Cabinet des Élégances Parallèles – À la manière de Lucas Corso, Philippe K., « Le bibliophile des ténèbres »

par un adepte, et à la manière de Lucas Corso, arpenteur des marges bibliophiliques.

Amis bibliophiles, bonjour.

Les bibliothèques privées sont des coffres-forts. Certaines sont remplies d’or, d’autres de ferraille polie. Chez Philippe, c’est un coffre-fort rempli de nuit. Ancien professeur de mathématiques, le genre à pouvoir résoudre un système d’équations à quatre inconnues en trois lignes… mais incapable de résister à l’odeur d’un vieux vélin imbibé de suie et de sang séché. Il ne collectionne pas les livres, il collectionne des avertissements.

Dans son antre, trois ouvrages dominent le reste :

I – Les joyaux noirs

Memoranda de Noctis — cahier in-4° en latin, daté 1573, écrit par un certain P. de R., chapelain bavarois. Vingt-deux feuillets consacrés aux rites funéraires supposés empêcher le retour des morts. La reliure, en peau humaine assombrie, porte encore les marques d’ongles à l’intérieur du plat.
Dialogus Sanguinis — manuscrit vénitien, 1588, dialogue fictif entre un prêtre défroqué et un vampire, mêlant citations bibliques et recettes d’alchimie rouge. La dernière page est maculée de taches ferrugineuses. Philippe soutient que c’est du sang, et il n’est pas du genre à plaisanter.
Codex Tenebris Nocturnae — compilation anonyme, vers 1596, regroupant témoignages de paysans transylvains, croquis de morsures, relevés topographiques de cimetières. Un exemplaire unique, à moitié rongé par les rats, qui semble plus vivant qu’un chat errant.

Ces trois pièces font sa fierté… mais aucune ne le tient éveillé la nuit. Pas comme celui qu’il veut.

II – La proie

Le livre qu’il traque depuis dix ans porte un nom improbable : Dioptrique des ombres nocturnes. Un traité scientifique du XVIᵉ siècle, écrit, dit-on, par un astronome savoyard ayant observé « les ombres prolongées des morts qui marchent ». Jamais vu, jamais photographié. Juste des rumeurs dans les lettres de deux érudits alpins, et une note marginale dans un registre paroissial : “Ombra vampirica – folio XIII perdu”.

Il veut que je le trouve. Moi, je veux savoir pourquoi. Philippe ne m’a jamais donné la moindre explication, sinon ce sourire imperceptible qu’il affiche quand il est certain d’avoir vu dans mes yeux une étincelle d’intérêt. Ce genre de sourire qu’on n’offre pas à un ami : plutôt à un complice de crime.

III – La traque

Les pistes sont maigres : une vente avortée à Lausanne en 1892, un lot dispersé en Angleterre dans les années 1950, et — détail qui pue le piège — un marchand suisse, Kolek, qui jure avoir « feuilleté » l’ouvrage dans les années 80 avant qu’il ne disparaisse avec un client… borgne, et haut comme trois pommes. Pereira. Un nain, et pas le genre de gnome qu’on met dans les jardins.

Je commence par éplucher des catalogues oubliés dans les sous-sols d’une librairie de Neuchâtel. Papier jauni, odeur de cave et de pluie sèche. Aucun titre explicite, mais, dans le descriptif du lot 412 de 1892, une mention qui me fait relever la tête : « Traité manuscrit sur l’ombre lunaire, attribué à un savant des Alpes ». Pas de photo, pas d’auteur, juste une note en marge : non adjugé. Le vendeur me dit que l’archive vient d’un notaire mort ruiné, et que tout est parti « à la benne » il y a trente ans. Je n’aime pas ces histoires.

Ensuite, une piste à Lyon : un bouquiniste des quais me glisse qu’il a vu passer « un vieux machin savoyard sur la lune et les cimetières » il y a une dizaine d’années. Je pousse, mais il se ferme : « vendu à un petit type qui avait un œil de verre ». Pereira encore. Ce nain, on dirait qu’il marche dans mes pas depuis toujours.

Je passe deux nuits à fouiller un fonds poussiéreux à Annecy, dans une bibliothèque paroissiale où les registres sentent la cire froide. Rien. Mais dans le tiroir d’un meuble oublié, je trouve un carton à chapeau contenant trois lettres d’un certain abbé Vautrin à un confrère : « …le dioptrique, qui m’a glacé le sang… » écrit-il. Le reste est illisible, rongé par l’humidité.

