Amis bibliophiles, bonjour.
par un adepte, et à la manière de Lucas Corso, arpenteur des marges bibliophiliques.
Pereira avait disparu. Le Codex Lupinus aussi. La dernière image que j’en gardais : ces gravures métamorphosées qui nous représentaient, lui, le collectionneur mort et moi, sous forme hybride, mi-hommes mi-loups. Les marges griffées n’avaient plus rien d’un détail décoratif ; c’étaient des avertissements. Ou des invitations.

Je n’avais pas dormi depuis deux nuits lorsque la lettre arriva. Papier vergé, écriture nerveuse, tampon postal de Porto. Une seule phrase : « Si vous voulez comprendre le Codex, cherchez le Liber Umbrae. » Pas de signature, mais l’empreinte d’un doigt taché d’encre noire, comme une ombre figée.
L’ombre du Codex
J’ai fouillé mes notes : le Liber Umbrae était mentionné en toutes lettres dans le colophon du Codex Lupinus, juste après une formule latine : Lumen nascetur ex tenebris — la lumière naîtra des ténèbres. Une poignée de références obscures : un inventaire monastique de 1654, une vente anonyme à Lisbonne en 1911, et un rapport de police sur la saisie d’ouvrages « non conformes à la morale publique » en 1943.
Le Liber Umbrae, d’après ces maigres indices, aurait été un traité d’optique démonologique : l’art de projeter, sur des surfaces, des images capables de révéler ou d’influer sur l’âme humaine. On disait qu’il avait été imprimé en tirage unique, puis démonté et dispersé folio par folio pour éviter la destruction complète.
Porto
Train de nuit jusqu’à Porto. Pluie battante, quais luisants. J’avais un contact : une archiviste à la retraite nommée Filomena. Cheveux blancs, lunettes rondes, mains tachées de nicotine. Elle m’accueillit dans un appartement saturé d’odeurs de papier et de café brûlé.
— Le Liber Umbrae ? Vous cherchez des ennuis.
Elle me montra une série de clichés en noir et blanc : pages imprimées sur vélin, marges larges, lettrines gothiques. Les images ? Des silhouettes indistinctes, floues, comme des ombres photographiées en mouvement.
— J’ai vu un de ces folios en vrai, dit-elle. Il vibrait. Littéralement. Comme une corde tendue.
Elle affirma qu’un collectionneur excentrique, installé dans le quartier de Miragaia, possédait plusieurs feuillets — mais qu’il ne montrait sa collection qu’à la tombée de la nuit.
Miragaia
Les ruelles montaient raides vers une maison blanchie à la chaux, volets clos. On m’ouvrit après trois coups. L’homme qui se tenait dans l’ombre avait une silhouette familière : trapue, légèrement voûtée, un œil brillant, l’autre voilé.
— Pereira ?
Il sourit, révélant une canine plus longue que l’autre.
— Je vous avais dit que je voyais ce que les autres veulent cacher.
Il m’expliqua qu’il avait « repris » le Codex Lupinus des mains du collectionneur défunt avant que « d’autres » ne le fassent disparaître pour de bon. Et que le Codex l’avait conduit au Liber Umbrae.
Les feuillets
Dans une pièce sans fenêtres, éclairée par une lampe à huile, il déploya sur une table cinq folios du Liber Umbrae. Les dessins semblaient simples — silhouettes, cercles, animaux mi-réels mi-imaginaires — mais plus je les regardais, plus je percevais des détails mouvants : un œil qui clignait, une main qui se levait, une ombre qui s’étirait hors du cadre.
— Ne les regardez pas trop longtemps, conseilla Pereira. Ce livre est un miroir.
Il m’expliqua que chaque folio réagissait à la lumière d’une certaine manière. La source ? La lune, bien sûr. « Pas la pleine. Le premier quartier. »
Expérimentation
Nous attendîmes le soir. Sur le toit de la maison, sous un ciel dégagé, nous exposâmes les folios à la lueur pâle de la lune croissante. Les ombres se mirent à se détacher du papier, comme si elles gagnaient en volume. L’une d’elles prit vaguement notre forme combinée — ma silhouette haute et mince, celle trapue de Pereira.
— Vous voyez ? dit-il. Ce livre est le négatif du Codex. L’un raconte, l’autre projette.
L’acheteur
Un bruit dans l’escalier. Pereira souffla la lampe. La porte s’ouvrit sur un homme en manteau noir, chapeau bas. Il tenait à la main une mallette en cuir.
— Je viens pour les ombres, dit-il d’une voix douce.
Il savait. Il voulait les folios, et peut-être aussi le Codex. Pereira refusa. L’homme posa la mallette sur la table : à l’intérieur, une pile de billets impeccables et… une photographie de moi, prise récemment, sur un quai de gare.
— Vous partez avec moi, ou vous disparaissez.
Fuite
Nous avons choisi de fuir. Par les toits, folios roulés et attachés sous ma veste. Derrière nous, le bruit sec d’une arme que l’on arme. Pereira boitait mais avançait vite pour sa taille. Nous avons rejoint les quais, sauté dans une barque à moitié pourrie et laissé le courant nous emporter vers l’aval.
— Vous comprenez maintenant, dit-il entre deux halètements. Le Codex et le Liber sont deux faces de la même pièce. Séparés, ils intriguent. Ensemble… ils ouvrent.
— Ouvrent quoi ?
— Ce qui ne devrait pas être ouvert.
Dernier repaire
Nous avons trouvé refuge dans un entrepôt désaffecté, à l’odeur de poisson et de bois mouillé. Là, Pereira me montra le Codex Lupinus, intact. Les griffures semblaient plus profondes. Il plaça les folios du Liber Umbrae entre certaines pages ; les dessins se mirent à interagir avec les gravures du Codex. Des silhouettes lupines traversaient les scènes, des textes changeaient de langue.
Au centre de la double page, une phrase apparut en lettres rouges : Porta est aperta. La porte est ouverte.
Épilogue provisoire
Nous avons refermé les livres. Les avons rangés dans des caisses séparées. Pereira m’a juré qu’il allait les cacher en deux endroits différents, sur deux continents si nécessaire.
Je suis reparti seul, avec une copie d’un seul folio du Liber Umbrae. Chez moi, je l’ai enfermé dans un tiroir. Mais parfois, en pleine nuit, j’ai l’impression que l’ombre sur la page bouge légèrement, comme pour m’inviter à sortir.
Cote Guilde : GBO-LUP-002
Référencement : Cabinet des Élégances Parallèles – Série Lucas Corso – Liber Umbrae
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