Coxe, Corso et le Liber Spirituum d’Amboise : le Livre qui n’existait plus

À la manière de Lucas Corso

Amis bibliophiles bonjour,

J’aurais dû me douter que la journée tournerait mal au moment où j’ai vu Coxe assis dans l’ombre du café, les doigts posés sur la couverture glacée de son catalogue comme s’il tenait un chien de garde. Il m’avait donné rendez-vous avenue de l’Observatoire. Pas un endroit que je fréquente souvent : trop de gens qui savent, ou qui croient savoir, ou qui se donnent l’air de savoir. Coxe n’avait besoin d’aucun de ces artifices. Chez lui, le savoir s’organise comme un système digestif : naturellement, sans effort apparent, et le résultat sent souvent le soufre ancien.

Il m’attendait, droit comme un bourgeois du XIXᵉ redressé par un corset d’acier. Sur la table : un café refroidi, quelques notes griffonnées, et surtout son regard — ce regard légèrement penché, un peu trop pénétrant, comme s’il évaluait déjà votre cote de rareté.

Je me suis assis.

Vous êtes en retard, dit-il en soulevant à peine un sourcil.

— Et vous êtes Coxe, ai-je répondu. Nous avons chacun nos défauts.

Il ne sourit pas. Coxe n’exprime pas vraiment d’émotions : il les classe. Je me suis demandé dans quelle colonne il venait de m’archiver. Sans doute “outil utile mais instable”, entre “exemplaires incomplets” et “notes marginales d’origine douteuse”.

Il posa sa main sur un carnet noir, relié toile, banal en apparence.

J’ai besoin de vous, Corso.

Les mots étaient courts, nets, comme des coups de marteau.

— C’est inquiétant, ai-je dit. Quand un homme comme vous “a besoin” de quelqu’un, c’est que le monde vient de basculer d’un millimètre de trop.

— Ne plaisantez pas, Corso.

J’haussai les épaules. Je ne plaisantais jamais vraiment, mais il m’arrive de faire semblant pour mettre les maniaques en confiance. Coxe n’était pas un maniaque ordinaire. Il appartenait à cette race d’érudits qui savent mieux que vous pourquoi vous respirez, d’où viennent les feuilles du livre que vous tenez, et comment un manuscrit de 1623 a pu voyager de l’ombre à la lumière et inversement. Coxe est dangereux précisément parce qu’il a raison trop souvent. Et un client qui a raison, c’est le pire ennemi d’un enquêteur.

Il tira lentement sur la tranche de son carnet, comme s’il évaluait la résistance du monde.

Je cherche un livre.

— Vous en cherchez beaucoup, non ?

— Celui-ci est particulier.

— Tous vos livres le sont.

Il ferma les yeux un instant, comme pour garder son calme. Puis il murmura :

Le Liber Spirituum. La version française. Celle d’Amboise.

J’ai cessé de respirer un quart de seconde. Un réflexe.

— Le… ?

— Oui.

— Celle dont on ne conserve qu’une mention dans un inventaire de la collégiale, daté de 1623 ?

— Exactement.

— Qui n’a jamais été revue ?

— Jamais.

— Et dont certains pensent qu’elle n’a jamais existé ?

— Ceux qui pensent cela n’ont pas lu les marges du manuscrit latin de Prague.

— Bien sûr, ai-je dit. Comment ai-je pu oublier les marges de Prague ?

Il m’adressa ce regard-là — celui qui dit qu’il vous juge, mais qu’il le fait avec la froideur d’un radiologue observant une fracture. Pas de mépris. Un constat clinique.

Il ouvrit le carnet. Sur la première page, un seul mot : AMBOISE.
En dessous, une date : 1623.
Puis un nom de famille, écrit à la plume : Dulac.

Voici ce que je sais, dit-il. Le manuscrit — ou plutôt la traduction française — a été mentionné dans un inventaire après décès. L’homme en question, Philippe Dulac, notaire royal, avait une bibliothèque bien plus fournie que sa position sociale ne le laisserait croire. Son fils a récupéré l’ensemble, l’a fragmenté, dispersé, vendu. Les livres religieux ont été donnés, les livres juridiques légués au cousin, et le reste… échangé contre de la verrerie.

— Typique, ai-je dit. La verrerie a fait plus de ravages que les autodafés.

— Je ne plaisante jamais avec ça, Corso.

— Moi non plus. Continuez.

