Cabinet des Élégances Parallèles – À la manière de Lucas Corso, épisode XVII, « Le Codex Lupinus »

Amis bibliophiles, bonjour.

par un adepte, et à la manière de Lucas Corso, arpenteur des marges bibliophiliques.

Il y a des livres qui sentent la poussière et d’autres qui sentent le sang. Le Codex Lupinus sentait les deux. La première fois que j’ai entendu ce nom, c’était dans la bouche d’un libraire madrilène aux mains tachées d’encre qui avait la mauvaise habitude de chuchoter même quand nous étions seuls dans sa boutique. « Un manuscrit relié en peau de loup, daté du XVIIᵉ siècle, écrit en latin et en vieux français, mâtiné d’occitan. Personne ne sait s’il est l’œuvre d’un démonologue, d’un poète ou d’un fou… » Il s’interrompit, leva les yeux vers la porte comme s’il s’attendait à voir entrer l’Inquisition, puis ajouta : « …ou des trois à la fois. »

Le problème avec ce genre d’histoires, c’est qu’elles fonctionnent sur moi comme une drogue dure. Deux jours plus tard, je prenais un train de nuit vers le sud-ouest, direction une petite ville pyrénéenne dont le nom sentait plus le fromage fort que l’érudition.


La piste

Le libraire m’avait donné une seule indication : le codex avait été aperçu pour la dernière fois lors d’une vente aux enchères dans les années 1980, retiré in extremis du catalogue, lot n°143, sans explication. La maison de ventes avait fermé depuis. Les archives ? Dispersées. Restait une rumeur : un ancien acheteur privé, collectionneur d’objets lupins, vivait reclus à la frontière espagnole.

En arrivant, la ville semblait morte. Pas un chat. Juste un bistrot à l’angle de la place principale. C’est là que je rencontrai Pereira, un nain borgne à la voix grave comme une cave à vin. Il sirotait un verre de patxaran, observant le monde avec son seul œil valide.


Pereira

« Vous cherchez le Codex ? » me lança-t-il avant même que je m’assoie. Ce genre de phrase n’arrive jamais par hasard. Pereira connaissait tout le monde et surtout tout ce qui se vendait ou s’achetait sous le manteau. Sa main gauche, minuscule mais étonnamment forte, caressait le bois de sa canne comme on caresse la tranche d’un livre précieux.

— Je peux savoir comment vous êtes au courant ?
— Quand on n’a qu’un œil, on voit différemment. Et moi, je vois ce que les autres veulent cacher.

Il m’apprit que le Codex Lupinus n’était pas seulement un livre : c’était aussi une relique. La peau de loup provenait, disait-on, d’un animal abattu en 1611 lors d’un procès pour lycanthropie en Franche-Comté. Les pages mêlaient récits de procès, prières détournées et instructions rituelles.


La cache

Pereira accepta de me guider, à condition que je ne touche pas au livre sans ses gants — une paire en cuir fin, patinée par les ans. Nous quittâmes la ville dans une vieille Renault 4L, moteur toussotant. La route serpentait entre des collines boisées. Le nain me raconta comment il avait perdu son œil : « Pas un combat, pas un accident. Un livre. Un satané in-folio trop lourd pour son étagère. Le dos m’a frappé. Depuis, je lis d’un seul œil… mais je lis mieux. »

Nous arrivâmes devant une bâtisse isolée, demi-fermeture des volets, odeur de bois humide. À l’intérieur, une pièce unique, murs couverts d’étagères branlantes. Au centre, sur une table, reposait un coffret de bois noir, ferrures ternies.


Premier contact

Pereira défit lentement les fermoirs. À l’intérieur, le Codex Lupinus. Reliure en peau grise, grain rugueux, odeur animale persistante. Les pages, parchemin épais, portaient un texte serré, ponctué de gravures : silhouettes mi-hommes, mi-bêtes, scènes de chasses nocturnes, figures géométriques. Les marges étaient griffées, littéralement : de fines incisions, comme tracées par une griffe.

— On dit qu’il se complète à la pleine lune, murmura Pereira. Les dessins changent. Les mots aussi.

Je me penchai : certaines lettres semblaient plus fraîches, comme si l’encre n’avait pas encore séché.


L’avertissement

Pereira refusait de me laisser partir avec le livre. « Trop dangereux. Et trop… capricieux. » Il proposa un marché : il me laisserait copier quelques pages si je l’aidais à retrouver un second volume mentionné dans le colophon : Liber Umbrae, supposé être le complément du Codex.

Nous passâmes la soirée à photographier discrètement les folios, mais à chaque cliché, un détail semblait changer : un visage tourné dans l’autre sens, un mot manquant. J’eus la sensation désagréable d’être observé.


Le collectionneur

Le lendemain, nous rendîmes visite au collectionneur qui avait racheté la maison de ventes dans les années 80. Un vieil homme sec, lunettes fumées, sourire figé. Sa bibliothèque était un capharnaüm de vitrines poussiéreuses, de globes terrestres fendus et de piles de catalogues jaunis.

Il jura n’avoir jamais vu le Codex. Mais ses mains tremblaient légèrement lorsqu’il tourna les pages d’un incunable pour me le montrer. En partant, Pereira me glissa : « Il ment. Il en sait plus que nous. »


Le piège

Deux jours plus tard, la maison de Pereira fut forcée. Le coffret avait disparu. Sur la table, un morceau de papier griffonné : un croquis représentant un loup couronné, tenant une clef entre ses crocs.

Nous suivîmes la piste jusqu’à une grange abandonnée. L’air était glacial, saturé d’odeur animale. Le coffret était là, ouvert. Le Codex avait changé. Les gravures représentaient maintenant des silhouettes que je reconnus avec effroi : Pereira, moi, et le collectionneur. Tous trois, mi-hommes mi-loups.


La pleine lune

Cette nuit-là, la lune était pleine. Les lettres dansaient sur les pages. Pereira, d’ordinaire si maître de lui, transpirait abondamment. « Il faut refermer le livre avant minuit, ou il ne se refermera jamais… » murmura-t-il.

Nous luttâmes avec les fermoirs récalcitrants. À minuit pile, un hurlement déchira la nuit. Ce n’était pas un loup. Pas tout à fait.


Épilogue

Le Codex Lupinus disparut encore. Pereira aussi. Le collectionneur fut retrouvé mort quelques semaines plus tard, la gorge déchiquetée, un fragment de page coincé entre ses doigts.

Je garde chez moi une reproduction d’un folio. Mais parfois, il me semble que les marges y portent de nouvelles griffures.

Cote Guilde : GBO-LUP-001
Référencement : Cabinet des Élégances Parallèles – Série Lucas Corso – Codex Lupinus

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