Rapports confidentiels – Guilde des Bibliopolicés / IGLI
Extrait du Registre secret des observations non consignées, classé “Confidentiel – Diffusion restreinte à la Guilde.”
Par Barbier-l’irrité, ancien bibliographe du ministère de l’Intérieur, actuellement en poste officieux au purgatoire des bibliothiles
Amis bibliophiles, bonjour.
Conformément aux directives de la Section d’Observation des Comportements Bibliophiliques (protocole IGLI-CPB/25-X), j’ai entrepris de dresser un état clinique de la bibliophilie moderne. Discipline jadis noble, elle se pratique désormais à domicile, en chaussons, sous perfusion de Wi-Fi et de satisfaction comparée. Le présent rapport en consigne les symptômes les plus remarquables, entre fétichisme matériel, dérèglement lexical et nostalgie mal documentée.

I. Du soupçon grandissant envers les “pleins maroquins contemporains”
Le maroquin est devenu, semble-t-il, un certificat de noblesse auto-délivré, parfois appliqué à des volumes qui ne supporteraient pas, sans cela, d’être posés sur une nappe propre.
L’on observe même des notices où la reliure fait l’objet de dix lignes, et le contenu du livre… d’aucune.
Note confidentielle : Le cuir, fût-il du Levant, ne remplace pas un texte digne de ce nom.
Un âne en habit brodé demeure un âne, fût-il doré sur tranche.
II. Des collectionneurs qui n’aiment pas lire
Un phénomène nouveau (?), que je nommerais bibliophilie décorative, consiste à acquérir des livres anciens uniquement pour leur aspect visuel ou supposément statutaire, sans intention de les lire ni même de les ouvrir.
Certains exemplaires sont achetés avec la condition qu’ils ne soient “pas trop annotés”, “pas trop petits”, ou “du bon ton sur une étagère d’entrée”.
Réflexion personnelle (non consignée dans le registre officiel) :
Le livre est devenu un bibelot à titre, un miroir de vanité.
Le bibliophile est remplacé par l’esthète Instagrammable, et la bibliothèque par une vitrine d’hôtel particulier.
III. De l’ignorance satisfaite des provenances
Lorsqu’un ouvrage ancien contient un ex-libris manuscrit, une annotation de marge ou une signature ancienne, il arrive que le vendeur s’en étonne publiquement, mais sans daigner chercher qui fut ce mystérieux “A. Lafontaine, 1872”.
Le temps jadis où l’on poursuivait la trace des possesseurs, où chaque note manuscrite était l’occasion d’une enquête bibliographique, est désormais remplacé par l’aimable désinvolture du “probablement un amateur de province”.
IV. Conclusion temporairement définitive…
Les pratiques du commerce et de la collection de livres anciens me laissaient naguère dans un état d’irritation froide mais contenue.
Les suivantes m’ont plongé dans un amusement désabusé que seule la résignation rend supportable.
V. Du bibliophile numérique et de son panier permanent
Le bibliophile moderne ne feuillette plus : il rafraîchit.
Il a remplacé la visite du samedi chez le libraire par l’actualisation compulsive d’eBay et de Vialibri.
Ses émotions sont rythmées par les notifications et autres alertes: “un article similaire vient d’être publié”.
Certains se vantent d’avoir “détecté une pépite” avant les autres, alors qu’ils ont simplement activé une alerte automatique.
Note confidentielle : la passion ne se mesure plus au flair, mais à la rapidité de la connexion.
Le chasseur d’incunables est devenu un surfeur.
VI. De la bibliophilie performative
L’ouvrage n’est plus montré pour son texte, mais pour son potentiel visuel.
Les hashtags #vélin et #maroquin se multiplient.
Certains photographient la tranche jaspée à la lumière du soir, accompagnée d’une citation apocryphe de Montaigne.
Rapport complémentaire : la poussière, jadis tolérée comme preuve d’amour, est désormais vue comme un filtre esthétique.
Les rayonnages sont dépoussiérés non par respect du livre, mais pour éviter le grain sur la photo.
VII. De l’économie pulsionnelle du clic
Les enchères en ligne ont transformé le désir en réflexe.
Il suffit d’un instant d’égarement pour qu’un in-12 en veau marbré devienne le trophée d’un duel numérique.
L’instinct de collection a cédé la place à l’instinct de compétition : on n’achète plus pour posséder, mais pour battre.
Note marginale : le vainqueur, sitôt payé, se découvre perdant : il lui faut maintenant justifier l’achat.