— Le manuscrit réapparaît dans une liste de biens saisis pendant la Révolution. Une simple mention : “un livre en vieux français, reliure abîmée, contenu suspect, vraisemblablement superstition”. Ensuite… plus rien.

— Ça, vous le savez déjà.

— Oui.

— Alors pourquoi moi ?

Il se pencha vers moi. Je sentis soudain le poids exact de son regard. C’était comme si quelqu’un évaluait votre colonne vertébrale pour vérifier si elle peut supporter un certain type de vérité.

Parce qu’il y a quelqu’un d’autre sur le coup.

Je pris une gorgée de mon café — tiède, amer, comme cette après-midi qui venait de basculer.

— Qui ?

Il prononça le nom dans un souffle, presque malgré lui.

Pereira.

Le café eut soudain le goût de la rouille.
Pereira.
Pas un bibliographe : un courtier.
Un entremetteur de l’ombre, silhouette courte, crispée, dont la démarche semblait construite sur une géométrie personnelle, comme s’il glissait dans un corps qui n’avait pas été prévu pour lui.
Un œil vif et précis, l’autre toujours comme absent, détourné, perdu dans un angle mort du monde.

— Il chasse pour quelqu’un, ajouta Coxe.

— Je sais pour qui. Thormund.

Coxe hocha la tête. Le Danois.
Le collectionneur dont la passion pour les livres ressemble à une maladie héréditaire.

Son père avait servi dans la Dienststelle Rosenberg, cet organisme nazi chargé de saisir les bibliothèques “suspectes” : juives, occultistes, maçonniques, rosicruciennes.
Thormund père ne brûlait pas les livres : il les déplaçait, les cataloguait, les rendait invisibles.
Le fils avait hérité non seulement de l’argent, mais de cette pulsion — et surtout des carnets de saisie paternels.

Thormund veut ce manuscrit, dit Coxe.
— Évidemment qu’il le veut. Il veut tout ce que vous convoitez.
— Non.
— Non ?
— Il veut… le contraire.
— Votre perte ?
— Exactement.

Il referma sèchement le carnet.

Je veux que vous retrouviez la trace du manuscrit.
Je veux savoir s’il existe encore.
Et je veux que vous soyez plus rapide que Pereira.

J’ai fixé Coxe un long moment.
Il venait de m’embarquer dans une histoire qui commençait en 1623 et finirait… je ne savais où. Mais certainement pas dans le calme d’une bibliothèque municipale.

— D’accord, ai-je dit.
— Vous acceptez ?
— Non. Je constate juste que je suis déjà en train de réfléchir au trajet Paris–Amboise.
— Donc vous acceptez.
— Vous devriez éviter les conclusions hâtives.
— Vous êtes Corso.
— Et vous êtes Coxe.
— Précisément.

Il se leva. Il n’avait plus rien à dire.
Mais moi, j’avais déjà trop entendu.


Amboise

Je pris le train du soir. Paris s’effaça comme un livre qu’on referme trop vite. Le carnet de Coxe pesait dans ma poche comme un talisman qui vous veut du mal.

La ville d’Amboise avait cette manière de fixer les passants à travers ses murs. Je déposai mes affaires dans un hôtel anonyme, puis me dirigeai vers les archives.
On m’y apporta l’inventaire de 1623.
Je cherchai.
Longtemps.

J’y trouvai enfin la fameuse ligne :

“Item. Un livre en langue françoise, reliure abîmée, matière superstitieuse, trouvé dans la chambre basse.”

Je notai la référence exacte.

Je sentis soudain qu’on m’observait.

Je levai la tête.

Dans l’embrasure de la porte,
immobile,
une silhouette trop courte pour être confortable,
trop droite pour être honnête,
un imper trop long,
un œil trop brillant.

Pereira.

Il ne dit rien.
Son regard fit le travail.

Puis il murmura :

Tu n’as rien à faire ici, Corso.

Je refermai le registre.
Je sortis.
Il me suivit du regard, l’œil unique fixe, l’autre comme flottant ailleurs.


La chambre basse

Le cadastre m’emmena vers une cour intérieure murée, vestige de la maison de Dulac.
Je trouvai un mur dont le mortier avait été gratté — récemment.
La marque caractéristique de Pereira.

J’ouvris.
Derrière : un escalier voûté.

Je descendis.
Au sol, des fragments de papier.

Trois. Minces. Inachevés.

Sur l’un : “Spirit…”
Sur un autre : “…tous les noms de ceux…”
Sur le troisième : un filet rouge, signe d’un rubricateur.

