Amis Bibliophiles bonjour,
Le hasard d’une lecture m’a amené à faire la connaissance d’un fort sympathique groupe d’amateurs d’art du début du XXe siècle. En 1904, ces jeunes gens, sous l’impulsion d’un avocat, André Level, prirent la décision de créer une collection indivise, la Peau de l’Ours.
Leur objectif était d’acheter, sur une période de 10 ans, des œuvres de jeunes artistes dans les galeries et les ateliers d’art. Ils se concentrèrent sur les tableaux modernes, qui leur étaient plus accessibles finanièrement.
Le principe était simple, et clairement expliqué dans les statuts:
1. les membres devaient s’acquitter d’une cotisation annuelle de 250 francs2. la jouissance de chaque tableau acquis en commun est attribuée par tirage au sort3. dès le départ, il était entendu que les livres seraient revendus au cours d’une vente aux enchères publique.
A la tribune, Me Baudouin. Dans la salle, on reconnaît Max Jacob, le Prince Bibesco, Thannhauser, etc.Après s’être regroupés en association, ces jeunes gens commencèrent de constituer l’une des plus originales collections de tableaux. Ces œuvres, destinées avant la vente finale à « garnir et orner les murs de leur logis » furent principalement réunies par André Level, qui occupait la fonction de gérant et se chargeait de sélectionner et d’acquérir les toiles. Il proposait des toiles aux autres membres et devait recueillir l’assentiment de la majorité d’un conseil restreint de trois membres: le gérant – André Level lui-même – et deux autres membres renouvelables, élus pour deux ans.
L’association comprendra 11 membres: Georges Ancey, le baron de Curnieu, Robert Ellissen, Maurice Ellissen, Jules Hunebelle, Jacques Level, Félix Marchand, Emile et Maurice Level, qui se partageait une part, Jacques Raynal, Jean Raynal et enfin Edmond Raynal. On le constate les jeunes gens étaient réunis non seulement par une passion commune pour l’art, mais aussi par des liens familiaux ou d’amitié.
Le système régissant la jouissance des tableaux était lui aussi original: un tirage au sort entre les membres permettait d’effectuer un choix annuel, mais les échanges et autres arrangements étaient également monnaie courante entre ce groupe d’amis.
Pourquoi les collectionneurs de La Peau de l’Ours avaient-ils choisi de n’acquérir que des oeuvres modernes ? Ils s’en expliquèrent dans le catalogue de la vente : « Les belles œuvres du passé étant déjà presque inaccessibles, ils se laissèrent aisément persuader, jeunes la plupart et fondant espoir en l’avenir, de faire confiance à des artistes jeunes aussi ou récemment découverts. Il leur semblait honorable de courir les risques que comportent les choses nouvelles plutôt que ceux, non moins redoutables, du faux, du truqué, du surfait. N’observaient-ils pas, en paraissant aller de l’avant, la tradition même des bonnes époques, moins attentives au passé qu’à la mise en valeur du présent et à la préparation de l’avenir et plus préoccupées de la formation des styles que de leur classification et de leur momification dans les musées » (Préface du catalogue de la vente).
Il est à noter que le bénéfice n’était nullement l’objectif principal de la Peau de l’Ours puisque sur la proposition de Robert Ellissen, l’un des membres, des dispositions spécifiques avaient été incluses dans les statuts à l’article « liquidation » : « si le produit net de la vente finale devait être inférieur au montant total des cotisations, le partage serait fait proportionnellement aux versements. Si le produit net était supérieur, chaque associé retirerait d’abord ce qu’il avait versé, puis, au maximum, l’intérêt composé à 3½% de ces sommes. S’il restait un solde, 20% en seraient attribués au gérant en rémunération de ses services, et 20% réservés pour être répartis à tels ou tels peintres, familles ou associations de peintres qu’il y aurait lieu de déterminer. (Extrait des statuts de l’association). Et, effectivement, lors de la vente, 12 641 francs… 49 centimes (!) somme coquette pour l’époque, furent redistribués aux artistes. (Extrait des comptes de liquidation). » (Ref. Guy Habasque: http://www.centaures.com/lapeaudelours.html)
Dix ans après la constitution de la société, le 2 mars 1914, une vente se tînt à l’hôtel Drouot et l’on put enfin découvrir les toiles achetées par la Peau de l’Ours sur les dix années écoulées: une soixantaine d’artistes, de tous horizons, que Level découvrît finalement: Van Gogh, Gauguin, Picasso, Matisse, mais aussi d’autres qui ne connurent jamais la célébrité (Jean Blette, Albert Braul, Duvieux, Grass-Mick).