VIII. Du néo-bibliographe de salon virtuel
Il cite Google Books comme d’autres citaient Brunet.
Il recopie sur Wikipédia des notices de catalogues de 1880 sans remarquer qu’elles étaient déjà erronées à l’époque.
Il publie des vidéos explicatives où il confond ex-dono et ex-libris, mais récolte mille applaudissements.
Remarque annexe : L’erreur, autrefois dissimulée par pudeur, est devenue une opinion.
IX. De la bibliophilie en pantoufles
Il fut un temps où le bibliophile arpentait les quais, fouinait sous les arcades, supportait les courants d’air des arrière-boutiques et les odeurs mêlées de cuir et de poussière.
Aujourd’hui, il pratique ce que l’on pourrait nommer la bibliophilie en pantoufles : il navigue de catalogue en catalogue depuis son canapé, compare les prix sans se lever, et se félicite de “soutenir le commerce indépendant” en cliquant sur Ajouter au panier.
Observation : la marche, jadis constitutive du bibliophile – ce sport lent du flâneur lettré – a été remplacée par le défilement du pouce.
Le libraire, autrefois confident et complice, n’est plus qu’un expéditeur logistique.
Annexe descriptive :
Type nouveau recensé : Homo bibliophilus domesticus.
Habitat : fauteuil club.
Activité principale : rafraîchir Vialibri en chaussons.
Cri caractéristique : “Expédition gratuite ?”
X. De la chasse au bon coup permanent
Le bibliophile moderne ne cherche plus un livre : il traque une opportunité.
Chaque acquisition est précédée d’un pèlerinage numérique de quarante-deux onglets ouverts, de comparaisons infinies et de calculs de marge fictive.
Il ne lit plus le texte, mais la décote.
Remarque marginale : autrefois, le bibliophile payait trop cher et s’en vantait ; aujourd’hui, il paye peu et se plaint.
XI. Du comparatisme pathologique
Grâce à Internet, tout exemplaire est désormais juxtaposable à mille autres.
On peut comparer le même La Fontaine relié à Anvers, Genève ou Tokyo, avec plus ou moins de rousseurs, pour savoir si l’on a eu raison d’attendre.
Résultat : nul n’est jamais satisfait.
La comparaison illimitée engendre une mélancolie nouvelle : celle de l’exemplaire possible.
Note confidentielle : le bibliophile d’autrefois achetait un livre et se réjouissait ; celui d’aujourd’hui achète un livre et soupire : “J’aurais dû prendre l’autre.”
XII. Du tourisme bibliophilique
Le Salon du Grand Palais, naguère marché des trouvailles, est devenu un musée payant de la rareté hors de prix. On s’y rend comme au Louvre : sans intention d’achat, mais avec la satisfaction esthétique du badaud cultivé.
Les visiteurs photographient les vitrines, pas les pages.
Rapport d’incident : un exemplaire des Essais de Montaigne aurait été vu photographiant un visiteur.
XIII. Du voyage immobile
Grâce aux plateformes, on peut désormais acheter à Buenos Aires, Concarneau ou Berlin sans quitter sa chaise. Le bibliophile se fait globe-trotter depuis son écran ; il vit dans le fuseau horaire de l’enchère mondiale. Il aime l’idée d’un “exemplaire revenu d’Argentine”, qu’il ne lira pas davantage que celui du quartier d’à côté.
Note à l’attention des services de douane : la passion, elle, ne paie toujours pas la TVA.
XIV. De la collection sans territoire
Autrefois, chaque ville avait ses libraires, ses spécialisations, ses connivences.
Aujourd’hui, tout circule dans un flux planétaire sans accent ni odeur.
Le livre rare s’expédie dans le même carton que la cafetière d’occasion.
Le collectionneur s’est délocalisé : il vit dans le « cloud », non dans le quartier.
XV. Du bibliophile-statisticien
Certains tiennent désormais des tableurs de leurs acquisitions : colonne “prix”, “état”, “plus-value potentielle”. La passion a pris la forme d’un portefeuille ; la bibliothèque, celle d’un fichier Excel.
On appelle cela gestion de collection ; autrefois, cela s’appelait amour du livre.
XVI. Auto-confession partielle
Moi-même, je l’avoue, j’ai photographié un maroquin en plein jour pour vérifier si le rouge Grenade virait au carmin sous filtre Valencia.
J’ai aussitôt refermé mon téléphone, honteux : le bibliographe que j’étais s’effaçait devant l’influenceur que je redoutais de devenir.
