Par Hélène Vasseur, médecin légiste. Bibliophile des modernes.
L’odeur arrive avant la lumière. Pas de renfermé, pas d’alcool. Une note sèche, précise : chaleur. Mon faisceau balaye un comptoir en bois, deux vitrines lustrées, des piles de catalogues reliés en spirale. La librairie semble tenue, ordonnée, presque trop. Le corps est au sol, sur le dos, comme s’il avait été posé.

Je m’accroupis. Le nitrile tire un peu sur ma peau quand je plie les doigts autour de la lampe. Vêtements : veste, chemise claire, pantalon sombre. Aucune déchirure. Aucun verre brisé, aucune chaise renversée. Silence entier.
La plaie est unique. Bord franc. Trajectoire droite. La profondeur est compatible avec un seul coup, donné d’une main sûre. Pas d’ongle cassé, pas de griffure au poignet, rien qui parle de lutte. Le geste a été rapide. Propre. Dans ma tête, le mot s’impose : poinçon.
Au sternum, une marque. Une lettre R. Brûlure nette, régulière, posée au niveau du manubrium sternal. Liseré brun continu, pas de bavure. Je penche la lampe. Une paillette remonte la lumière d’un point froid : métal finement pulvérisé. Pas un briquet, pas un tampon à l’arrache. C’est la signature d’un fer à dorer chauffé. À vue d’œil, post mortem : pas d’œdème vital, pas de rétraction vivante des tissus autour.
Un officier se rapproche. Il garde une distance de respect, les mains au-dessus du carnet.
— C’est bon pour vous ? On peut faire enlever ?
— Une minute.
Tour d’horizon méthodique. Sous le comptoir, rien. À côté du corps, posé net sur un sous-main, une photocopie. Papier ordinaire, marges serrées, abréviations, cette musique que je connais sans la pratiquer : format, reliure, provenance. Une notice de vente. En marge, au stylo, un R griffonné. Je la saisis avec une pince et la glisse sous scellé.
Je recompte mentalement : un seul coup. Une lettre. Une notice. Je laisse la mécanique tourner pour moi, pas contre moi. Je me récite cinq mots comme on impose un rythme à un cœur qui papillonne : Recto, Réserve, Règlement, Revanche, Reliure. Le “R” peut tout contenir. Pour l’instant, il signe.
Je me redresse.
— Réquisition du parquet exécutée. Constatations externes terminées. Je confirmerai la nature thermique au labo.
— On fait enlever, dit l’officier.
La levée du corps est propre. Les scellés claquent comme des virgules.
Dehors, la rue est encore grise. Un voisin en manteau trop grand fume sans conviction. Il me demande si « c’est grave ». Je réponds ce que répond un médecin lorsqu’on lui pose une question inutile : je ne réponds pas. Je marche jusqu’au carrefour. Il fait froid comme une page blanche.
À l’Institut, j’écris court. Bord franc, trajectoire antéro-postérieure, un seul coup (outil fin), marquage thermique post mortem au sternum, microparticules métalliques dans la zone brûlée. Je joins la photographie de la lettre R et celle de la notice trouvée sur place. J’indique “mise sous scellé”. Je signe. Je pourrais rentrer. Je n’y arrive pas.
J’appelle Claire Dorléans, relieuse-doreuse.
— J’ai besoin de voir un poinçon. Et un fer à dorer.
— Passe.
Son atelier sent le cuir, la colle et la patience. Des dos à nerfs alignés sur une étagère, des roulettes, des fers, des palettes de lettres dans un tiroir. Elle pose sur le marbre un poinçon, deux fers — un filet, une petite palmette —, et une valise métallique de chauffe portative.
— Le poinçon, dit-elle, traverse net si la main est sûre. La section est régulière ; la plaie, propre.
— Et le fer ?
— On chauffe. On pose. Si on appuie droit, la marque est nette. Une main qui tremble laisse une bavure.
Je zoome sur la photo de la brûlure.
— J’ai vu des paillettes dans la marque.
— Alors il a mis un soupçon de dorure. Très fin, juste pour accrocher la lumière. On en met parfois presque rien ; ça suffit pour un reflet.
— Un seul coup. Marque au sternum. R. Et une notice posée à côté, dis-je.
— Une notice de quoi ?
— De vente. Format, reliure, provenance.
— Donc il met en scène un lot, pas un titre.
Le mot lot tombe et ouvre une pièce dans ma tête. Je me tiens au seuil.
Je suis légiste, pas flic. Je répète la phrase comme on répète un vœu. Et pourtant : outil → un seul coup. Fer → marque. Notice → lot. Trois lignes s’alignent.
Je remercie Claire. Elle me tend un petit sachet de poudre d’or.
— Pour comparer la granulométrie au microscope, si tu dois. Pas sur un corps, bien sûr.
— Bien sûr.
Je sors. La nuit a pris le quartier sans bruit.
Le lendemain matin, un appel me tire de mon café. Le service du parquet : réquisition, décès à la Bibliothèque de l’Arsenal. Je réponds “j’arrive” avant d’avoir posé la tasse. Je prends mon sac, mes gants en nitrile, mes pochettes à scellés, ma lampe.
La salle est sobre : boiseries, tables nues, rayonnages de consultation en fond. Un homme gît sur le dos, comme couché pour regarder le plafond. À un mètre de lui, posé en évidence sur un chevalet, une planche imprimée sur papier fort : photographie d’une reliure ancienne. En bas, une légende dactylographiée, petite, nette. Le conservateur parle à voix basse. Il s’excuse de tout.
