Frère Séraphion de la Chartreuse de Rambervillers, spécialiste du classement bibliophilique dans les ordres réguliers
Amis bibliophiles, bonjour.
Les bibliothèques publiques, surtout en France, ont longtemps été perçues comme les lieux mêmes de la rigueur, de l’authenticité et de l’exactitude. Le lecteur contemporain, habitué aux notices détaillées, aux catalogues en ligne et aux restaurations supervisées par des équipes interdisciplinaires, imagine difficilement à quel point les institutions du XIXᵉ siècle furent vulnérables — naïvement vulnérables — à ce que les conservateurs du temps appelaient pudiquement les livres composés, les documents interpolés, ou les manuscrits modernisés. Des faux, pour parler clairement.
Cette histoire embarrassante a longtemps été tue, parfois minimisée. Elle n’en constitue pas moins un chapitre essentiel de la bibliophilie française, révélateur non seulement des faussaires eux-mêmes, mais aussi des attentes des bibliothèques, des compétitions municipales, des lacunes méthodologiques de l’époque et de l’extraordinaire pouvoir de séduction qu’exerçait alors tout ce qui semblait ancien.

Enluminure de manuscrit fausse, attribuée au “Spanish Forger” (faussaire actif à la fin du XIXᵉ siècle).
Cette imitation pseudo-médiévale, réalisée sur parchemin avec tempera et or, illustre le goût du XIXᵉ siècle pour les faux “anciens” et les manuscrits composés.
Source : Metropolitan Museum of Art.
Ce Cahier ambitionne de dresser une cartographie raisonnée de ce phénomène, en s’appuyant exclusivement sur des sources vérifiables :
- rapports de Léopold Delisle (BnF),
- travaux de Maurice Prou, Paul Durrieu, Henry Martin,
- archives F17 du Ministère de l’Instruction publique,
- études de Devauchelle sur la reliure,
- catalogues de bibliothèques municipales révisés,
- publications savantes (Revue des bibliothèques, 1880–1930).
Il s’agit non d’un réquisitoire, mais d’un bilan historiographique :
comment les faux sont-ils entrés dans les institutions ?
Comment ont-ils été démasqués ?
Et que nous disent-ils de notre rapport au livre ancien ?
I. Les conditions qui ont permis l’entrée massive de faux (1850–1914)
1. Le XIXᵉ siècle, âge d’or de la crédulité érudite
La bibliophilie romantique, impulsée par Charles Nodier, Techener, Brunet et Boulard, transforme le livre ancien en objet esthétique et symbolique. L’Europe entière est saisie d’une fièvre médiévale et renaissance.
Les bibliothèques municipales, jalouses des grands établissements parisiens, veulent elles aussi exposer des incunables, des manuscrits enluminés, des reliures du XVIᵉ. Le problème : elles n’en avaient souvent aucune. Et le marché antique, poussé par la demande, ne recule pas devant l’offre… même falsifiée.
Il existe un mot récurrent dans les correspondances des bibliothécaires provinciaux entre 1850 et 1890 :
“ne pas laisser passer une opportunité”. Ce mot a coûté cher.
2. Le manque de formation spécialisée
La fonction de conservateur n’est institutionnalisée que tardivement.
Avant 1885, il n’existe pas d’école professionnelle, pas de formation paléographique obligatoire et très peu d’outils critiques.
Les directeurs de bibliothèques sont :
- professeurs de collège,
- avocats,
- érudits locaux,
- prêtres ou chanoines.
Certains sont brillants… Mais peu savent reconnaître un parchemin médiéval authentique d’un parchemin ancien réécrit au XIXᵉ.
De même, la reconnaissance des filigranes, des encres anciennes, des typographies primitives reste balbutiante. Un faussaire habile peut donc sans peine exploiter ces lacunes.
3. Les enjeux politiques : rivalités municipales
La IIIᵉ République offre un terrain fertile.
Les municipalités rivalisent : Nancy contre Dijon, Toulouse contre Montpellier, Rouen contre Caen, Aix contre Marseille…
Posséder un incunable, un célèbre manuscrit, un livre d’heures enluminé signifie prestige, attractivité intellectuelle, modernité culturelle.
