Une « lectio magistralis » de Umberto Eco: considérations sur un bibliophile et ses livres.

Amis Bibliophiles bonjour,
Puisque Eco ne vous laisse pas indifférents, je republie une petite traduction  d’une « lectio magistralis » donnée par  l’écrivain Umberto Eco, à la Foire internationale du livre de Turin qui s’est tenue en mai 2011.

« Il y a quelques années, à l’ouverture de la Foire du Livre de Turin, il y avait aussi une section de libraires anciens. Je ne sais pas si leur absence aujourd’hui est liée aux faibles ventes réalisées ou au fait que les visiteurs sont plutôt à la recherche de textes contemporains, mais ils ont disparu de la Foire.

C’est très décevant parce que je me souviens avoir vu des écoles entières s’attarder devant les rayonnages et devant les incunables et regarder avec émerveillement ces objets enchantés, ces chefs-d’œuvre de typographie.
Qu’est-ce que les bibliophiles?
On connaît Gerbert d’Aurillac, le pape Sylvestre II, pape de l’an mille, qui dévoré par son amour des livres échangea le manuscrit de la Pharsale de Lucain contre une sphère armillaire. Gerbert ne savait pas que Lucain avait été incapable de terminer son poème, parce que dans l’intervalle, Néron l’avait invité à se couper les veines.  Le manuscrit était donc incomplet lorsqu’il le reçu… Tout bibliophile qui découvre qu’un livre à peine acheté est incomplet en le collationnant le ramène chez le libraire. Gerbert, lui, pour garder le manuscrit, même incomplet, décida de n’envoyer que la moitié de la sphère armillaire.

Je trouve cette histoire merveilleuse, car elle nous dit tout des bibliophiles. Gerbert ne voulait pas seulement lire le poème de Lucain – et cela nous en dit beaucoup sur l’amour de la culture classique dans ces siècles que nous persistons à croire obscurs… non il voulait le posséder. Il voulait posséder le manuscrit, le toucher, le sentir, chaque jour… Et un bibliophile qui, après avoir touché et senti un ouvrage se rend compte qu’il est incomplet, qu’il lui manque le colophon, a la sensation d’un coït interrompu.
Bien sûr il y a des bibliophiles qui collectent et achètent leurs ouvrages en personne, et même certains qui lisent les livres qu’ils accumulent. Mais même pour un rat de bibliothèque, cela en fait trop….
Le bibliophile, lui, même s’il fait attention au contenu, veut l’objet, et encore plus lorsque celui-ci est est en édition originale. Au point que certains bibliophiles – ce que je comprends si je ne l’approuve pas – ne coupent pas les pages des ouvrages qu’ils ont acquis pour ne pas les violer. Pour eux, couper les pages serait aussi sacrilège pour un collectionneur de montres que d’ouvrir une montre définitivement pour en voir le mécanisme.
Les amoureux de la lecture, les chercheurs ou les étudiants, préfèrent la lecture des ouvrages contemporains car ils affirment souvent que leurs commentaires dans les marges, les signes divers qu’ils y ont laissés leur rappelle leur lecture des années après….
Je possède Une « Philosophie au Moyen Age » de Gilson des années cinquante, qui m’accompagne depuis le jour de ma thèse. Le papier de cette époque était infâme, et aujourd’hui le livre part en morceaux dès que vous le touchez ou que vous essayez de tourner les pages. Si cet ouvrage n’était pour moi qu’un outil de travail, je pourrais me contenter d’acheter une nouvelle édition bon marché. Je pourrais même prendre deux jours pour recopier toutes mes notes, leurs couleurs et leur style qui ont changé au fil des ans et  des relectures. Mais je ne peux me résoudre à perdre cet exemplaire, avec son âge fragile qui me rappelle mes années de formation, et qui fait donc partie de mes souvenirs. (…)
Il y a les bibliophiles et il y a les bibliomanes. Voici un exemple pour vous aider à comprendre la différence. Le livre le plus rare du monde est aussi le « premier », la Bible de Gutenberg. Le dernier exemplaire vendu a été acquis par des acheteurs japonais en 1987 pour huit milliards de lires – au taux de change à l’époque. Une autre édition vaudrait évidemment beaucoup moins.
Chaque collectionneur a un rêve récurrent. Faire la connaissance d’une femme nonagénaire ayant un livre à vendre, n’y connaissant rien.  Se rendre sur place, compter les lignes, voir qu’il y en a 42 et découvrir que c’est une Bible de Gutenberg, lui permettre d’échapper à l’avidité d’un libraire malhonnête qui lui en proposerait quelques milliers d’euros (et ce serait déjà heureux pour elle) en offrant 100 000 dollars pour rendre ses dernières années plus douces et repartir chez soi avec un trésor.
Mais après ? Un bibliomane la garderait secrètement pour lui, obnubilé par les voleurs potentiels et veillerait sur elle comme Arpagon, nuit après nuit, ou comme Picsou prenant un bain dans ses pièces de monnaie.