Je m’accroupis. Le nitrile couine légèrement contre le tissu de la chemise quand je soulève un pan pour voir la marge de la marque. Même signature : plaie unique, bord franc, profondeur cohérente avec un seul coup. Au sternum, la lettre R. Même liseré. Même netteté. J’approche ma lampe à trente centimètres : un point renvoie la lumière. Les microparticules sont là aussi.
Je montre la planche à l’officier.
— Elle n’est pas là par hasard.
— Vous pensez qu’on a déplacé ?
— Je pense qu’on cadre la scène. Comme on poserait un cartel près d’un lot.
Il note, me laisse finir. Le conservateur m’explique, à voix basse, que le défunt devait donner une conférence, qu’il préparait ses supports, que personne ne l’a entendu tomber. Rien n’a été déplacé, jure-t-il, “à part peut-être ceci”, en désignant la planche.
Je termine le constat, j’énumère comme on lit une recette : même outil, même marque, référence posée en évidence, aucun vol. L’officier hoche la tête.
— Vous avez besoin d’autre chose ?
— Non. Le reste, au labo.
Je ne commente pas davantage. Je ne suis pas flic. Je n’interroge pas ; je scelle.
Dans l’escalier, je descends deux marches par deux. Dehors, la lumière a la couleur d’un papier non couché.
À l’Institut, je passe par le labo avant mon bureau. Sous la lampe UV, la marque au sternum du premier corps montre un halo régulier. Au microscope, les paillettes recueillies dans un pli donnent un reflet discret : grain fin, rien de massif. Je fais photographier, consigner.
Mon rapport de seconde scène copie le premier avec des variations minimes. Je pourrais écrire “idem”. Je choisis la phrase entière : “Caractères en tous points compatibles avec ceux observés la veille.”
Je sors la photocopie saisie en librairie et une reproduction de la planche de l’Arsenal, “pour dossier”. Je les pose côte à côte, j’attrape une loupe 10×. Je lis les marges : typographie, interlignage, filets. Le style d’un catalogue est une musique régulière.
Je suis légiste, pas flic. Mais je mène ma petite enquête parallèle, dans ma tête, sans sortir de mon rôle. Certaines obsessions sont des méthodes quand on les tient court.
Je mesure la ligne de légende, j’aligne la photocopie et la planche sur un bord. Ce n’est pas scientifique, c’est artisanal ; l’œil sert avant d’être contredit. Une minuscule ligne en bas, à droite, me retient. Même fonte. Même place. Même manière de numéroter. Partie IV — lot… Et, devant mes yeux qui tardent à l’admettre, un nom imprimé, pas supposé : RAHIR.
Je reste immobile. Le “R” sur la peau, le “R” au stylo, et ce R-là, typographié, qui revient au bas de deux pièces différentes. Pas un hasard : la même vente. Partie IV. Deux références tirées du même catalogue.
Je note l’heure et la ligne exacte. Je scanne, j’annote la copie, je mets une flèche, je glisse le tout dans une pochette. Puis je m’entends penser presque à haute voix : “Un seul coup. Une seule lettre. Un seul catalogue.”
Je ne téléphone pas tout de suite. Je vérifie que mon cerveau ne m’a pas tendu de piège. Je compare abréviations et ponctuation. Je retrouve la signature typographique en pied de page : Partie IV — … — RAHIR. Deux pièces, deux fois, la même formule. Le hasard sait faire beaucoup de choses, pas cette persistance.
J’appelle finalement le service.
— J’ai un élément matériel. Les deux supports laissés en évidence (la photocopie et la planche) renvoient typographiquement à la même vente, identifiée en pied de page.
— Laquelle ?
— Rahir. Partie IV.
Un silence.
— Vous étiez censée vous arrêter aux corps.
— Je m’y arrête. Je vous dépose les copies et mes comparaisons. Faites-en ce que vous voulez.
Je raccroche. Je regarde mes mains gantées de nitrile se détendre au-dessus du bureau. La nuit sera courte. Je ne suis pas flic. Mais j’ai lu une cohérence. Je l’ai lue comme on lit un colophon, un achevé d’imprimer. Ce n’est pas un caprice ; c’est une méthode.
Je pense à mes modernes. À une “blanche” NRF ouverte à plat sans craquer le dos, à une jaquette non pelliculée qu’on protège sous film parce qu’on sait ce que font les néons. Je pense au plaisir idiot de classer mes volumes par collection et non par auteur, parce que mon cerveau aime les séries. Je comprends un peu mieux pourquoi le tueur me donne la nausée : il a le même appétit de forme que moi, dévié vers le pire. Il referme. Je garde ouvert.
La fatigue me rattrape, mais je ne dors pas. Je déroule mes pensées en phrases sèches. La librairie, la planche de l’Arsenal, la lettre R qui s’imprime et se répète. Je me revois dans la salle vide, dans l’atelier de Claire, dans l’ombre des rayonnages. À chaque fois, une pièce posée, comme un cartel muséal. Rien de déplacé. Tout pensé.
Je griffonne trois lignes dans mon carnet. Elles pourraient tenir lieu d’axiome :
— Un seul coup.
— Une seule lettre.
— Un seul catalogue (R——).
J’hésite à écrire le nom en entier. Je ne le fais pas. La feuille me regarde. L’IML sent le désinfectant. Je range mon carnet. Je passe ma blouse au porte-manteau. Je sors.
Dans le couloir, un collègue me salue. Les néons bourdonnent. Derrière, une autre rumeur se met en marche, ailleurs, dans une salle où l’on pose des lots sur des tables. Je n’ai pas le droit de deviner. Mais la grammaire est là, posée devant moi, imprimée en bas de page.
Je ne suis pas flic. Ça ne m’empêchera pas de lire. A suivre (demain sur bibliophilie.com)
Laisser un commentaire