Cabinet des Élégances Parallèles, à la manière de Lucas Corso – La Carte des Livres Perdus

par un adepte, et à la manière de Lucas Corso, arpenteur des marges bibliophiliques.

Amis bibliophiles, bonjour.

On m’a souvent demandé si les livres perdus avaient un lieu, une sorte de cimetière ou de sanctuaire. Je réponds que non : les livres disparus ne se retrouvent pas, ils se dispersent. Pourtant, un jour, j’ai tenu dans mes mains un document qui prétendait l’inverse : une carte, immense et fragile, censée indiquer l’emplacement de bibliothèques effacées de l’histoire. Elle portait ce titre manuscrit, en haut d’une grande feuille parcheminée : Mappa Librorum Amissorum — la Carte des Livres Perdus.

Je découvris ce monument cartographique dans une vente confidentielle à Amsterdam. Le catalogue mentionnait seulement : « Carte manuscrite du XVIᵉ siècle, anonyme, vélin, sujet indéterminé. » L’estimation était modeste, comme si personne n’avait pris la peine de la déplier. Je la remportai pour presque rien. Ce n’est qu’en l’ouvrant dans ma chambre d’hôtel que je compris ce que j’avais acquis.

La carte, d’environ un mètre sur soixante centimètres, était couverte de dessins de villes, de collines, de rivières. Chaque symbole représentait une bibliothèque disparue : un petit temple, un bâtiment carré, parfois un simple livre stylisé. En dessous, des noms : Bibliotheca Serviana, Roma, cineres 410 ; Ars Librorum, Corduba, perdita 1236 ; Collegium Pragensis, dispersa 1420. Chaque mention rappelait la disparition d’une collection. Ce n’était pas une carte des routes, c’était une carte des absences.

Je passai des heures à déchiffrer. Le parchemin, jauni et craquelé, portait des encres d’un noir ferrogallique et d’un rouge au cinabre, dont la stabilité trahissait un atelier du XVIᵉ siècle. Certaines mentions étaient connues : la bibliothèque de Cordoue, détruite lors de la Reconquista ; celle de Prague, pillée par les hussites. Mais d’autres étaient mystérieuses : Bibliotheca Nigromantica, Toledo, 1312, inconnue des historiens. Ou encore : Archivum de Montségur, 1244, hypothétique collection cathare dont aucun catalogue ne subsiste.

À mesure que je lisais, j’avais l’impression de parcourir une topographie parallèle, où chaque montagne dissimulait une absence, chaque vallée un oubli. La carte dressait l’inventaire des pertes et, par là même, une bibliothèque idéale inversée.
Dans la marge inférieure, une main différente avait noté : « Haec charta servit ad inveniendum, non ad flendum. » — Cette carte sert à retrouver, non à pleurer.
Juste en dessous, une autre inscription en lettres plus fines proclamait : « Perditi libri manent in memoria mundi. »
Les érudits reconnaîtront là une paraphrase du De bibliothecis (1545) de Conrad Gesner, premier essai systématique sur les bibliothèques du monde connu. Cette main savante liait la carte à l’esprit de la Renaissance : retrouver, par la mémoire, ce que la guerre et le fanatisme avaient effacé.

Était-ce l’indication qu’un cercle d’humanistes, au XVIᵉ siècle, s’était mis en quête de ces bibliothèques disparues ? La carte devenait alors un instrument de pillage érudit, une promesse pour ceux qui savaient lire les signes.
Je me rendis à la Bibliothèque universitaire d’Amsterdam pour comparer. Un conservateur me confirma l’existence de relevés similaires : Gesner à Zurich, mais aussi Jean Trithemius dans son De laude scriptorum manualium (1492), ou plus tard Gabriel Naudé, auteur de l’Advis pour dresser une bibliothèque (1627), avaient tous rêvé de retrouver les manuscrits perdus de l’Antiquité. Mais jamais encore on n’avait vu une mappa mundi entièrement consacrée à cette obsession.

