La Carte du Vinland: un OOPArt Bibliophilique?

Amis Bibliophiles bonjour, 

Je vous propose aujourd’hui de découvrir le premier acte de la saga de la carte du Vinland, l’une des grandes « énigmes », voire l’un des grands scandales de la Bibliophilie au 20ème siècle. Je vous proposerai le second acte après-demain, tant cette histoire mérite deux messages.Avant tout, deux questions: qu’est-ce qu’un OOPArt et les péripéties d’une carte ancienne ont-elles un rapport avec la Bibliophilie?

1. Qu’est ce qu’un OOPArt: il s’agît du terme inventé par le zoologiste américain Ivan T. Sanderson pour désigner un artéfact archéologique ou historique dont les caractéristiques diffèrent de celles attendues d’un objet appartenant à la zone géographique ou temporelle du site où il a été découvert, au point qu’il est impossible au monde scientifique de le reconnaître comme appartenant réellement à la culture de ce site. Les crânes de cristal par exemple, qui ont eu récemment les faveurs du cinéma sont un OOPArt. Les OOPArts peuvent par exemple être des faux, des canulars, liés à des erreurs d’interprétation, ou des objets mis en avant pour défendre des thèses contestables, telles que le créationisme ou l’ufologie.

2. Quel est le lien entre une carte ancienne, puisque c’est bien de cela dont il s’agît, comme vous allez le découvrir ci-dessous, et la Bibliophilie? Il est très important dans ce cas précis dans la mesure où le destin de la carte est extrêmement lié à celui de deux ouvrages anciens, mais aussi parce qu’elle est passée entre les mains de libraires, pour terminer dans une grande bibliothèque américaine. Mais je suis certain qu’après avoir découvert la saga de la carte du Vinland, vous comprendrez son intérêt bibliophilique.

La carte du Vinland, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque Beinecke de Yale, daterait du xve siècle et serait la copie d’un original du 13ème siècle. 
Son importance réside dans le fait que, outre la présence de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, elle montre une portion de terre au-delà de l’Atlantique Nord, appelé Vinland, qui confirmerait le fait que les Européens auraient eu connaissance des voyages des Vikings au xie siècle, anticipant de quatre siècles la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb (1492). La carte indique également un certain nombre d’îles, notamment une île nommée « Beati Brandani » (île de Saint Brandan) et une île nommée « Branziliae » rappelant étrangement le mot Brésil.

Elle est dessinée sur une feuille de vélin pliée verticalement en son milieu pour former deux feuillets. Elle est reliée avec un manuscrit, Historia Tartarorum (ou Relation Tartare), version ancienne du texte du franciscain Jean de Plan Carpin, lui-même autrefois relié en appendice au Speculum Historiale de Vincent de Beauvais. Le texte de ce manuscrit est d’une écriture cursive gothique à deux colonnes par page et ses feuillets sont de même dimension que ceux de la carte. L’ensemble est recouvert d’une reliure qui semble avoir été exécutée entre 1900 et 1957.

L’histoire récente de cette carte est assez romanesque: elle est apparue officiellement sur le marché pour la première fois en 1965 quand le libraire américain Laurence Witten l’a proposée à la bibliothèque de Yale. En réalité Witten fût en contact dès 1957 avec la carte lors d’un voyage d’affaires en Europe. Elle faisait partie d’un lot proposé au libraire genevois Nicolas Rauch par un courtier italien du nom d’Enzo Ferrajoli. Celui-ci vivait en Espagne après avoir servi dans l’armée italienne puis s’être engagé dans les troupes franquistes au moment de la Guerre Civile. Enzo Ferrajoli est l’exemple d’une génération de courtiers cultivés et connaisseurs qui parcouraient alors l’Europe d’après-guerre pour dénicher et proposer des livres rares aux libraires et aux amateurs. L’époque était faste pour les bibliophiles et les livres affluaient en grand nombre sur le marché, conséquence directe de la guerre: origines incertaines, bibliothèques contraintes de se séparer d’une partie de leurs fonds pour financer des travaux, collections dispersées, etc. 

