Cabinet des Élégances Parallèles, à la manière de Lucas Corso – La Malle de Tolède

par un adepte, et à la manière de Lucas Corso, arpenteur des marges bibliophiliques.

Amis bibliophiles, bonjour.

On me paie rarement pour examiner des malles. J’ai vu des bibliothèques entières vendues par appartement, des bibliophiles ruinés qui préféraient mourir que céder un seul in-octavo, et même des éditions uniques dissimulées dans des doublures de reliures. Mais une malle ? C’est la promesse de l’inattendu : soit la déception d’une valise de cuir contenant trois romans populaires rongés par les mites, soit la découverte d’un secret que personne n’avait osé révéler jusqu’à aujourd’hui. Celle qui me fut présentée à Tolède relevait de la seconde catégorie.

Un entrepreneur local m’avait contacté après des travaux dans une vieille cave attenante à la Casa de Mesa, un bâtiment Renaissance reconverti en bureaux administratifs. Les ouvriers, en perçant un mur, avaient découvert une niche maçonnée, soigneusement dissimulée. À l’intérieur, une grande malle de bois cerclée de fer, scellée par une serrure oxydée, et dont l’odeur suffocante remplissait toute la pièce. On m’appela, dit-on, parce qu’un fonctionnaire passionné de livres anciens m’avait soufflé mon nom. Les bibliothèques clandestines, les faux catalogues, les ex-libris improbables : voilà mon domaine. Le mot « malle » sonnait comme un sésame, et j’acceptai le billet de train.

La malle était posée dans un bureau municipal improvisé en salle de conservation. Les Espagnols ont un respect presque religieux pour leurs vieilleries, surtout quand elles sentent la poudre et la poussière. Un archéologue de province, une archiviste à lunettes épaisses et un policier à l’air ennuyé m’attendaient autour du coffre.
Señor Corso, me dit le fonctionnaire, nous aimerions savoir si cela a de la valeur.

La serrure avait déjà été forcée par la police. En soulevant le couvercle, je crus d’abord avoir affaire à un simple lot de volumes enchaînés par le temps : reliures en parchemin, maroquins craquelés, coutures rompues. Mais très vite, une odeur plus lourde s’imposa. L’odeur de cave ne justifiait pas cette senteur acide, presque animale. Les volumes étaient collés entre eux par une matière sombre. En tirant l’un d’eux, un in-folio sur la liturgie mozarabe, je vis apparaître, sous la pile, ce qui ressemblait à une main. Une main racornie, brunie par le temps, la peau collée au cuir du livre. Le silence se fit dans la salle : nous avions devant nous un corps momifié, accroupi dans la malle, les genoux repliés contre la poitrine, entouré de ses propres livres.

La police crut d’abord à un moine martyr ou à une victime de la guerre civile. Moi, je vis un bibliophile.

L’indice était clair : l’homme avait encore un ex-libris coincé entre ses doigts crispés. Une simple vignette imprimée au noir, portant un nom : Don Mateo Villacampa. Je reconnus immédiatement le patronyme. Villacampa figurait dans un vieux catalogue de vente madrilène des années 1930. Libraire érudit, spécialiste de textes inquisitoriaux, il avait disparu sans laisser de trace en 1941. On supposa qu’il avait fui le pays. En réalité, il était mort enfermé dans sa propre malle, momifié parmi ses trésors.

Les volumes autour de lui n’étaient pas choisis au hasard. On y trouvait : un exemplaire du Directorium Inquisitorum de Nicolás Eymerich (édition de Rome, 1578, chez Georgius Ferrarius, avec les commentaires de Francisco Peña), une Summa de Confessore sur parchemin, plusieurs missels à reliures frappées de symboles cabalistiques, et un in-octavo anonyme, sans page de titre, dont les marges portaient des notes manuscrites à l’encre brune. C’est ce dernier volume qui retint mon attention.

Le texte imprimé, banal, n’était qu’un traité de morale scolastique, du genre qu’on trouve par centaines dans les bibliothèques conventuelles. Mais les marges, couvertes d’une écriture nerveuse, racontaient une autre histoire. On y lisait :
« Ceux qui veulent posséder les livres doivent accepter de disparaître avec eux. »
Ou encore :
« La reliure est une tombe ; les bibliothèques sont des cimetières où l’on choisit son sépulcre. »

Ces phrases n’étaient pas des boutades. Elles formaient un système. Villacampa semblait justifier une pratique rituelle : se faire enterrer avec sa collection, fusionner avec ses volumes. Il ne s’agissait pas d’un suicide brutal, mais d’un effacement progressif, pensé, presque doctrinal. Était-ce un choix volontaire ? Ou bien avait-il été puni par d’autres bibliophiles plus radicaux ?

Le Directorium Inquisitorum apportait une clé essentielle. Eymerich, inquisiteur catalan du XIVᵉ siècle, avait conçu son ouvrage comme un manuel de contrôle absolu : classifier les hérésies, codifier les interrogatoires, rationaliser la persécution. Les commentaires de Francisco Peña, ajoutés à la fin du XVIᵉ siècle, avaient encore durci le dispositif, transformant le texte en une machine juridique et morale redoutable. Ce n’était pas un livre rare par caprice : c’était un livre de pouvoir. Le posséder, l’annoter, c’était dialoguer avec l’histoire la plus sombre de l’autorité ecclésiastique.