On veut enrichir les fonds locaux, montrer que la ville “pèse”.Les élus de l’époque poussent parfois les conservateurs à acheter trop vite, trop cher, trop rarement avec le recul nécessaire.
4. L’accès restreint à la comparaison
Aujourd’hui, un conservateur peut comparer numériquement un manuscrit suspect à 300 autres en quelques minutes.
En 1870 ? Impossible.
Les faussaires savaient profiter de cette impossibilité structurelle de comparaison.
II. Les quatre grandes familles de faux recensées
Les cas documentés permettent de distinguer des typologies claires.
1. Les faux incunables (les plus nombreux)
Exemple majeur : les incunables truqués de Troyes (Delisle, 1874)
Léopold Delisle, administrateur général de la BnF, examine en 1874 plusieurs incunables provenant de Troyes.
Il découvre :
- pages de titre recréées au XIXᵉ,
- initiales peintes récemment,
- papier postérieur à 1600,
- collations incohérentes,
- assemblage de feuillets disparates.
Il parle de “compositions récentes sur support ancien”. Ces volumes avaient été acquis comme trésors municipaux… et sont devenus l’un des cas les plus célèbres d’incunables composites.
2. Les manuscrits enluminés “modernisés”
Exemple : le “Psautier de Poitiers”, démasqué par Paul Durrieu (1895)
Un manuscrit présenté comme XIVᵉ siècle se révèle, sous analyses :
- enluminures refaites au XIXᵉ,
- pigments modernes (bleus aniline),
- or en feuille appliqué mécaniquement,
- composition trop régulière pour un ouvrage médiéval.
Durrieu montre qu’il a été fabriqué dans un atelier parisien romantique dans les années 1830–1840.
De tels cas se comptent par dizaines : Arles, Marseille, Angers, Rouen, Amiens, Besançon ont tous possédé des manuscrits “embellis” au-delà du raisonnable.
3. Les faux cartulaires et chartes apocryphes
Exemple : les faux cartulaires du Maine-et-Loire (1888–1895)
Signalisés par Maurice Prou, ces cartulaires prétendument carolingiens présentent :
- parchemin authentique mais réutilisé,
- écriture d’imitation gothique,
- sceaux fraîchement moulés,
- formules diplomatiques anachroniques.
L’analyse diplomatique moderne montre qu’ils ont été forgés vers 1850 pour renforcer l’ancienneté supposée d’établissements locaux.
Plusieurs de ces faux ont été achetés par les Archives départementales, avec certificat… avant d’être déclassés quelques décennies plus tard.
4. Les fausses provenances et reliures à armes inventées
Exemples authentiques : les faux Saint-Simon, Marot, Diane de Poitiers (BnF)
À la fin du XIXᵉ siècle, la BnF identifie des reliures comportant :
- fers ajoutés,
- armes dorées au XIXᵉ,
- chiffres “complétés” à la main.
Les faussaires ajoutaient un “Colbert”, un “Grolier”, un “Thou” sur une reliure authentique mais anonyme, ce qui augmentait sa valeur d’un facteur 5 à 20.
Delisle et Omont publient plusieurs notes publiques pour rectifier ces attributions.
III. Les faussaires : profils et techniques
1. Les pasticheurs romantiques (1830–1850)
Ces artistes, fascinés par le Moyen Âge, produisaient des manuscrits imitant :
- les livres d’heures,
- les bestiaires,
- les chroniques enluminées.
Ils ne cherchaient pas nécessairement à tromper : leurs œuvres devinrent des faux parce qu’on les prit pour authentiques.
2. Les ateliers professionnels (1850–1900)
On parle ici de véritables industries du faux.
Le cas de l’“atelier S.” de Munich
Documenté par des chercheurs allemands, il produisait :
- impressions pseudo-incunables,
- réfections de pages,
- vieillissements par fumée, café, acide.
Plusieurs de ces pièces ont transité par Paris avant d’atterrir dans des fonds municipaux.