Max Jacob assiste à la vente, un Picasso (dix toiles dans la vente) s’envole à 11 500 francs, mais on met aussi aux enchères quatre paysages d’Utrillo, quatre toiles de Marie Laurencin, etc, etc. Certains membres de la société rachetèrent pendant la vente des tableaux qui avaient orné leurs murs et dont ils ne pouvaient plus se passer.
André Warnod fît un compte rendu détaillé de la vente:
« La vente commença hier à deux heures sous la direction de Me Henri Baudoin, qui présida les débats, sec, précis et nerveux : il y avait beaucoup de monde, et du monde qu’on n’a pas coutume de voir à l’Hôtel Drouot. Les marchands de tableaux et les amateurs étaient nombreux. La jeune peinture intéresse bien plus qu’on ne croit. Il y avait aussi un grand nombre d’artistes ; ceux qu’on vendait, leurs camarades et leurs amis ; des cubistes, Gleizes et Metzinger, La Fresnaye ; des poètes, Mario Meunier, Alfred Lombard, d’une élégance de dandy, qui est grimpé sur la banquette et se cramponne à la barre d’appui, Max Jacob, vêtu d’une houppelande rouge ; André Salmon suit attentivement la vente et prend des notes ; des journalistes, des curieux. (André Warnod, Ibid., Comœdia, 3 mars 1914). »
Les Bateleurs, par Picasso. Adjugé 11 500 francs sous les huées
à la vente de la Peau de l’Ours au marchand allemand Thannhauser
(National Gallery of Art, Washington D.C.)Dans son excellent article, Guy Habasque précise le prix atteint par les œuvres: « … ‑ compte tenu de l’importance respective de celles-ci, ils nous renseignent d’une manière suggestive sur la cote commerciale des différents artistes et sur leur faveur auprès du public. Pour les apprécier à leur exacte valeur, il ne faut toutefois pas oublier qu’ils furent payés en francs-or, et que, selon la parité pratiquée actuellement, il faut donc les multiplier par 200 environ. Certains peintres dont la cote est aujourd’hui très élevée virent leurs œuvres enlevées à assez bas prix. Ce fut le cas de Bonnard dont l’unique tableau ne dépassa pas 720 francs, de Derain dont les toiles partirent à 210, 300 et 420 francs, de Dufy (160), La Fresnaye (300), Friesz (de 130 à 550), Marie Laurencin de qui un Groupe de cinq personnes fit 475 francs, mais dont une des bonnes natures mortes, Echarpe, fleurs, éventail resta à 250, Metzinger dont le paysage cubiste n’atteignit que 100 francs, ses deux autres toiles restant à 80 et 55, Utrillo dont aucune oeuvre ne dépassa 400 francs, Vlaminck (170) et de Rouault dont les trois aquarelles firent respectivement 205, 180 et 170 francs. Des prix moyens, mais honorables furent réalisés par les oeuvres de Van Dongen, Segonzac (800), Flandrin, Forain (1150, 850, 820, etc.). Puy, Vallotton, Guys, KX Roussel (de 300 à 1100), Odilon Redon dont les deux pastels firent chacun 1300 francs et de Marquet dont les paysages montèrent à 1500 et 1600. Mais les plus hautes enchères furent assurément celles atteintes par les Matisses et les Picassos. Alors que les toiles de Gauguin et de Van Gogh s’enlevaient à 4000 et 4200 francs, celles de Matisse ne descendaient pas au-dessous de 600 et plusieurs montaient à 1850, 2400 et même 5000. Quant à Picasso, il se signalait comme le grand triomphateur de cette vente. L’Homme à la houppelande une ancienne toile encore signée « P.R. Picasso », fit 1350 francs, cependant que des oeuvres de la période bleue, pastels ou toiles, s’enlevaient à 700, 1100 et 1350, des Fruits dans une écuelle à 1200, une aquarelle intitulée Contemplation à 1900, un Clown à cheval de l’époque rose à 2600 et Les Trois Hollandaises, souvenir de son voyage en Hollande de 1905, à5200 francs. Mais le véritable clou de la vente était le célèbre tableau des Bateleurs, aujourd’hui à l’Art Institute de Chicago, qui, mis à prix à 8000, atteignit la somme considérable pour l’époque de 11 500 francs. Cette énorme toile de 2 m. 25 de haut, sur 2 m. 35 de large, qui avait été acquise par André Level pour 1000 francs et qui était revenue à M. Robert Ellissen, n’avait pourtant pas eu de chance. Aucun des logis des associés n’étant assez grand pour la recevoir, elle resta roulée plusieurs années dans une remise jusqu’à son achat en ce mois de mars 1914 par M. Thannhauser, le directeur de la galerie de Munich qui, du reste, héros de la journée, l’eût ‑ nous dit un chroniqueur – « volontiers payée deux fois plus cher ». (Seymour de Ricci, La Peau de l’Ours, in Gil Blas, 3 mars 1914, p. 4, B.)
