Guilde des Bibliopolicés – Rapport n°156 — La prolifération des notices emphatiques

par Barthélémy Tranchefile, Inspecteur en chef, attaché temporaire au Bureau des Vérités Bibliophiliques, Département des Vérités Bibliophiliques

Amis bibliophiles, bonjour,

J’ai reçu, par voie intérieure confidentielle (pli doublement scellé, ruban carmin, et odeur de lavande typographique), une mission claire de l’IGLI :

Évaluer la progression préoccupante de l’emphase lexicale dans les notices bibliophiliques.

En termes plus simples : il m’a été demandé d’examiner cette maladie contemporaine qui consiste à parer le moindre livre des fastes de Versailles, comme si chaque brochure de colportage devait rivaliser avec le Hypnerotomachia Poliphili sorti des presses de Manuce.

I. L’état des lieux : du rare au rarissime

Il fut un temps où « bon exemplaire » suffisait à faire frémir le bibliophile et à déclencher une approbation silencieuse du libraire. Le mot était sobre, juste, efficace.

Aujourd’hui, le « bon exemplaire » est devenu une relique insignifiante. Tout est « rare », tout est « splendide », tout est « d’une qualité absolument exceptionnelle ». Le langage lui-même a perdu son alphabet de nuances :

  • Rare désigne parfois ce qui n’a pas trouvé preneur depuis trois ans.
  • Exceptionnel qualifie ce qui est disponible en cinq exemplaires simultanés sur divers sites.
  • Splendide s’applique désormais à un volume qui a simplement survécu à un scanner de bibliothèque municipale.

Cette inflation lexicale crée une étrange boursouflure : l’adjectif ne décrit plus, il improvise, comme un musicien ivre devant un pupitre vide.

Robert Macaire, libraire

II. Études de cas

Je rapporte ici quatre observations choisies, prélevées lors de mes rondes ou reconstruites d’après mes carnets d’inspection. Elles illustrent à merveille l’écart entre le réel du livre et l’hyperbole de sa notice.

Notice 1 (exemple réel eBay)

Lors d’une veille nocturne, je tombai sur un intitulé prometteur :

« livre ancien rare. Grand format 35/27 cm 1ere édition 1970. Couverture un peu marquée mais contenus en parfait état. »

Rien n’est plus révélateur : le mot « rare » est jeté d’entrée, la couverture abîmée est aussitôt minimisée (« un peu marquée »), et l’ensemble se clôt sur une proclamation triomphante : « contenus en parfait état ». Une symphonie de compensation, où chaque défaut est maquillé par un adjectif rédempteur.

Notice 2 (exemple réel libraire)

Je ne puis taire ce bijou rhétorique, noté dans mon carnet comme « cas d’école » :

« Splendide exemplaire, d’une fraîcheur tout à fait inhabituelle, parfaitement conservé dans sa reliure du temps, et bien supérieur à tout ce que l’on rencontre généralement sur le marché. »

En réalité, l’exemplaire en question était légèrement rogné, son dos insolé, piqué de taches d’humidité. Mais complet. Complet, ce qui est déjà beaucoup… et aurait suffi à le décrire honnêtement. Le reste n’est que broderie lexicale.

Notice 3 (exemple réel libraire)

Un autre confrère, désireux de flatter son stock, n’hésitait pas à écrire :

« Très bel exemplaire, grand de marges, imprimé sur beau papier vergé, dans un état que l’on peut qualifier de miraculeux. »

« Miraculeux » ! Rien de moins. Après examen, les marges étaient coupées à vif, le papier jauni par le temps, et l’ensemble portait les stigmates d’une vie de bibliothèque campagnarde. Un miracle ? Sans doute, si l’on croit aux saints patrons des relieurs. Mais pas plus.

Notice 4

Enfin, dans un catalogue provincial :

« Exemplaire prestigieux, rare témoignage de l’édition provinciale, conservé avec un soin admirable et parfaitement digne des plus exigeantes bibliothèques. »

La réalité s’avéra plus modeste : une brochure du XIXe, couverture poussiéreuse, cahiers branlants. Mais l’annonce transformait ce petit rescapé en ambassadeur prestigieux des « plus exigeantes bibliothèques ». La rhétorique en faisait une cathédrale, là où il n’y avait qu’une église de village.

III. Typologie des adjectifs douteux

Au fil de ces inspections, nous avons dressé une cartographie des épithètes douteuses.

AdjectifTraduction probable
Très rarePrésent sur 6 catalogues récents mais mal indexé
ExceptionnelL’exemplaire est enfin complet (ce qui n’arrive pas toujours)
De toute beautéLe cuir garde encore un peu de couleur malgré les frottements
TrufféQuelques documents rapportés par un ancien propriétaire, de valeur inégale
CompletUn bibliographe du XIXe l’a mal collationné et, depuis, tout le monde répète l’erreur
MajestueuxIn-folio imposant mais peu pratique à loger sur une étagère
IntrouvableOn le disait tel… jusqu’à ce qu’une trentaine surgissent sur Internet
UniqueContestable, car d’autres exemplaires circulent discrètement
BibliophiliqueTerme flou, employé pour donner une caution sérieuse
En état remarquableEn fait : en état correct, mais avec un vocabulaire qui force l’admiration

IV. Protocoles d’inspection lexicale

Le Bureau de la Description et des Indications Trompeuses (B.D.I.T.) a mis au point un Protocole de Contrôle Adjectival (PCA/22), dont voici quelques extraits :

  • Nombre d’adjectifs par notice : 0 à 2 → Acceptable. 3 à 5 → Alerte orange. Plus de 5 → Ouverture d’enquête.
  • Emphase suspecte : l’usage de « magnifique » sans preuve photographique entraîne un retrait de crédibilité.
  • Truffages abusifs : toute présence de billet, feuillet rapporté ou menu plié du Grand Véfour annule l’emploi du mot « truffé ».

