, on eût dit qu’elle l’eût empoigné à la nuque et, d’un mouvement brutal, impérieux, qu’elle lui eût collé le visage sur le tapis.
– Cinquante !
Et c’était comme un soupir… un soupir d’enfant, très loin… très loin.
– Dix mille !- Cinquante.- Quinze mille.
L’ivresse me gagnait.
– Cinquante.-Vingt mille !
Mes enchères tombaient, avec fracas, dans la salle, comme des bombes… Celles du petit monsieur n’étaient plus que des souffles… des frôlements de voix… plus rien…
– Cinquante.- Vingt-cinq mille !- Cinquante !
Il avait un peu relevé la tête… Et je vis une larme, une pauvre larme mouiller ses cils et descendre lentement sur ses paupières. Je m’acharnai, d’autant plus que je savais mon acharnement sans danger.
– Trente mille ! hurlai-je.- Cinquante…
Alors, les doigts du petit vieux cessèrent de gratter le tapis et sa tête roula, comme une boule, sur la table. Il venait de s’évanouir tandis que le marteau du commissaire, retombant d’un coup sec, mettait fin à cette scène angoissante…
La syncope dura quelques secondes…
Quand il fut revenu à lui…
– C’est que ! dit-il… je ne savais pas… je ne pouvais pas prévoir… Je n’ai pas d’argent sur moi…- Votre nom ! seulement… donnez votre nom…
Son visage tout blanc par l’évanouissement s’empourpra comme une pivoine… Et il bégaya…
– Je… ne puis… pas… Je ne puis pas… Eh bien… mettez… monsieur Joseph… Je vais aller chercher l’argent… Je n’aurai jamais pensé que… que…
Et ses pauvres yeux vacillants m’envoyèrent comme un doux reproche… Ils semblaient me dire : «Pourquoi as-tu fait cela ?» et ils n’avaient pas de haine… non, en vérité, pas de haine! »
Monsieur Joseph par Octave Mirbeau

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