Un bibliophile, lui, souhaiterait que tout le monde puisse voir cette merveille.  Il écrirait au maire de sa ville, lui proposerait de l’accueillir dans le hall principal de la bibliothèque municipale en échange des frais de surveillance et d’assurance, et permettrait à chacun de la contempler.  Mais quel serait le plaisir de posséder une telle rareté sans pouvoir se lever à trois heures du matin pour aller la feuilleter ?  C’est le drame : avoir une Bible de Gutenberg serait comme ne pas l’avoir. Mais alors, pourquoi ce rêve utopique ? Et bien les bibliophiles rêvent parfois d’être bibliomanes (…)
Puis il y a le biblioclaste. Il y en a en fait de trois sortes : le biblioclaste fondamentaliste, le biblioclaste par négligence et celui par intérêt. Le fondamentaliste n’est pas l’ennemi des livres en tant qu’objet, il a peur de leur contenu et ne veut pas que d’autres les lisent. Ainsi par exemple le cas de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie (dont on sait aujourd’hui que c’est un mythe), allumé par un calife qui estimait que tous les livres différents du Coran étaient soient inutiles parce que redondants, soit préjudiciables.
Le biblioclaste par négligence est à l’image de tant de bibliothèques italiennes, pauvres et délabrées, qui deviennent souvent des lieux de destruction des livres, car s’il existe bien un moyen de laisser se détériorer ou de détruire les livres, c’est bien en les faisant disparaître dans des recoins inaccessibles.
L’objectif du biblioclaste par intérêt, lui, est de détruire les livres en les vendant par morceaux, lorsque c’est beaucoup plus rentable que de les vendre complets. Pourquoi casser un livre complet? Dans un catalogue sur Internet j’ai trouvé une carte d’une des premières éditions de la Cosmographia de Sebastian Münster (1570) à 1200 $.
La Cosmographia propose quarante-deux pages de vues de villes, 14 cartes en double page, plus quatre bois dans le texte. Sans compter que les prix peuvent varier selon que la carte ou la vue est pliée une ou plusieurs fois… en partant d’un prix de 1000 euros pour chaque carte en double page ou pour chaque vue, nous atteignons le chiffre de 50.000 euros. Alors qu’au même moment, dans des catalogues récents, on peut acheter des Cosmographies complètes pour 30000 euros ou même une copie décente pour 20000 euros.
Donc, si cassez une Cosmographie de 1570 aujourd’hui, vous pouvez faire un bénéfice de 20000 euros. Bien sûr, il y aura de plus en plus d’exemplaires complets sur le marché, ceux-ci coûteront plus chers et ainsi de suite….
Le bibliophile rassemble des livres pour une bibliothèque. Une bibliothèque n’est pas une somme de livres, c’est un organisme vivant avec une vie propre. Une bibliothèque à domicile n’est pas seulement un endroit où vous rassemblez des livres, mais aussi un lieu qui les lit en notre nom. Laissez-moi vous expliquer.