Ainsi par exemple des centaines d’incunables de la bibliothèque de l’Etat de Bavière furent mis en vente. Les livres de Ferrajoli venaient notamment de ce genre de collections et nous savons qu’il se trouve toujours des bibliophiles ou des libraires pour fermer les yeux sur la provenance d’un ouvrage… d’autant plus que les feuillets de garde, indiquant les provenances furent souvent arrachés. 
Witten finît par acheter un lot à Ferrajoli, incluant le manuscrit et la carte, bien que celle-ci ait été également proposée à de grands libraires anglais qui hésitèrent puis renoncèrent devant les implications qu’une telle carte suggérait. De plus, dès le départ, quelques interrogations furent soulevées, comme le fait que les trous de vers de la carte et du manuscrit ne correspondaient pas, et si les doutes sur l’authenticité du manuscrit furent rapidement levés, ils subsistaient pour la carte. (NB: reproduire un manuscrit de 1450 lignes comme celui de la Relation Tartare est considéré comme quasiment impossible).
Néanmoins, Witten acheta l’ensemble, notamment parce que le manuscrit en lui-même restait un ouvrage d’une grande rareté, mais aussi parce Ferrajoli, finalement, n’eût pas d’autre acheteur. Restait pour le libraire à authentifier la carte… Après cette première étape, le hasard (…?) intervient et permet à Laurence Witten d’entrer en contact avec Tom Marston, qui lui présente un volume en reliure du 15ème siècle au dos refait, contenant une partie du texte de Vincent de Beauvais… le Speculum Historiale. Les similutudes entre la Relation Tartare et ce nouveau texte sautent immédiatement aux yeux de Witten: le texte est écrit sur deux colonnes, sur des cahiers de papier dont les premières et huitièmes feuilles sont de vélin. Là aussi, il s’agît d’une écriture cursive gothique du 15ème siècle et les deux manuscrits ont la même taille, et les deux papiers laissent apparaître une tête de boeuf en filigrane. En comparant les ouvrages plus précisément, il s’avéra que leur dimension était très exactement identique. 
Plus intéressant, les trous de vers de la carte coïncidaient avec ceux du début du Speculum Historiale et que ceux de la Relation Tartare coïncidaient avec ceux de la fin du Speculum Historiale: tout laissait donc à penser que les trois éléments ne faisaient en fait qu’un, la carte du Vinland étant placée avant le Speculum et la Relation Tartare après le Speculum. Les éléments auraient été séparés par la suite, comme l’explique la reliure moderne et le fait que le dos du Speculum Historiale ait été refait. 

La réunion des trois éléments permettait semble-t-il d’authentifier la carte puisqu’il paraissait difficile d’imaginer qu’un faussaire ait désolidarisé le tout, faisant disparaître ainsi les preuves d’authenticité de la Carte et de la Relation. Le lien entre les trois éléments était de plus corroboré par une inscription figurant sur la Carte et signifiant à peu près « Delineatio primae partis. secundae partis. tertiae partis speculi », soit: dessin de la première partie, deuxième partie, troisième partie du speculum ».

Mais revenons à la carte elle-même: La première équipe qui examina le document remarqua la ressemblance avec une carte des années 1430 attribuée au navigateur italien Andrea Bianco ; l’Afrique est coupée là où la carte de Bianco était pliée. Elle en diffère aux confins est et ouest, en particulier dans le cas du Groenland qui est représenté comme une île, fait pourtant ignoré des géographes scandinaves de l’époque.

En ce qui concerne le vélin, en 1995, des chercheurs de l’université d’Arizona et de la Smithsonian Institution se rendirent à l’Université Yale pour dater ce parchemin par la méthode du carbone 14 avec spectromètre de masse à accélérateur. Le résultat donna une date assez précise de 1434 avec plus ou moins 11 années en plus ou en moins soit entre 1423 et 1445 mais cette date n’est valable que pour le support de la carte, et non la carte elle-même. 