Villacampa avait abondamment annoté cet exemplaire. Il ne corrigeait pas Eymerich ; il le retournait. En marge des passages consacrés à l’obéissance, il notait des remarques sèches, parfois rageuses. Sous un paragraphe sur la soumission au pouvoir, il avait écrit : « Franco es un inquisidor moderno. » Cela suffisait, à l’époque, pour disparaître.

Je me mis en quête d’archives. À la bibliothèque municipale de Tolède, je trouvai la mention d’une société discrète de bibliophiles républicains actifs jusque dans les années 1930. Ils échangeaient des textes interdits, annotaient les traités anciens pour les détourner en pamphlets politiques. Villacampa en était l’un des membres les plus actifs. Tout s’éclairait : la malle n’était pas un cercueil improvisé, mais une cache volontaire. On y avait enfermé un homme et ses livres, pour que ni l’un ni les autres ne ressortent jamais.

C’est à ce moment-là que Gabriel Varennes me rejoignit. La Guilde me l’avait envoyé sans prévenir, comme on place un témoin discret dans une pièce trop chargée de secrets. Varennes savait déjà lire les silences. Il ne posa pas de questions inutiles. Il regarda la malle, le corps, les livres, et comprit que ce qu’il avait devant lui n’était pas une découverte, mais une leçon.

Ils vont tout mettre en bibliothèque, dit-il simplement.
Je hochai la tête.
Et le corps ?
— Il disparaîtra dans un registre administratif. Les livres survivront. C’est toujours comme ça.

Varennes fronça les sourcils. Il connaissait ma manière de travailler, et il savait que je n’étais jamais totalement indifférent.
Et nous ? demanda-t-il.
— Nous sommes de passage.

Il ne répondit pas. Je sentais chez lui une résistance morale que je n’avais plus. Il avait appris de moi la stratégie, la distance, mais pas encore le renoncement. Il observa longuement les annotations de Villacampa.
Il a choisi, dit-il enfin.
— Non, répondis-je. Il a cru choisir.

Je contactai alors un vieux libraire madrilène, don Emilio, qui connaissait la rumeur. Selon lui, Villacampa avait été dénoncé par un confrère rival, jaloux de ses exemplaires inquisitoriaux. Une nuit, on l’aurait fait disparaître. La malle scellée servait autant de tombe que de coffre : enfermer l’homme, c’était aussi neutraliser ses livres, les priver de circulation. Je notai la perversité du procédé : tuer un bibliophile, c’est une chose ; mais ensevelir avec lui ses volumes, c’est assassiner deux fois — l’homme et son savoir.

Varennes écoutait sans intervenir. Je voyais dans son regard une colère contenue.
C’est Pereira, dit-il à voix basse.
Je ne répondis pas. Pereira était partout, même quand il n’était pas là. Il incarnait cette bibliophilie de conquête, celle qui survit à tout, même aux morts qu’elle provoque indirectement.

La police classa l’affaire comme « découverte archéologique sans poursuite ». Les Espagnols n’aiment pas rouvrir les plaies de leur passé. Les livres furent confiés à la bibliothèque de Tolède. Le corps, lui, disparut rapidement vers les archives judiciaires, dans une caisse anonyme. Mais je réussis à conserver quelques feuillets. Les notes marginales de Villacampa méritaient mieux que l’oubli. Elles disaient, entre autres :
« Chaque collection est un sarcophage. Le vrai bibliophile ne lègue pas, il s’ensevelit. »

Je vis Varennes hésiter lorsque je glissai les feuillets dans mon dossier.
Avions-nous le droit ? demanda-t-il.
— Le droit n’entre jamais dans ces affaires, répondis-je. Seulement l’usage.

Sur le chemin du retour, la malle me hanta. Elle n’était pas un simple objet, mais une anti-bibliothèque : un lieu où les livres cessent de circuler, où le savoir se fige volontairement. J’avais vu des armaria murés, des bibliothèques scellées par la peur ou la censure. Ici, la logique allait plus loin : l’homme s’était fait reliure, s’était cousu à ses volumes, avait accepté de devenir leur dernier feuillet.

Aujourd’hui, chaque fois que je vois une malle ancienne dans une vente, je me demande ce qu’elle recèle vraiment. Les bibliophiles adorent enfermer leurs secrets, et certains vont jusqu’à s’y enfermer eux-mêmes. Villacampa n’est pas mort de maladie ni de guerre, mais d’une passion trop serrée. Il a été relié à ses livres, cousu dans leur cuir, collé à leurs marges.

Varennes, lui, est resté silencieux tout le long du voyage. Avant de nous séparer, il me dit :
Je resterai dehors.
Je le regardai s’éloigner. Il n’avait pas encore compris que rester dehors est un effort constant, une position inconfortable, presque héroïque.

Moi, je préfère rester dehors pour raconter l’histoire. C’est ma manière de ne pas finir dans une malle.


Cote de bibliothèque
Cote Guilde : GBO-TOL-MALL-009
Référencement : Cabinet des Élégances Parallèles – Série Lucas Corso – La Malle de Tolède

Note légale
Les Élégances Parallèles – À la manière de Lucas Corso relèvent d’un exercice de fiction littéraire et bibliophilique. Toute ressemblance avec des personnes, événements ou ouvrages existants ne saurait être que fortuite. Le personnage de Lucas Corso, ainsi que les clins d’œil à d’autres figures littéraires, sont utilisés dans le cadre du pastiche et de l’hommage, conformément aux exceptions prévues par le Code de la propriété intellectuelle.

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