par Anatole Crispin, Inspecteur itinérant de la section Comportements Bibliophiliques de l’IGLI
Amis bibliophiles, bonjour,
Observation conduite dans le cadre du protocole OBS-LIB-PAR/0725, selon la grille de codage IGLI-CPB/18c (interactions en librairie spécialisée). Lieu : rive droite parisienne. Date : juillet 2025. Méthode : écoute passive (“oreille au velours”), position assise à distance réglementaire, carnet ouvert, relevé des micro-énoncés et attitudes associées. Note IGLI : codes normalisés dans la série (voir infra).
En bibliophilie comme ailleurs, on en apprend parfois davantage en se taisant. L’IGLI recommande, pour ces environnements, l’attention aux tournures, hésitations, formules toutes faites qui trahissent le rapport intime au livre : achat, parade, quête, ou simple curiosité. Voici les profils-types repérés et codés.

Le client sans budget mais très exigeant [code IGLI : CBE-1]
« Je cherche un incunable, mais pas un truc banal, hein… avec de la couleur, mais pas trop, et si possible autour de 200 euros. Vous avez ça ? »
Caractéristiques : désir maximal couplé à une méconnaissance des ordres de prix et des critères d’état. Langage valorisant (« pas banal », « avec de la couleur »), injonctions contradictoires. Note IGLI : la contre-proposition raisonnable (livre ancien modeste mais sain) est souvent perçue comme une fin de non-recevoir. Issue classique : achat de substitution (ex. : carte postale BnF).
Le client Google [code IGLI : CNE-3]
« Il est à 1 200 sur Abebooks ! »
Caractéristiques : fétichisme du prix affiché en ligne, absence d’ajustement pour l’état, la provenance, la demande locale. Tendance à la « preuve par capture d’écran ». Observation : friction accrue lorsque l’écart de prix dépasse 25 %. Impact commercial immédiat : faible. Gestion recommandée : reformulation patiente et recentrage sur l’exemplaire singulier.
Le client qui veut impressionner [code IGLI : CSE-4]
« J’ai récemment acquis un traité de botanique de 1673, en grec ancien. Vous connaissez sûrement… »
Caractéristiques : autopromotion, usage intensif du passé composé (« j’ai acquis », « j’ai déniché »). Recherche de reconnaissance plutôt que d’expertise. Achats réels : rares, symboliques.
Le client secret [code IGLI : CMI-2]
Pas de citation exploitable : chuchote, ne dit jamais exactement ce qu’il cherche. Exige un emballage discret, refuse de décliner son nom complet. Récurrence horaire observée : 17 h, arrivée et départ rapides, signe de tête minimal. Hypothèses : achats sous mandat, cadeaux confidentiels, collection thématique sensible. Procédure IGLI : consigner cadence de réapparition et intervalle moyen entre visites.
Le client de passage [code IGLI : CVP-0]
« C’est combien ce vieux livre ? Hein ? Mais c’est juste un livre ! »
Caractéristiques : choc de prix, confusion entre ancienneté et valeur. Motivation : cadeau « rigolo » à bas coût. Note IGLI : l’explication courte « état + rareté + provenance = prix » réduit la tension, sans convertir.
Le client évaluateur discret [code IGLI : CED-7]
Feuillette longuement, vérifie la collation, compare des notices, prend des notes, parfois photographie des pages (avec permission). Évite le small talk, remercie, s’en va. Retour éventuel sous 15 jours avec décision ferme. Note IGLI : forte corrélation avec l’achat différé de qualité ; sensible à la fiche détaillée et à la transparence sur les défauts.
Le client chercheur d’anecdotes [code IGLI : CCA-6]
« Vous savez que cet auteur est mort en duel ? »
Caractéristiques : conversationnel, anime la librairie, réinjecte des bribes d’histoire littéraire. Taux d’achat : modeste (~20 %). Valeur ajoutée : ambiance, fidélisation indirecte.
Le client mandaté [code IGLI : CMA-5]
Annonce une fourchette « au nom de… », demande devis et délais, réclame une facture pro forma. Décision validée hors boutique (appel, message). Procédure IGLI : distinguer mandat institutionnel (exigences de conservation, délais de paiement) et mandat privé (discrétion, logistique). Taux de concrétisation : élevé si documentation fournie rapidement.
Le client fétichiste de l’état [code IGLI : CFE-8]
Examine coins, coiffes, couture, odeur, teinte du papier. Questionne l’origine de chaque rousseur. Accepte un prix fort pour un exemplaire « clean ». Note IGLI : sensible aux clichés détaillés, à la précision des restaurations, aux dos au soleil décrits sans fard.
Le client à collection thématique [code IGLI : CCT-2]
Collection par sujet étroit (pisciculture, ex-libris d’architectes, voyages polaires, etc.). Demande bibliographie, pistes, alertes. Procédure IGLI : consigner le thème exact et les mots-clés, proposer une veille ciblée (levier relationnel long terme).