Je les ramassai.
Je remontai.
Et lui était là.

Pereira.
Sorti de l’ombre, littéralement.

— Toujours en avance, dit-il.

— Ou peut-être êtes-vous en retard, ai-je répondu.

Il s’approcha, sa démarche rigide, presque heurtée.

— Ce que tu trouves, je le saurai.
— Et ce que vous ne trouvez pas ?
— Je le saurai aussi.

Il disparut.


La bibliographie des ombres

De retour à Paris, j’étalai sur ma table :

  • Kieckhefer, Forbidden Rites
  • Les études de Julien Véronèse
  • Boudet, Entre science et nigromancie
  • Le catalogue BnF des manuscrits latins de magie
  • Une compilation d’inventaires ecclésiastiques médiévaux
  • Une édition des procès d’inquisition du XVIIᵉ

La lumière rasante révéla un mot nouveau sur un fragment :
“…invoqué…”

C’était une pièce du puzzle.
Et le puzzle était plus vaste que je ne l’imaginais.


Le retour de Coxe

Je lui apportai les fragments. Il les observa comme un chirurgien examine un organe rare.

Alors il a existé, dit-il.

— Et il n’existe plus.

— Alors tout va bien.

Je ne compris pas.

— Un livre dangereux n’est dangereux que par ce que les hommes veulent en faire.

Puis il me donna une adresse.
Ou plutôt : une destination : Toulouse.


Toulouse

Aux archives diocésaines, je trouvai un registre de 1631 mentionnant :

“un livre en françois contenant plusieurs noms d’esprits et invocations superstitieuses, saisi chez un chirurgien natif d’Amboise.”

En marge :
“transféré au dépôt théologique.
S’est ensuite trouvé absent.”

“Absent” est le pire mot du vocabulaire bibliophile.

Pereira réapparut.
Il se glissa entre deux rayonnages comme une anomalie.

— Thormund veut ce livre, dit-il.
— Je sais.
— Et il l’aura.
— Non.

Il rit — un bruit sec.

— Tu ne peux pas protéger Coxe.

— Je ne protège pas Coxe, Pereira. Je t’emmerde, simplement.

Il ne répondit pas.


L’atelier fantôme

En sortant des archives, je passai devant une librairie abandonnée.
La serrure avait été forcée.
Je pénétrai.

Sur un lutrin, un feuillet ancien.
Un seul. Fragile. XVIIᵉ. Bizarre.

Je le lus.

“Quant est venu le nom qui ouvre la porte,
que nul ne prononce,
mais que chacun entend.”

En bas :
“P. D.”
Philippe Dulac.

Je n’eus pas le temps de respirer.

Laisse ça, Corso.

Pereira était revenu.
Et derrière lui…
un homme plus grand, plus glacial. Je n’avais jamais vu Thormund d’aussi près.

Ce feuillet appartient à ma famille, dit-il.

— Non.

— Pardon ?

— Il appartient à personne.

— C’est faux.

— Non. Parce qu’il n’existe plus.

Je sortis le feuillet. Je le déchirai. Devant eux.

Quatre morceaux.
Puis huit.

Pereira poussa un cri étouffé.
Thormund resta de marbre — mais son œil bleu trembla d’un millimètre.

J’avais gagné.

Je sortis.

Personne ne me suivit.


Epilogue

Je retournai chez Coxe. Il m’attendait, impassible. Je posai les fragments sur la table. Il les regarda longtemps.

Vous avez sauvé quelque chose, dit-il.

— Quoi ?

— L’incertitude.

Je restai silencieux.

— Faites attention à Pereira, Corso. Et encore plus à Thormund. Les héritages monstrueux ne dorment jamais vraiment.

Je quittai le manoir. Dans la rue, je sortis les fragments de ma poche.

Ils étaient légers.
Insignifiants.
Survivants.

Comme tout ce qui a réellement compté.

Cote de bibliothèque

Cote Guilde : GBO-COXE-LIB-010
Référencement : Cabinet des Élégances Parallèles – Série Lucas Corso – Le client impossible


Note légale

Les Élégances Parallèles – À la manière de Lucas Corso relèvent d’un exercice de fiction littéraire et bibliophilique. Toute ressemblance avec des personnes, événements ou ouvrages existants ne saurait être que fortuite. Le personnage de Lucas Corso, ainsi que les clins d’œil à d’autres figures littéraires, sont utilisés dans le cadre du pastiche et de l’hommage, conformément aux exceptions prévues par le Code de la propriété intellectuelle.

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