Les dépareilleurs

« Les dépareilleurs » sont une catégorie bien spécifique d’escrocs qui hante l’univers du Livre Ancien.
Et je ne parle pas ici de ces marchands qui n’hésitent pas à « casser » un atlas pour vendre les cartes une à une, même si je juge cette habitude des plus déplorables, voire plus.

Non, les dépareilleurs sont des bibliophiles utilisant une technique bien particulière pour alimenter leurs rayonnages. Leur principe de base est qu’un ouvrage incomplet vaut beaucoup moins cher qu’un ouvrage complet : ainsi un ouvrage en deux tomes vendus 100 euros, ne se vendra plus que 30 euros s’il manque un tome, ou un atlas de 20 cartes vendu 100 euros ne vaudra guère plus de 50 s’il vient à manquer 4 ou 5 cartes, etc.
On connaît plusieurs types de dépareilleurs. Les dépareilleurs de volumes tels ce bibliophile lyonnais bien connu des libraires de la ville qui avait pour habitude de se présenter dans une librairie, d’y subtiliser un volume d’un ouvrage en plusieurs volumes avant de disparaître et de se représenter dans la même librairie quelques semaines plus tard. Il s’intéressait alors à l’ouvrage incomplet, soulignait le défaut et négociait un bon prix pour cet ensemble désormais invendable. Il ne lui restait plus alors qu’à rentrer chez lui pour jouir de la série complète, obtenue à très peu de frais.

Mais les dépareilleurs exercent également leurs méfaits dans les ventes aux enchères, ainsi cet amateur rémois qui se présentait aux expositions le matin de la vente, identifiait l’ouvrage qui aurait ces faveurs et profitait de la cohue pour découper une planche ou une carte d’un rapide coup de scalpel. Au moment de la vente, il demandait à feuilleter l’ouvrage en question, tombait naturellement sur le manque et dépréciait de fait l’ouvrage… Naturellement, il offrait immédiatement de l’acquérir à un prix dérisoire, pour « soulager » le commissaire-priseur de cet encombrant livre « taré ».
Pour qui connaît Drouot et a assisté à des expositions et des ventes, ces méfaits pourraient encore se produire aujourd’hui, dans la cohue matinale.
J’ai moi même surpris un dépareilleur en flagrant-délit à Drouot. Je pense que l’homme en question dépassait allégrement les 75 ans, sonotone sur l’oreille certes, mais toujours le bon oeil… Farfouillant dans une manette à côté de moi, je l’ai vu s’intéresser à un traité de cavalerie du 18ème en deux volumes… et hop, l’un des deux volumes fût prestement escamoté dans une poche intérieure. Nul doute qu’il a retrouvé son frère dépareillé qui l’attendait depuis longtemps dans la bibliothèque de notre amateur. L’ai-je dénoncé? Devinez.
Voici pour nos « amis » les dépareilleurs. Demain, n’oubliez pas, une nouvelle énigme.

H

Images : La Fauconnerie de Jean de Franchières, in-4, 1607.

7 Commentaires

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  3. Autant je condamne les dépareilleurs, autant je pense qu’il ne faut pas négliger les dépareillés. Je crois que la plupart ne résultent pas de malveillance, mais des vicissitudes du temps: destructions partielles dues à des dégats des eaux ou incendies par exemple. Certaines séries ont été éditées durant plusieurs années et les acheteurs ou souscripteurs ont abdiqué avant la fin. Je pense par exemple à cette fameuse encyclopédie méthodique mise en souscription en 1782 et terminée en 1832. Bon nombre de souscripeurs ont été guillotinés ou se sont exilés au moment de la révolution. Je n’ai pu complèter certains dictionnaires qui en font partie que grace à des dépareillés réunis en une vingtaine d’années. Bien sur il faut avoir un excellent restaurateur pour reconstiter une série homogène.
    Amitiés d’un bibliophile collectionneur.

  4. et quid des dépareilleurs involontaires ou plutôt inconscient de l’acte.

    Quel libraire ou amateur n’a jamais rencontré au détour d’une visite dans une maison amie, les 2 ou 3 volumes d’un reste de dictionnaire, d’encyclopédie ??

    De demander : « Mais que sont devenus les autres volumes ? »

    De répondre : « Vous savez, lors du partage, mon frère à pris un volume, ma soeur deux volumes et j’ai gardé le reste… »

    Des dépareilleurs bien inconscients qui ont pourtant bel et bien, au fil des siècles à contribuer à ce qu’aujourd’hui, trouver une série complète de tous les volumes devient difficile.

    Coupables par ignorance.
    Condamnables. Condamnés. Au pilori !

    Amicalement, Bertrand

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