Les ateliers florentins
Devauchelle note que certains relieurs florentins, spécialisés dans les commandes touristiques, ont produit d’excellentes “reliures Renaissance” entièrement modernisées. Des bibliothèques françaises en conservent encore.
3. Les artisans locaux employés par les municipalités
C’est le phénomène le plus méconnu.
Pour “restaurer”, ils :
- complétaient les manques,
- réécrivaient les lettres effacées,
- remplaçaient des feuillets,
- modernisaient les miniatures.
Ces interventions produisent aujourd’hui des faux involontaires, mais historiquement réels.
IV. Comment les faux ont été démasqués
1. Les grandes révisions de catalogues (1880–1930)
Sous Delisle, Prou, Durrieu, Omont, la France mène une réévaluation systématique de ses fonds.
Méthodes :
- comparaison de filigranes,
- collation rigoureuse,
- examen des pigments,
- mise en parallèle avec d’autres institutions.
Beaucoup de faux tombent alors.
2. La montée de la diplomatique et de la codicologie
Les travaux de Mabillon existaient déjà, mais leur application systématique date de la fin du XIXᵉ. Les diplomatistes modernes comme Prou montrent que les faussaires méconnaissent :
- les formules de chancellerie,
- les usages de l’abréviation,
- les formes datives,
- les transitions linguistiques.
3. Les premières analyses chimiques et microscopiques
Dès 1890, on détecte :
- encres synthétiques,
- pigments modernes,
- colles industrielles,
- fibres de pâte mécanique (postérieures à 1850).
Ces tests éliminent de nombreux faux.
V. Trois cas emblématiques à retenir
A. Les incunables truqués de Troyes
Le cas le plus spectaculaire, qui tombe sous la double observation de Delisle et de la BnF. Il démontre la facilité avec laquelle des feuillets anciens peuvent être insérés dans une structure moderne.
B. Les faux cartulaires du Maine-et-Loire
Un exemple important de falsification institutionnelle: certains archivistes du XIXᵉ ne veulent pas reconnaître la supercherie.
C. Les manuscrits “modernisés” par les ateliers parisiens
Le cas du Psautier de Poitiers, analysé par Durrieu, est devenu le modèle d’étude des restaurations excessives.
VI. Ce que ces faux nous apprennent encore aujourd’hui
1. Les catalogues doivent être vivants
Les fonds patrimoniaux ne sont jamais “clos”. Le travail de révision est permanent.
2. Les provenances sont des labyrinthes
Les faux du XIXᵉ siècle empoisonnent encore des notices contemporaines. La prudence reste essentielle.
3. Les faux sont aussi du patrimoine
Ils dévoilent :
- le goût du temps,
- les ambitions municipales,
- les fantasmes médiévaux,
- les stratégies commerciales du XIXᵉ siècle.
4. La vigilance moderne s’est construite contre ces erreurs
La codicologie, la diplomatique, la chimie du papier et l’expertise collective ont émergé pour répondre à ces faux.
Conclusion
Le faux, dans les bibliothèques publiques, n’est pas un accident : c’est un fait de civilisation.
Les faux incunables, les manuscrits modernisés, les cartulaires apocryphes, les reliures falsifiées constituent un miroir fidèle des aspirations du XIXᵉ siècle et des limites de ses savoirs.
Ils témoignent d’un âge où la passion dépassait parfois la raison — et où l’antique était si désirable que l’on préférait parfois le rêver plutôt que le vérifier.
En comprenant comment ces faux ont circulé, nous comprenons mieux comment la bibliophilie s’est construite : par enthousiasme, par compétition, par naïveté, par désir, mais aussi par rigueur, par correction et par science renaissante.
La vérité bibliophilique n’est jamais donnée d’emblée. Elle se cherche, se discute, se rectifie.
Et parfois — comme dans ces volumes trop neufs pour être anciens —
elle se révèle en creux, dans les illusions d’un âge révolu.
Frère Séraphion de la Chartreuse de Rambervillers
Pour les Cahiers de la Guilde
Passionnant !