Le conservateur me demanda à voir l’original. Je mentis, disant l’avoir laissé à l’hôtel. J’ai appris à ne pas confier aux institutions les livres qu’elles convoitent trop avidement.

En examinant de plus près, je remarquai que certaines bibliothèques mentionnées sur la carte avaient été effacées, grattées au couteau, puis réécrites ailleurs. Comme si la main qui avait tracé la carte avait hésité, changé de version, déplacé la mémoire. Un palimpseste de pertes.

Une mention me troubla particulièrement : Bibliotheca Esoterica, Basilea, 1564. Or, Bâle possédait bien une bibliothèque universitaire prospère à cette date — celle de l’humaniste Sebastian Münster, auteur de la Cosmographia Universalis (1544), où il liait géographie et diffusion des lettres humaines. Rien n’indiquait pourtant une destruction. Était-ce un fonds secret, une collection clandestine disparue dans les flammes de l’orthodoxie ? Ou une pure invention, ajoutée pour troubler le lecteur ?

Je pensai aux autres cartes conceptuelles du XVIᵉ siècle — celles de Pierre de la Ramée (Scholae Dialecticae, 1555), de Giulio Camillo (Idea del Theatro della Memoria, vers 1550*) — toutes cherchant à représenter le savoir comme un territoire mental. La Mappa Librorum Amissorum s’inscrivait peut-être dans cette tradition : une géographie de la mémoire où chaque perte devient un point fixe du désir intellectuel.

Je pris le temps de recopier chaque mention. La carte elle-même était trop fragile pour voyager ; je craignais de la déchirer. Mais une fois mes notes complètes, je constatai qu’elles formaient une sorte d’itinéraire. En reliant les points dans un certain ordre, apparaissait une ligne serpentine qui traversait l’Europe, de Tolède à Prague, de Lyon à Bâle — comme une route de pèlerinage des bibliothèques disparues. Était-ce volontaire ? Je n’osai croire au hasard.

Je pensai aux collectionneurs modernes. Beaucoup se damneraient pour mettre la main sur une seule des bibliothèques mentionnées. Que vaudrait aujourd’hui le catalogue d’une collection cathare détruite en 1244 ? Ou un manuscrit perdu de Cordoue ? La carte était un piège : elle excitait la convoitise, mais ne donnait que des fantômes.

Je n’étais pas le seul sur la piste. À Paris, un libraire spécialisé me glissa qu’un certain collectionneur portugais, le nain Pereira, affirmait posséder « un fragment jumeau » de la Carte, où figuraient des bibliothèques d’Asie. Pereira, toujours prompt à transformer les absences en monnaie sonnante. Son sourire carnassier me revint en mémoire. Je décidai de ne pas le contacter : il vaut mieux parfois laisser les ombres aux ombres.

Je rangeai la Carte dans un tube de cuir, la confiant à mon coffre. Elle dort encore là, roulée, comme un serpent de parchemin. Chaque fois que je l’ouvre, je sens le souffle des bibliothèques mortes, et je me demande si un jour je céderai à la tentation de suivre ses chemins. Peut-être cette carte ne trace-t-elle pas des lieux, mais les manques de ceux qui la contemplent.

Car les livres perdus ne se laissent pas retrouver ; ils ne font que nous perdre à leur tour.

Cote Guilde : GBO-CAR-LIB-027
Référencement : Cabinet des Élégances Parallèles – Série Lucas Corso – La Carte des Livres Perdus

Note légale
Les Élégances Parallèles – À la manière de Lucas Corso relèvent d’un exercice de fiction littéraire et bibliophilique. Toute ressemblance avec des personnes, événements ou ouvrages existants ne saurait être que fortuite. Le personnage de Lucas Corso, ainsi que les clins d’œil à d’autres figures littéraires, sont utilisés dans le cadre du pastiche et de l’hommage, conformément aux exceptions prévues par le Code de la propriété intellectuelle.

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