Je pense qu’il est arrivé à tous ceux qui ont à la maison un nombre relativement élevé de livres, de vivre avec le remords de ne pas avoir lu certains d’entre eux…C’est encore plus  vrai avec une bibliothèque de livres rares, parfois écrits en latin ou même dans des langues inconnues, et un bel objet comme un livre ancien, même avec de jolies images, peut aussi être fort ennuyeux.
Mais il arrive souvent qu’un jour nous prenions en main l’un de ces livres négligés, que nous commencions à le feuilleter pour réaliser que nous savions déjà tout ce qu’il disait. Ce singulier phénomène, dont beaucoup peuvent témoigner, n’a que trois explications possibles. La première est qu’en le manipulant, années après années, en le déplaçant pour le ranger ou pour en prendre un autre, ou en l’essuyant, il vous a transmis une partie du savoir qu’il renferme à travers ce simple contact de vos doigts. Nous l’avons lu tacitement, comme s’il était en braille.
Je ne crois pas aux phénomènes paranormaux, mais dans ce cas, le phénomène est normal, l’expérience quotidienne le prouve.
La seconde explication est qu’il est vrai que nous n’avons pas lu ce livre: mais à chaque à chaque fois que nous avons déménagé, il était là, il regardait ici, il s’ouvrait au hasard, sur une image, et imprégnait notre environnement.
La troisième explication est qu’au fil des années nous avons lu des livres qui parlaient de lui, ou du même sujet, de sorte que nous le connaissons sans l’avoir lu. Nous savons si c’est un ouvrage célèbre, de référence,  ou s’il est au contraire un livre de moindre importance dont on trouve également le contenu ailleurs.
En fait, je pense toutes ces explications sont justes. Elles se produisent simultanément et miraculeusement tout concourt à faire de nous faire connaître des livres que nous n’avons, juridiquement parlant, jamais lus.

Bien sûr, le bibliophile, qui rassemble aussi des ouvrages contemporains est souvent à des dangers lorsqu’un imbécile vient à la maison, découvre ces rayonnages et prononce immanquablement : «Tant de livres ! Vous les avez tous lu ? ».
L’expérience quotidienne nous démontre que cette question est même posée par des gens au QI plus que satisfaisant. Face à cet outrage, il y a selon moi trois réponses possibles :
La première est de surprendre le visiteur : «Je ne les ai pas lus du tout, sinon pourquoi les garder ici? ». Elle a cependant de désavantage de gratifier l’intrus en exaltant son complexe de supériorité et je ne vois pas pourquoi nous devrions lui faire cette faveur.
La deuxième réponse, à l’inverse, plonge l’intrus dans un état d’infériorité…: «Plus, monsieur, beaucoup plus! »
La troisième réponse est une variante de la deuxième et je l’utilise quand je veux plonger le visiteur dans le doute et l’effroi : « Non » dis-je « ceux que j’ai déjà lus, je les garde à l’Université, ceux-ci sont que je compte lire la semaine prochaine. » Comme ma bibliothèque a aujourd’hui 50 000 volumes mon invité s’esquive en général assez rapidement, prétextant des obligations.
La bibliothèque n’est pas seulement le lieu de votre mémoire, où vous gardez ce que vous lisez, mais aussi la place de la mémoire universelle, où si le besoin s’en fait sentir un jour, vous pouvez trouver ce que les autres ont lu avant vous. C’est un lieu aux limites confuses et vertigineuses, un cocktail de mémoires savantes. On pourrait ainsi résumer le contenu d’une bibliothèque virtuelle : « Messieurs les anglais, je me suis couché de bonne heure . Tu quoque, alea! Licht, mehr Licht ber alles. Ici c’est l’Italie où si vous tuez un homme mort… vous êtes arrêté. Frères d’Italie, encore un effort….Ce sont les cadets de Gascogne,… Trois hiboux sur la commode « .
H

(http://www.repubblica.it/2007/05/sezioni/spettacoli_e_culbibliofili)

5 Commentaires

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