C’est là que je comprends : ce livre n’est pas seulement rare, il est mobile. Il disparaît, réapparaît, comme s’il avait ses propres habitudes.

IV – L’embuscade

Une brocante de province. Le genre où l’on vend plus de chaussettes que de livres. Mais un vieux libraire a listé « cahiers scientifiques anciens, état médiocre ». J’arrive tôt. Dans un carton humide, je trouve un cahier relié en parchemin, trois feuillets arrachés, numérotation discontinue. Sur la page 9 : un schéma d’ombre portée sur une pierre tombale, légendé en vieux français. L’encre est brune, tirant sur le noir. L’odeur est celle d’un grenier où on a oublié un corps.

Je commence à calculer mon offre quand une ombre se découpe dans la lumière du stand. Un trench beige. Une silhouette courte, trapue. L’œil gauche de verre, l’autre noir et perçant. Pereira. Un nain, mais pas de ceux qu’on caresse : plutôt de ceux qui mordent les chevilles.

Il pose le double du prix sur la table, sans même me regarder. Je surenchéris. Il double encore. On atteint une somme qui ferait rougir un Christie’s de basse époque. Le libraire jubile. Pereira finit par reculer, mais pas sans me lancer ce ricanement sec qui annonce des représailles. Il disparaît dans la foule, et je sais que ce n’est pas fini.

V – L’œil des ténèbres

Je reste seul devant le stand. Le vendeur recompte les billets, me glisse le cahier dans un sac taché. Sur le chemin du retour, j’ouvre une page au hasard : un croquis d’œil humain traversé d’un rayon d’ombre. La légende dit : Oculus tenebrarum. L’œil des ténèbres.
Le dessin me suit longtemps. Même refermé, le livre semble respirer. Chaque fois que je le regarde, j’ai la sensation d’être observé à mon tour.

Chez Philippe, je dépose le cahier sur son bureau. La pièce est silencieuse, juste un tic-tac discret d’horloge. Il met ses lunettes, effleure le vélin comme on caresse un animal blessé. Il lit. Ses lèvres remuent : formules d’angles, distances, rapport entre lumière lunaire et ombre résiduelle.

Puis il s’arrête net sur une phrase : « Seule l’ombre révèle le vampire ». Ses mains tremblent un instant, mais il les replie comme un joueur de cartes sûr de son coup.

Il veut garder le livre quelques jours, « pour expertise ». Je sais ce que ça veut dire : il veut m’éloigner pour fouiller seul les marges, déchiffrer ce qui m’aurait échappé. C’est le jeu. Mais il oublie que je sais lire plus vite que lui.

Le lendemain, son téléphone reste muet. J’y retourne. La maison sent la poussière froide et la cire brûlée. Philippe n’est pas là. Sur son bureau, le cahier est ouvert à la même page. Mais le dessin de l’œil a changé : la pupille s’est dilatée, comme si elle avait vu quelque chose d’effrayant.

VI – L’ombre et le chasseur

Je repars dans la nuit, le poids de ses yeux dans mon dos. En traversant la banlieue, j’ai cette impression familière : ce n’est pas moi qui chasse le livre, c’est lui qui me piste. Et si je ne fais pas attention, il finira par m’avoir.

Je n’ai pas refermé cette affaire. On ne referme jamais ce genre d’affaire. La Dioptrique des ombres nocturnes a juste changé de mains. Et dans ce milieu, les mains sont rarement propres.


Cote Guilde : GBO-VAMP-PHI-002
Référencement : Cabinet des Élégances Parallèles – Série Lucas Corso – L’ombre révèle le vampire.

Mention légale :
Les Élégances Parallèles – À la manière de Lucas Corso relèvent d’un exercice de fiction littéraire et bibliophilique.
Toute ressemblance avec des personnes, événements ou ouvrages existants ne saurait être que fortuite.
Le personnage de Lucas Corso appartient à l’univers du roman Le Club Dumas d’Arturo Pérez-Reverte (© Arturo Pérez-Reverte / Alfaguara / Éditions Jean-Claude Lattès).
Cette série constitue une création originale et non commerciale, librement inspirée de cet univers, sans aucun lien, soutien ni approbation de l’auteur ou de ses éditeurs.
Les références éventuelles à d’autres figures littéraires s’inscrivent dans le cadre du pastiche et de l’hommage, conformément aux exceptions prévues par le Code de la propriété intellectuelle.

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