Les cabinets de lecture aux XVIIème et XVIIIème siècles

Amis Bibliophiles Bonsoir,

Ma parole, mais ce blog devient un vrai magazine (sourire)! En effet, je vous propose ce soir un article d’un nouveau contributeur, Philippe, alias Pilou, qui vous propose un message sur les cabinets de lecture. Je lui laisse la parole.
Le Blog du Bibliophile serait-il le digne héritier des grands cercles bibliophiliques du XIXème siècle ? Sûrement. En tout cas, c’est une certitude devant l’extinction des représentants traditionnels de cette dernière race. Mais qu’y avait-il avant ces sociétés bibliophiliques contemporaines ? Les lecteurs, de tous ordres, avaient à l’époque moderne un moyen moins onéreux que l’achat d’une bibliothèque pour s’abreuver en écrit.

C’est au XVIIème siècle qu’apparaissent les premiers « cabinets de lecture ». Il s’agissait dans les premiers temps d’offrir la possibilité, en l’échange d’un abonnement annuel, de lire les principales feuilles de nouvelles parues en Europe, à commencer en France par la célèbre Gazette de Renaudot créée en 1631. Peu à peu, l’offre de ces cabinets, salles de presse, s’étend, d’abord par une offre d’usuels (dictionnaires), puis à tous les types d’ouvrages, à partir du XVIIIème siècle. Loin du rôle de pôle culturel majeur des bibliothèques d’Etat, ou des critères de collectionnite aiguë des bibliothèques privées, les cabinets de lecture offrent un panel complet des ouvrages d’une période, souvent à l’image des librairies parfois.

Les propriétaires de ces cabinets sont d’ailleurs souvent libraires eux-mêmes, ou appartenant au milieu du commerce du livre, contrefacteurs ou vendeurs de livres interdits, toujours très porteurs pour attirer le lecteur potentiel. Pour le prix d’un abonnement, certes élevé pour la majorité des Français de l’époque (limitant ainsi la clientèle potentielle à la bourgeoisie et aux classes privilégiées, voire aux couches supérieures de la population rurale) d’environ 20 livres, l’abonné peut avoir accès à une grande partie des productions littéraires du temps (on compte par exemple dans le cabinet de Quillau à Lyon un total de 1726 titres en 1773) (1). Il faut également remarquer que, bien qu’onéreux, le prix de l’abonnement reste inférieur en général au prix d’une seule œuvre (il faut ainsi compter 20 livres pour l’achat des Œuvres de Corneille, édition 1773 chez Dufour en 10 volumes, 16 pour celles de Molière, la même année chez le même éditeur, etc.).(2)
L’essor majeur des premiers cabinets de lecture se situe dans la seconde partie du XVIIIème siècle. L’expansion des cabinets de lecture est forte dans les grandes villes du royaume. Entre 1759 et 1789, on compte treize cabinets pour Paris, et trente-six pour le reste du pays. Libraires et vendeurs de livre y trouvent un moyen d’écouler leurs stocks ou de trouver une utilité à leurs invendus. Mais plus encore en cette époque de salons et d’académie, ce sont les privés qui font les clubs du livre. On appelle ces cabinets privés des « chambres de lecture », lieux de sociabilité à la manière des salons culturels, où les lecteurs se réunissent autour d’une bibliothèque privée, parfois constituée par les fonds réunis des associés ou membres, pour discuter du livre et de son contenu.


A. Young, Voyages en France, 1793. Il découvre à Nantes en 1788 l’une des 6 chambres de lecture de la ville, « institution commune aux grandes villes de l’Europe ». « Il y a trois pièces, une pour la lecture, une pour la conversation et la troisième est la bibliothèque. »

Il en va ainsi de la célèbre bibliothèque du Marquis Antoine de Paulmy d’Argenson (1722-1787), collectionneur et académiste, tenant bibliothèque à l’Hôtel de l’Arsenal, ayant créé l’une des plus belles collections privées de livres dans la seconde partie du XVIIIème siècle, composée en grande partie d’ouvrages rares et précieux (manuscrits médiévaux, etc.) ramenés de toute l’Europe. Son plus grand plaisir était d’ouvrir sa bibliothèque aux savants, hommes de lettre ou simple quidam (pas les gueux non plus, bien sûr !) pour réunir autour de lui une communauté d’adorateurs du livre, des arts et des lettres, à l’image de l’Académie à laquelle il appartenait.

Titre du premier des 10 volumes in-8 du catalogue de la bibliothèque du Duc de la Valliere, achetée dans son intégralité par le Marquis de Paulmy et mis à la disposition des savants. Sans compter l’ensemble des volumes de sa collection personnelle, soit environ 100000 volumes ( ! ).