La plupart des journalistes rendirent compte de cette vente avec une sympathie bienveillante ou amusée, mais certains d’entre eux, ennemis jurés de la peinture moderne, s’indignèrent des prix atteints, notamment par les Picassos et de la publicité gratuite faite à cette manifestation par leur confrères. Un certain Maurice Delcourt par exemple, pauvre scribe totalement oublié aujourd’hui, qui doublait Tabarant dans sa chronique artistique de Paris-Midi et qui avait, après la lamentable histoire du Salon d’Automne de 1912, déclenché une grande offensive contre les « indésirables étrangers », responsables à ses yeux de la décadence de l’art français, faillit en périr de fureur. Parmi les articles indignés ou bellement ironiques qu’il écrivit à ce sujet, nous en citerons un, intitulé Avant l’Invasion, qui donne une assez bonne idée du ton employé alors par les ennemis de l’art moderne. »
Cette belle idée de la Peau de l’Ours n’était pas nouvelle. L’expert Le Brun, organisateur de ventes au XVIIIe siècle avait créé en 1792 une société de prêts sur gages, Le Lombard, à l’usage des jeunes artistes et des curieux. La société disposait d’un capital de sept millions de livres, répartis en 1200 actions de 6000 livres. Des prêts à taux modiques n’étaient consentis que sur des oeuvres d’art et celles qui n’étaient pas retirées au bout de 6 mois était vendues aux enchères publiques. « La différence entre la somme prêtée et le produit de la vente revenait aux emprunteurs ».
Quelques autres sociétés similaires – parfois appelées clubs d’achat – furent crées par la suite, comme la Peau de Chat en 1957 qui sur le même principe acheta fort tôt des toiles de Alechinsky, Zao Wou-ki ou Messagier.
Je n’ai jamais entendu parler de société de ce type pour les bibliophiles, en tout cas supportées par des passionnés et non des spéculateurs.
Une bonne idée pour une Société de Bibliophiles naissante?
H
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J'ai fait parti d'un club service pendant 20 ans. J'ai été surpris par le manque d’entreprise d'une trentaines d'entrepreneurs, quand on les réunissait… J'ai bien peur qu'une même passion bibliophile multipliée par le nombre de ses membres ne divise ces sociétaires au moment du choix des œuvres à acquérir !
Le principe d'un club d'investissement est néanmoins amusant. Pierre
visiblement l'acheteur avait du goût, la seule chose regrettable c'est sans doute la trop courte durée, qui ne permet pas de mettre en évidence les bons choix…
En bibliophilie, supposer des plus-values sur 10 ans, c'est tout de même très spéculatif, non ?
mais si c'est un prétexte à la naissance d'une société de bibliophiles, pourquoi pas !
Bah Aristophil ne relève pas de la spéculation.
Je crois que Coluche disait : "Il ne faut pas vendre la peau de l'ours. Non, faut pas la vendre" et il enchaînait "c'est au pied du mur… qu'on voit le mieux le mur".
Olivier
pas beaucoup de créateurs contemporains en bibliophilie…
pas beaucoup d'avenir non plus.
jlp
Au coin Olivier, ou relisez l'avant dernière phrase!
Hugues
Il n'y a pas Aristophil? 😉
Olivier