Le client catalogues anciens [code IGLI : CCL-9]
Ne cherche pas des livres, mais des catalogues de libraires / expositions passées. Finalité : documentation du marché, joies d’érudition. Achat modeste mais régulier. Note IGLI : profil de passeur, bon prescripteur hors boutique.
Le client comparateur avancé [code IGLI : CIA-4]
Variante évoluée du CNE-3 : apporte des tableaux d’estimations algorithmiques, souvent entachés de faux positifs (titres identiques, éditions différentes). Procédure IGLI : démonstration matérielle (collation, couture, défauts) et recentrage sur la singularité de l’exemplaire. Résultat typique : compréhension si preuve tangible.
Le client négociateur compulsif [code IGLI : CNC-6]
« Et si je vous en prends deux, vous me faites combien ? »
Tendance : marchandage systématique, quelle que soit la cote ou le prix affiché. Stratégie IGLI : cadrer fermement, accorder micro-rabais symbolique (<5 %) pour canaliser l’énergie, éviter l’épuisement relationnel.
Le client collectionneur erratique [code IGLI : CCE-3]
Arrive sans idée claire, repart avec un volume hors sujet (ex. : entre en demandant du Rousseau, ressort avec un atlas scolaire). Caractéristiques : coup de cœur désordonné, achats d’humeur. Note IGLI : corrélation avec les profils débutants en phase d’exploration.
Le client investisseur [code IGLI : CIN-7]
« Ça prend combien de valeur par an, ce genre de reliure ? »
Motivation : spéculative plus qu’intellectuelle. Parcourt les rayonnages comme on feuillette une cote boursière. Achat sélectif, parfois conséquent, mais volatil (revend aussi vite). Procédure IGLI : rappeler la singularité des exemplaires pour tempérer l’illusion d’un “placement standardisé”.
Le client hypermnésique [code IGLI : CHM-4]
« Vous aviez, le 14 février 2023, un Télémaque en veau blond, avec un coin un peu frotté. Vous l’avez encore ? »
Caractéristiques : mémoire photographique des fonds, parfois supérieure à celle du libraire. Peu d’achats, mais impressionnante capacité de rappel, qui oblige à une vigilance accrue dans la tenue des inventaires.
Le client polyglotte hésitant [code IGLI : CPL-5]
« Vous avez des éditions en espagnol ? Ou peut-être en latin ?Enfin…je ne lis pas vraiment l’un ni l’autre. »
Profil fréquent : attiré par l’exotisme linguistique, mais sans compétence réelle. Taux d’achat faible, sauf si l’objet est décoratif. Stratégie recommandée : proposer des traductions bilingues, limiter les illusions.
Le client retourneur de piles [code IGLI : CRP-2]
Déplace systématiquement les volumes, ouvre chaque carton, recompose l’ordre initial à sa manière.
Caractéristiques : agitation gestuelle, consommation d’espace. Achats : rares, mais laisse derrière lui un champ de bataille bibliographique. Gestion IGLI : surveillance discrète, rétablissement du classement immédiatement après.
Notes de terrain et micro-rituels [réf. IGLI : Rites-LIB-PAR]
La cloche de porte (fêlée) rythme les échanges. Les clientèles se croisent sans se mélanger : le discret attend que le bavard sorte ; le mandaté choisit la tranche calme (midi, 17 h). Le libraire module son tempo : explication longue pour CFE-8, concision pour CNE-3, connivence légère pour CSE-4.
Ajout : le négociateur monopolise la parole, l’erratique bouleverse la logique du stock, l’investisseur demande des chiffres, l’hypermnésique convoque les fantômes du passé, le polyglotte hésite entre langues mortes et décor, le retourneur de piles sème le désordre. Annotation IGLI : l’usage d’un vocabulaire partagé (« grand papier », « exemplaire de présent », « rousseurs éparses ») fluidifie environ 80 % des interactions délicates.
Conclusion [synthèse IGLI : COB/2025-07/LIB-PAR-02]
La librairie spécialisée est un lieu de commerce certes, mais aussi une cabine d’écoute pour le théâtre des egos bibliophiles. Chaque profil éclaire un usage du livre : signe, outil, objet d’étude, trophée, souvenir. Pour l’IGLI, ces relevés alimentent le Répertoire Typologique des Usagers de Librairies (le fameux RTUL, si cher au SLAM) et affinent nos recommandations d’accueil (clarté des fiches, explicitation des états, délais de décision). Le silence, parfois, vaut pédagogie : il laisse au client le temps de passer du désir flou à l’intention nette.
Je clos le carnet, signe la fiche d’observation COB-LIB-PAR-02 et transmets au Service des Études Comportementales pour archivage croisé avec les observations en salles de vente. La scène du livre, qu’elle se joue à Drouot ou entre deux rayonnages cirés, demeure l’un des meilleurs baromètres de la bibliophilie vivante.
Réf. dossier IGLI/COB/2025-07/LIB-PAR-02
Pour ma part, je suis essentiellement dans la catégorie « client à collection thématique ». Je me dis qu’il y a pire dans ce panorama de la comédie bibliophilique. Ouf ! Bravo pour ces articles vraiment drôles.