Le livre acquiert un nouveau statut : de symbole d’une élite culturelle riche, il devient produit de consommation. Des pratiques nouvelles apparaissent pour la diffusion des livres : l’abonnement se diversifie, on peut alors s’abonner à l’année, comme à la séance de lecture ; les libraires n’hésitent plus à dépecer leurs livres en plusieurs parties pour permettre à plusieurs lecteurs de lire une même œuvre, morceau par morceau (NdA : à noter d’ailleurs que ce système de lecture se rapproche d’un ancien procédé universitaire médiéval appelé la Pecia, qui consistait à recopier les manuscrits chapitre par chapitre pour permettre aux étudiants d’emporter les morceaux qui les intéressaient. Je n’ai pas trouvé cette référence dans les divers ouvrages que j’ai consulté pour écrire l’article…), etc.

Rousseau, Lettres de Deux Amans, 1762. Best-seller de l’époque, il fut également l’un des livres les plus demandés par les lecteurs. Pour répondre à cette demande, les propriétaires de cabinets n’hésitèrent pas à découper l’œuvre en cahiers pour les louer à la journée au plus de monde possible.

Les cabinets ne sont pas les seuls espaces nouveaux de la sociabilité apparaissant à ce tournant de l’Ancien Régime, où se développe une certaine forme de liberté d’expression, toute relative encore. D’autres sociétés littéraires émergent, sous l’influence notamment des francs-maçons, telle la Société des Neufs Sœurs ou Société Apollonienne, fondée vers 1780, qui s’était spécialisée dans la lecture publique. Elles permettent ainsi aux exclus des cercles fermés des académies et des salons de participer à leur tour aux discussions philosophiques, politiques ou littéraires du temps, élément majeur du développement de l’opinion publique au XVIIIème siècle.
La Révolution vient modifier profondément les acquis de la société d’Ancien Régime dans le milieu littéraire. Nombres de libraires et de cabinets de lecture font faillite. Seuls les représentants majeurs de l’édition du XVIIIème siècle parviennent à résister à l’évolution des marchés (notamment Firmin-Didot et Panckoucke). Cependant, l’idée première du cabinet de lecture, à savoir mettre les livres à disposition du plus grand nombre pour un prix modique, survit et reprend son essor au moment de la Restauration de la Monarchie, après 1815.

A suivre…

Merci Philippe!

H

Note :
(1) Béatrice Braud, « La diffusion des dictionnaires », p218, in F. Barbier, S. Juratic, D. Varry (s.d.), L’Europe et le Livre, Réseaux et pratiques du négoce de librairie XVIe-XIXe siècles, Ed. Klincksieck, Paris, 1996
(2) Michel Marion, « Approches du prix du livre », p349, in F.Barbier et alli, op.cit.

Bibliographie sommaire :
– F. Barbier, L’Histoire du Livre, coll. U, Armand Colin, Paris, 2000
– F. Barbier, S. Juratic, D. Varry (s.d.), L’Europe et le Livre, Réseaux et pratiques du négoce de librairie XVIe-XIXe siècles, Ed. Klincksieck, Paris, 1996
– D. Roche, La France des Lumières, Fayard, Paris, 1993
– A. Zysberg, La Monarchie des Lumières, 1715-1786, coll. Points Histoire, Seuil, Paris, 2002.

16 Commentaires

  1. Malheureusement, je le vois assez rarement (je suis presque toujours absent de l’université, puisqu’on n’y a plus de cours…) mais si je le vois, promis, je lui passe le message!

  2. Pilou, quand tu le verras, transmets mon bon souvenir à J-Yves Mollier dont j’avais fait la connaissance en l’invitant à Reims lors de la sortie de sa biographie d’Hachette : nous avions passé une longue soirée passionnante.

  3. A Jean-Paul: Je connaissais ce livre, mais malheureusement, la bibliothèque universitaire de Saint-Quentin en Yvelines étant, disons…vide niveau histoire du livre à l’époque moderne, je n’ai pas trouvé les livres dont j’avais besoin pour un article digne de ce nom. Ca devrait aller mieux pour la 2e partie, puisque là, j’ai la chance d’avoir dans mon université M. Jean-Yves Mollier (donc, on a tous ses bouquins en 4 exemplaires!). Par contre, en raison de problème d’ordi, je pense que je rendrai ma copie non ce week-end, mais le prochain.
    En tout cas, je vous remercie tous. Et merci infiniment à ceux qui m’ont envoyé des photos!

  4. Bonjour,

    J’arrive de Drouot où… (je galèje! en fait, je travaille au cul des vaches…) et je découvre la remarque pertinente de Pascal.

    Il existe encore un « salon de lecture » en France avec sa salle de conversation (enregistrer un commentaire…), sa salle de lecture (les cabinets de lecture du XVIIeme par exemple…) et sa bibliothèque (classement des messages par thèmes…).

    Je vous laisse deviner où il se trouve.

    Cordialement. Pierre (qui retourne à Drouot)

  5. >Je sais que le SLAM organise des conférences sur divers sujets liés au livre.