Vous le constatez, tous ces éléments indiquent que la carte du Vinland semble bien être la preuve bibliophilique irréfutable que les Vikings ont bien découvert les Amériques comme le content plusieurs sagas… Et pourtant. C’est loin d’être le cas, et je vous présenterai les théories des détracteurs de la carte dès demain…

    En effet, si la carte semble faire partie d’un ensemble dont deux éléments tendraient à confirmer l’authenticité globale, et si elle est tracée sur un vélin qui a bien été scientifiquement daté de la 1ère partie du 15ème, soit 50 ans environ avant que Colomb ne pose un pied sur le Nouveau Monde, il subsiste de nombreux doutes.   On peut aujourd’hui classer ces doutes en eux grandes catégories : ceux liés au contenu de la carte elle-même d’une part, et les éléments matériels d’autre part.   Ainsi, sur la carte, Leif Eriksson est appelé Erissonius, ce qui ne deviendra pourtant la norme qu’au 17ème siècle et supposerait une transmission italienne ou française. Cela suggère que l’auteur ne serait pas un scandinave connaissant le latin, mais un non-scandinave connaissant le latin mais pas les langages nordiques. Le fait que l’Islande soit écrite Isolanda confirme que l’auteur pourrait être italien.
Par ailleurs, la graphie æ, qui apparaît plusieurs fois sur la carte, était hors d’usage à l’époque où la carte est censée avoir été produite, hormis quelques textes italiens transcrits délibérément à l’antique, et n’est habituellement pas utilisée en écriture gothique qui est celle du document.
 
Sur la carte, on retrouve une virgule dans la ponctuation, écrite « / », ce qui est anormal dans l’écriture Oberrheinisch Bastarda utilisée et aucune virgule n’est utilisée dans le manuscrit de la Relation Tartare.
 
Enfin, l’évêque Eirik est mentionné en latin « du Groenland et des régions voisines » (regionumque finitimarum). Or, cette expression avait déjà attiré plusieurs années avant la découverte de la carte l’attention du chercheur allemand Richard Hennig : on ne la trouvait que dans les ouvrages du franciscain Luka Jelic (1863–1922), et Henning voulait savoir de quelle source il la tenait. Il pensait avoir prouvé qu’elle venait de sources françaises citées par Jelic dans sa première édition (en français). « évèque régionnaire des contrées américaines » aurait été retraduit en latin dans les éditions ultérieures. Il ne s’agirait donc pas d’un titre ancien de l’évêque de Groenland et sa présence sur la carte permet de soupçonner une fraude s’inspirant de Jelic, qui fut lui-même un moment mentionné comme l’auteur possible de la carte.

  De plus, et c’est un élément important, Laurence Witten s’est avéré incapable de préciser la provenance de la carte en dehors du nom du courtier et des possibilités qu’elle ait appartenu à un collectionneur espagnol du 10ème siècle. Et aucune trace de cette carte ou de ces volumes, même partielle, n’a pu être retrouvée dans les bibliothèques européennes, et ce depuis l’époque où la carte aurait produite. Laurence Witten a d’ailleurs toujours été assez flou sur les origines supposées de la carte, en dehors de l’acquisition auprès de Ferrajoli (qui de son côté a connu des problèmes avec la justice espagnole pour des vols de livres dans des institutions), il a même avoué avoir menti sur certains points.

  Enfin, l’encre, dont l’analyse est encore sujette à de nombreux débats. Le tracé de la carte est constitué de la superposition de deux lignes, une noire presque effacée au-dessus d’une jaunâtre10. En 1967, les chercheurs du British Museum remarquent la nature inhabituelle de l’encre pour un manuscrit. En 1974, l’expert légal Walter McCrone détecte la présence de dioxyde de titane (ou anatase), substance que la chimie ne sait produire que depuis le début des années 1920. Ce composé étant utilisé pour les couleurs pâles, sa présence indique que la ligne jaune ne résulte pas du vieillissement d’une encre ancienne mais d’une fraude. Pour autant, une analyse  contradictoire de juillet 1985 réalisée à l’Université de Californie à Davis, montre que le dioxyde de titane n’est présent qu’à l’état de traces.