V. Témoignages de terrain

L’agent H. Signol, lors d’une patrouille, releva la notice suivante :

« Chef-d’œuvre absolu de la bibliophilie mondiale, unique occasion. »

Inspection faite : un Voltaire courant, demi-basane fatiguée, annotation « vendu 20 fr. » au contreplat.

Autre cas, relevé dans une foire :

« Volume somptueusement relié, digne des plus grandes collections. »

La reliure somptueuse était en fait un cartonnage vert bouteille, taché d’humidité, portant l’ex-libris imprimé « Société de lecture de Saint-Dizier ».

VI. Recommandations de l’IGLI

La notice est un art mineur, mais elle mérite une éthique.
Nous recommandons :

  1. De limiter les adjectifs (maximum deux).
  2. De citer les sources des qualificatifs.
  3. D’éviter les superlatifs absolus sans preuve notariée.
  4. De signaler avec honnêteté les défauts.
  5. De rendre au bibliophile le droit à l’émerveillement spontané.

Conclusion provisoire

Il ne s’agit pas d’imposer une sécheresse administrative : la bibliophilie a besoin d’élan, de passion. Mais de rappeler que l’adjectif est une arme : mal employé, il ridiculise le livre qu’il prétend exalter.

Préservons donc la saveur du mot juste, l’honneur du « bel exemplaire » sincère, et la modestie du cartonnage honnête. Car à force de splendeur proclamée, même le maroquin le plus noble finit par sonner faux.


Notice biographique de Barthélémy Tranchefile

Né vers 1957 et toujours en service, Barthélémy Tranchefile est Inspecteur des Livres au sein de la Guilde des Bibliopolicés, attaché temporaire au Bureau des Vérités Bibliophiliques du Département des Vérités Bibliophiliques. Ancien contrôleur des stocks aux Archives Dépareillées de Paris-Sud, il fut promu Inspecteur après avoir dénoncé un faux ex-libris chez un haut fonctionnaire de la Bibliothèque municipale de Luçon.

Il porte une loupe autour du cou, cite Vicaire à la messe, et ne tolère ni les fausses dates, ni les éloges infondés. Il vit seul avec trois exemplaires non coupés et un exemplaire sur Chine qui le déçoit, mais dont il ne peut se défaire.

Cote : GDB-RAP-156-2025

8 Commentaires

  1. Bonsoir ***. Sans vouloir vous offenser, j’ai en horreur l’usage que font certaines personnes en certaines occasions de pseudonymes. Cordialement, Eric Bertin

    • Cela doit faire 15 ans que Christian nous fait cadeau de ses commentaires sur bibliophilie.com.
      Et le mieux est que Calamar n’est pas vraiment un pseudonyme!
      Hugues

    • Si vous parcourez ce blog et ses archives, vous verrez qu’historiquement chaque article donnait lieu à discussion en commentaires ; ces commentaires étant signés de prénoms seuls (Olivier, Daniel, Benoit, Philippem…), ou de pseudonymes (Wall, Gonzalo, Textor, Bergamotte, le Bibliophile Rhémus…), prénoms et pseudonymes relativement transparents dans ce petit monde. C’était le bon temps ! (le temps de ma (relative) jeunesse 🙂 )

      • Que tous les intervenants du blog fassent usage de pseudos — ou de noms incomplets, ce qui ce qui revient au même — ne change rien à mon jugement. J’ai toujours été contre et je serai toujours contre. Je veux savoir à qui j’ai « affaire ». Un homme ? Une femme ? Un parfait inconnu, qui tente d’exister par le blog ? Une personnalité connue pour ses publications et peut-être même — c’est mon cas — pour les prix obtenus ? Je veux savoir à qui j’ai affaire et, si je suis le seul du blog dans ce cas, je m’en irais.

    • Bonjour monsieur Bertin, je ne suis qu’un humble commentateur de ce blog, et vous me voyez désolé que mon commentaire qui se voulait (un peu) humoristique n’ait pas été aussi clair que je le voulais. Mais s’il y avait besoin d’éclaircissements, je ne doute pas que le maître de ces lieux les apportera volontiers 🙂

  2. des noms ! des noms ! et des exemples identifiables, pour la plus grande mortification des coupables ! qu’on soit enfin vengés de toutes ces notices visiblement trop flatteuses qui nous font tomber les catalogues des mains. Non mais.

  3. Instructif, à ceci près que les sources des 4 notices sont trop sommairement indiquées pour ne pas faire naître un doute quant à leur existence réelle.

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