Il m’arrive désormais de désactiver le Wi-Fi avant d’ouvrir un livre : par prudence sanitaire.
XVII. Conclusion (provisoirement définitive)
Les bibliophiles d’aujourd’hui sont moins à blâmer qu’à observer : ils incarnent la lente numérisation du désir.
Leur amour du livre subsiste, mais filtré par l’écran, ralenti par l’algorithme et étouffé par la comparaison infinie.
Si tout continue ainsi, les bibliothèques du futur seront des galeries virtuelles sans poussière ni parfum : des musées de simulacres où chaque exemplaire sera photographié, retouché, mais jamais touché.
Je recommande encore, à tout lecteur de bonne volonté :
- de se méfier des dorures plus neuves que le texte ;
- de préférer un in-octavo fatigué à un in-12 déguisé en ministre ;
- et de considérer que le plaisir du livre commence au moment où l’on l’ouvre, non lorsqu’on le photographie.
Post-scriptum : Ce rapport n’a pas vocation à être publié.
Mais il sera lu, je l’espère, par quelque jeune bibliophile qui, en dépit des tendances, saura encore préférer la vérité bibliographique à la tentation du clinquant.
Cote : Rapports confidentiels – Barbier-l’irrité – RCB-BAR/03X-2025
Voilà un billet à l’acidité fort bien envoyée.
Eh oui, c’est ça la schizophrénie de la Toile : donner accès aux bibliothèques les plus riches de la planète pour le plus grand plaisir des amateurs de livres rares(dont je suis)
mais aussi faire du livre, qu’il soit ancien et/ou rare un objet de spéculation, une proie consommatoire pour les « amateurs » atteints de collectionnite aigüe sinon du syndrome de Diogène et dont le seul but dans la vie est d’aligner de belles reliures sur des étagères bien visibles au visiteur et d’étaler leur bonne fortune sur les réseaux dits sociaux avec une diarrhée de photos numériques. Quant à ouvrir ces ouvrages, quelle drôle d’idée ! L’ivresse importe moins que le flacon !
Certes le livre est un objet mais pas n’importe lequel et si un bel habit n’est pas à dédaigner, c’est quand-même son contenu qui importe avant tout. Un livre qu’on n’ouvre pas, c’est comme un ordinateur éteint, c’est à peu près aussi utile que la boîte à chaussure pleine de vieux souvenirs remisée dans un coin : elle n’a d’intérêt que si on l’ouvre pour en explorer les trésors !
Merci pour votre belle réflexion ! Jean W.
C’est excellent; Et bien vu.
Oui, tout cela est juste. Il faudrait aussi mentionner les chasseurs de pigeons informés et les ignorants, dans les deux cas des imbéciles, qui vendent en ligne, sur divers sites, des livres épuisés à des prix délirants. Des imbéciles, oui, qui pensent ( si l’on peut dire) que les acheteurs potentiels intéressés par des ouvrages « pointus » de philosophie, d’histoire, de spiritualité, etc, sont assez fortunés pour dépenser une somme très élevée. Ces marchands retiennent des sources de connaissance sans considération pour leur contenu. Cette situation se confirme de plus en plus fréquemment. Hélas !
Bravo très juste en de nombreux points, Le point d’interrogation est parfaitement bien venu derrière « phénomène nouveau ? » des bibliothèques décoratives. Hormis quelques rares bibliophiles qui cherchaient les cartons et les variations des cartons, J’ai un gros doute sur le fait que les livres des grandes bibliothèques de prestige des siècles précédents fussent plus lus. Ils était sans doute tout autant des marqueurs sociaux, comme le sont aujourd’hui, les voitures se sport ou les objets des grandes marques de luxe, que des objets culturels usuels.
On le voit sur certains réseaux sociaux ; un nouvel achat est tout de suite montré comme l’affaire du siècle – d’un point de vue pécuniaire, l’acheteur ne doutant pas d’avoir dégoté un trésor rare et ignoré, et de pouvoir le revendre rapidement 10 fois ce qu’il l’a payé. Ce n’est pas de la bibliophilie, ni un bibliophile ; c’est tout au plus un réflexe de néophyte, rapidement ridiculisé dans les commentaires. Il paraît qu’il faut pardonner aux débutants ; mais c’est tellement tentant 🙂 Le souci, peut-être, est que cet apprentissage sur internet est violent et risque fort de dégoûter l’ex-futur bibliophile. Comme remède, maintenant, au lieu de vulgaires emoji, on pourra citer cet article – Merci, Hugues !
Mais combien juste!
C’est effrayant !