  Je vous livre pour terminer la conclusion de la chercheuse J. Olin du Smithsonian Institue : « Il est parfois possible de déterminer si un objet est un faux en se basant sur des analyses scientifiques. Il est très difficile de prouver qu’un objet est authentique. Le papier utilisé est une preuve que la carte du Vinland est d’époque. La composition élémentaire de l’encre est cohérente avec une encre médievale. Ces deux éléments attestent de l’authenticité de la carte. Les objections liées au fait que le Groenland soit décrit comme une île dès le 15ème siècle ont déjà été levées par ailleurs… les analyses diverses tendent donc à donner une grande crédibilité aux thèses défendant l’authenticité de la carte du Vinland ».  
Il semble que ce soit désormais la thèse qui prévale même si une thèse intéressant a suggéré que le jésuite allemand Josef Fisher (1858-1944) puisse être le faussaire. En effet, dans un catalogue d’une vente suisse de 1934, on a découvert que l’un des lots pourrait être la 5ème section de l’ensemble, qui était manquante. L’origine de ce fragment était la bibliothèque du château Mikulov de Brno, connue pour ses cartes anciennes et que Fischer consulta. Il serait envisageable que Fischer ait acheté l’ensemble contenant la Relation Tartare et le Speculum Historiale lors de la vente de la bibliothèque au début des années 30. Dans ce cas, si la carte avait été présente, on peut penser que cet éminent cartographe l’aurait dévoilée… a contrario on peut aussi penser qu’il ait pu prélever le vélin nécessaire, induisant le découpage de l’ouvrage, pour produire une fausse carte.  

A vous de vous faire votre avis (si l’un de vous est informé d’une nouvelle théorie, qu’il nous en informe) sur cette belle histoire. Son intérêt bibliophilique est évident, même si désormais sa dimension historique est moindre, puisque des fouilles dans L’Anse aux Meadows (Canada) ont depuis démontré que les Vikings avaient établi un campement en Amérique du Nord dès 970.

H

13 Commentaires

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  3. un pretre des années 30 capable de déjouer un bon nombres de datations qui étaient inconnues pour l' époque un vrai génie

  4. Tristan,
    Les américains (des USA), universitaires ou non, sont de grands enfants : Vinland et Dysneyland, même combat pour le Rêve et l’Illusion. L’Ecole de Descartes, c’est beaucoup mieux que les Universités américaines.

  5. Propos d’expert : « Du dioxyde de titane à l’état de trace reste du dioxine de titane »
    Mais j’aimerais y croire aussi.

    De plus l’excellent article de Hugues nous fait comprendre qu’un ouvrage ancien doit sa richesse à la fois à sa reliure, à sa typographie, au papier, à l’encre et à la pertinence de son contenu… Comment voulez-vous qu’un bibliophile ne soit pas humble face à la somme des connaissances nécessaires pour se proclamer amateur ou professionnel irréprochable !

    Ce débat me rappelle la longue procédure juridique entamée par deux concitoyens bretons pour authentifier un tableau, supposé de maitre, trouvé dans un grenier. Si la justice leur donne raison sur le fond, il n’est pas obligé pour autant que le tableau soit authentique… Pierre

  6. Les martiens existent Jean-Paul! Je les ai rencontrés! Pour le reste, article passionnant sur un sujet que j’ignorais. Je penchais aussi vers le faux jusqu’aux conclusions du Smithsonian… qui n’est quand même pas l’IUT Raymond Kopa de Reims, vous en conviendrez.
    Idem pour Yale, qui est une des trois grandes universités américaines. J’ai fouillé un peu sur le net ensuite, la thèse de l’authentique semble être reprise un peu partout, du Times à la Stampa, par exemple. C’est quand même un gage de sérieux. Vous conviendrez que ce n’est pas le cas pour Rennes-le-chateau en tout cas. Tristan.
    P.S.:pour les martiens, j’ai juste un doute sur la planète.

  7. Cette carte est à l’évidence un faux : les gens sérieux en sont bien persuadés depuis longtemps. Mais l’être humain a un penchant avéré pour le mystère : il croit toujours au trésor de Rennes-le-Château ou à celui du château de Gisors, à l’existence de l’Atlantide, aux cartes aux trésors, voire aux Martiens…son inculture le fait plus rêver que son quotidien..on serait tenté de na pas lui en vouloir.

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