    IL me semble que la CNES (Chambre Nationale des Experts Spécialisés) organise aussi des ocnférences (sur le livre, mais aussi sur les meubles, la céramique, la peinture, etc.), mais j’ignore si elles sont publiques.

  6. Pilou, si tu ne connais pas, je te signale un très bon ouvrage à lire avant ta feuille sur les cabinets de lecture du XIXe : « Sociétés et cabinets de lecture entre Lumières et Romantisme ». Genève : Société de Lecture, 1995,156 p.

  7. Je ne suis pas encore couché, Bertrand. J’aimais bien aussi (car je n’ai pas connu les cabinets de lecture des XVII-XVIIIe)les librairies « à chaises ». J’ai connu la dernière à Reims dans les années 1980 : il n’y avait qu’une seule chaise devant le comptoir de la vieille libraire (femme de notaire retraité)que les amateurs de passage se disputaient, du moins les plus âgés, les jeunes (dont je faisais alors partie) n’avaient pas besoin de chaise pour discuter et pouvaient lire debout !

  8. J’ajoute, parce qu’il est trop réservé pour le dire, que Bertrand a décidé d’offrir une caisse de Chablis à tout lecteur du blog qui passera le voir dans sa librairie!
    Hugues

  9. Bonsoir Eric et Pascal,
    merci pour vos encouragements et vos remerciements,
    pour faire suite aux deux derniers commentaires sur la passion du livre chez le libraire, je ne sais pas pour les autres, mais chez moi, dans ma modeste boutique étriquée, si vous passez, vous resterez plus d’une heure c’est certain. Si vous voulez « causer » c’est toujours un grand plaisir, on peut ainsi parler de Mme de Sévigné pendant 3 heures, de Bussy-Rabutin pendant 4 (ce sont deux voisins devenus familiers), de l’histoire du livre pendant 6 et de l’amour des livres pendant 12…
    Pas très raisonnable tout cela lorsqu’on doit fait bouillir la marmite mais bon… on ne se refait pas.
    J’ai en mémoire la visite d’un couple d’anglo-normands, géniaux habitants de l’île de Gernesey, couple au combien charmant, mi-franchouillard, mi-british, trop drôle, me dépatouillant dans mon anglais-bourguignon (que Hugues connait bien maintenant…) mais pas si mal qu’il ne me comprennent.
    Des discussions à bâtons rompus sur tout et n’importe quoi pour finir par un top généalogico-bibliophilique (leurs ancêtres étaient français, d’autres anglais), tout en passant par l’éternel et indéboulonnable HUGO, seigneur voisin de ces lieux îliens…
    Des discussions vraiment enrichissantes, à la suite desquelles on se couche le soir (enfin le matin tôt… n’est-ce pas Jean-Paul), en ayant, si ce n’est la certitude, du moins la nette impression d’être moins bête que le matin précédent.
    Je sais que le SLAM organise des conférences sur divers sujets liés au livre, c’est sans doute fort instructif mais je n’ai jamais eu l’occasion d’y assister. Le Gippe (association qui gère le salon hebdo Georges Brassens et la Maison de la Bibliophilie) organis(ai)ent ? aussi des évènements, des rencontres autour du livre, que je n’ai jamais eu l’occasion non plus de suivre…
    Vil défaut de la province qui nous laisse au calme mais nous éloigne du centre nerveux et culturel de la France, qui, qu’on le veuille ou non, reste Paris. Vive le TGV !

    Amitiés, Bertrand

  10. Salut Eric,
    je ne connais pas personnellement de libraires qui perpetuent la tradition, mais j’ai recement par 2 fois eu l’occasion de cotoyer des passionnés qui m’ont permis de me cultiver, ça a été tres enrichissant, j’espere que la prochaine réunion approche; j’en serai : le 1er repas du blog au Ragueneau et une « expédition » au Parc Brassens.
    Comme quoi, en un sens les traditions se perpetuent et évoluent.
    Le blog depuis sa création ne fait que devenir de plus en plus interessant, les contributeurs plus nombreux.

  11. Deux articles de fond d’affilée ! Quelle chance. Merci aux rédacteurs.

    Actuellement, y-a-t-il des libraires qui perpétuent la tradition et organisent par exemple des conférences autour des livres qu’ils ont en stock, permettant ainsi à leur clientèle de se cultiver (et de se laisser tenter par l’achat) ?
    Eric

  12. Merci Bertrand! J’essaierai de faire mieux pour le prochain article… Donc, rendez-vous (je l’espère) la semaine prochaine pour les cabinets de lecture au XIXème (il faudra que je me renseigne beaucoup plus sur cette période, parce que ce n’est pas vraiment ma spécialité…)

  13. Merci beaucoup Philippe pour cet article très intéressant qui appelle évidemment une suite pour le XIXè siècle notamment, qui verra l’explosion des cabinets de lecture.

    A suivre donc.

    Amitiés, Bertrand

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