Amis Bibliophiles bonjour,
« Dionis n’a aucun sens du confortable. Il perche au 5e étage d’une pisseuse maison de la rue Monsieur-le-Prince, dont les locataires ignorent les voluptés du chauffage central et de l’électricité. Une carte de visite jaunie apprend que la porte ouvre sur le logis de Dionis.
Le logis? plutôt le repaire. Une sorte de cordon de tirage agite une sonnette vieillotte et aigrelette. Dionis vient lui-même tirer la porte. On entre: des livres, des livres, encore des livres, partout des livres. Dès l’antichambre sombre on devine la menace de piles de livres en équilibre instable ou de tablettes surchargées. Toutes les pièces se ressemblent: meublées de livres; des bibliothèque de tout acabit, vitrées ou grillagées, pansues ou héronnières, les planches, les tablettes, les sièges, les tables, les commodes, les armoires, les cheminées, tout est utilisé à héberger des livres. Toutes les pièces se ressemblent par leur encombrement livresque; à peine dans l’une un lit indique-t-il que Dionis couche, dans l’autre les reliefs d’un repas frugal qu’il y mange. Dans la cuisine s’amoncellent des revues, des brochures, des paquets de journaux, des livres.
Il règne une odeur de poêle de fonte rougie, de pétrole, de camembert, de pipe et de moisi – un mélange, comme disent les élégants, très personnel.
D’une main, Dionis fait la police d’une chevelure en révolte continue, de l’autre, il inspecte les réceptacles de livres toujours à la recherche d’un volume qui se dérobe.
– Les Illuminés, de Gérard de Nerval, où est-il? J’ai absolument besoin de ce bon ami. Je l’ai eu il y a quelques années sur les quais pour dix sous heureusement, car le chef d’oeuvre est épuisé, introuvable.- Vous avez besoin de ce volume Dionis? Vous écrivez une étude sur l’auteur de Sylvie…- Non, mais j’ai lu ce matin quelque chose qui me paraît suspect … et je veux contrôler.
Dionis s’est agenouillé pour explorer le rez-de-chaussée d’une armoire qui a elle seule contient le savoir de vingt générations. Il se relève d’un air triomphant et brandit un affreux bouquin sans couverture.- Voilà! Ah! nous allons régler son compte à cet âne bâteé!- Une polémique? Dionis.Dionis hausse les épaules. Il lui suffit de relever l’erreur du grand écrivain, admis à écrire dans un périodique académique. Ce n’est pas lui, pauvre forçat de la plume, condamné à d’obscurs travaux de compilation anonymes, qui va entreprendre de redresser publiquement les torts d’un ténor de la littérature. Sa victoire demeure cachée, il triomphe modestement. Il a mis le doigt sur la page vengeresse et lit goulûment. Goûlument, Dionis est un glouton de lecture. Il aime le livre à la passion, il ne vit que dans le livre, par le livre. C’est un puits de science. De célèbres auteurs, d’adroits éditeurs ont recours à ce qu’il sait. Il sait tout, en effet, hors le moyen de se faire valoir. Il accepte des besognes ingrates et chichement rétribuées. Qu’importe. Pourvu qu’il gagne de quoi acheter un quelconque repas à un humble bistrot et surtout de quoi s’offrir le luxe qui le tente au hasard de ses incessantes randonnées.
Il sacrifiera le prix d’un seau de charbon pour payer un bon bouquin repéré à la devanture d’un libraire et qui l’attire comme un aimant. Il connaît des joies immenses quand il rentre le soir dans son antre en serrant contre lui l’objet de sa convoitise. Il n’a de mouvements de révolte que si l’état de sa caisse lui interdit l’achat d’un livre déniché, ou si un chaland, plus avisé, lui a ravi l’occasion qu’il n’a pas pu ou su saisir tout de suite.
Jamais Dionis n’a vendu un livre. Depuis trente-cinq ans – il en a cinquante – Dionis entasse son butin. Il y a de tout chez lui. Des volumes rarissimes, de rares bijoux découverts à force de patience et d’adresse, et des bouquins qui ne valent pas le poids du vieux papier. Il a même subi les affres de la tentation, soit dans les bibliothèques qu’il fréquente assidûment et dont il connaît les ressources, mieux que les bibliothécaires, soit chez certains libraires; il aurait voulu emporter, ravoir certains livres qu’il guigne, qu’il sait introuvables. Mais son honnêteté l’a toujours emporté sur son désir. D’ailleurs, s’il ne détient pas le livre qui l’obsède, il le possède quand même, il sait ce qu’il contient, il l’apprend par coeur, il se le récite – combien d’érudits pourraient en dire autant?
Dionis pourrait réaliser une petite fortune en écrémant ses richesses. Il n’y pense pas et repousse toutes les offres qu’on lui fait parfois. Sa voracité se réjouit d’avoir toujours, à portée de la main, de quoi se rassasier… Près de ce garde-manger bien garni il risquerait de mourir de faim, car il a un formidable appétit de lecture et lorsque ses chasses n’ont pas été fructueuses, il lui faut avoir quelque chose à se mettre sous la dent.
C’est un en-cas tout prêt qu’il retrouve le soir en regagnant son perchoir: il y puise largement, toujours sûr d’une satisfaction renouvelée. C’est un ogre, il aime les livres comme d’autres aimaient la chair fraîche. Et il s’assimile tout cela avec assez de bonheur pour que d’autres en profitent. »
in « Bibliophiles? » par André DelpeuchParis, 51 rue de Babylone, 1926.
Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est laissée à la libre appréciation des lecteurs.