Un grand bibliophile du XIXe siècle : Joaquim Gomez de La Cortina

Amis Bibliophiles Bonsoir,

Le fait est rarissime sur le blog, mais une contrainte personnelle ne me permet pas de poster ce soir, aussi je vous propose de redécouvrir ce soir un message publié il y a presque 2 ans. C’est Guillaume qui l’avait signé, c’est un portrait de Joaquim Gomez de La Cortina.

« Je me propose de vous présenter à grands traits la figure d’un des plus illustres bibliophiles du XIXe siècle, mort tragiquement sous les coups de ses propres livres, qui récompensèrent là bien mal le culte qu’il leur voua sa vie durant.
Né en 1808 au Mexique, le jeune Joachim Gomez de la Cortina, futur marquis de Morante, est rapidement envoyé en Espagne par son père au moment où les troubles pour l’indépendance de la colonie se déclarent. Il y réalise des études brillantes, puique après avoir obtenu deux doctorats successifs – en droit canon puis en droit civil -, il devient recteur de la prestigieuse Universitas Complutensis de Madrid, avant d’exercer différentes fonctions politiques et juridiques. Il se dégage bientôt de toutes ces charges pour se consacrer à la réelle passion qui l’anima jusqu’à son dernier souffle : les livres, comme le montre sa devise hora fallitur legendo, aposée sur les nombreux ouvrages qu’il donnait à relier aux ateliers parisiens les plus réputés.

Doté d’une aisance matérielle certaine après la liquidation des biens reçus en héritage, il a dès son plus jeune âge consacré une part non négligeable de sa fortune à ses livres, puisque d’après ses registres de comptes, certaines années, les deux tiers de ses revenus étaient consacrés à l’achat de nouveaux ouvrages, à leur reliure ou à leur restauration. Aussi sa bibliothèque est-elle remarquable par trois aspects au moins :

* le nombre d’abord, puisqu’il réunit près de 120.000 volumes, total presque inédit pour un particulier.

* la qualité ensuite, puisqu’on compte de très nombreux ouvrages uniques, et que tous sont en excellente condition ; on peut signaler qu’il redore là le blason national, l’Espagne passant à l’époque pour n’abriter pratiquement aucun bibliophile, tout au plus quelques érudits qui s’accommodaient de livres délabrés et mangés par les vers.

* l’élégance enfin puisque, outre les belles reliures anciennes (sortant des bibliothèques de Thou ou de Grolier, quand elles n’ont pas été pas réalisées par Clovis Ève), il fait relier de nombreuses acquisitions en plein maroquin ou en veau fauve (ce qui n’exclut pas du demi-chagrin, voire de la demi-basane pour des ouvrages de pure consultation) par de grands artisans, Duru étant, d’après une anecdote ayant circulé dans Paris, son favori.

Passionné par l’Antiquité classique, il avait construit sa bibliothèque, sublimement logée dans de vastes salles dallées de marbre, autour de trois grands domaines :

— les classiques latins, avec des éditions de Virgile, Horace ou Cicéron par dizaines ; esthète raffiné, il pouvait posséder plusieurs exemplaires de la même édition. Il détenait aussi quelques manuscrits anciens de ces auteurs.

— les poètes latins modernes, prolongement logique de son premier centre d’intérêt.

— les ouvrages hétérodoxes, traitant de la Réforme ou d’hérésies plus confidentielles et plus exotiques…

Il publia lui-même un catalogue en 8 volumes de ses livres, limité à 500 exemplaires, preuve qu’il n’était ni bibliomane ni simple amateur de reliures (que Bergamotte et autres bibliopégomanes m’excusent) ; il fut d’ailleurs l’auteur d’un Dictionnaire étymologique latin et espagnol, Leipzig, 1867.

Malgré l’indication qu’il faisait frapper sur les plats de ses ouvrages (J. Gomez de la Cortina et amicorum, c’est-à-dire, « appartenant à J. Gomez de La Cortina et à ses amis »), jamais il ne prêtait ses ouvrages : mais n’est-ce pas à cela qu’on reconnaît le vrai bibliophile (cf. le Ite ad vendentes ! de Scaliger et toutes les anecdotes que répètent à l’envi les manuels de bibliophilie).
En dehors de ses livres, le loisir essentiel de ce célibataire endurci consistait en des discussions philologiques, tous les soirs, avec ses amis ; il détestait ne pas avoir le dernier mot, et son caractère passait, en vérité, pour difficile (serait-ce une autre caractéristique des bibliophiles ? Brunet, Quérard – certes bibliographes avant tout – avaient un caractère insupportable. Ce n’est pourtant pas l’impression que donne ce site !).

Malgré tous ces mérites, c’est pour sa mort, frappante il est vrai, et survenue en 1868, que l’on connaît surtout le marquis de Morante : il est en effet décédé en tombant du haut de l’échelle de sa bibliothèque (et non sous le poids de ses livres, comme on le dit trop souvent, et comme je l’ai moi-même honteusement prétendu au début de cet article, pour appâter le lecteur !), rejoignant en cela d’autres amateurs de livres.

L’essentiel de sa bibliothèque fut acquise et reliée en France ; c’est là aussi qu’elle fut dispersée, le catalogue ayant été réalisée par Paul Lacroix, alias le Bibliophile Jacob. Étant donné la masse de cette bibliothèque – dont une petite partie est maintenant entreposée à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm – il n’est pas difficile de trouver aujourd’hui quelques exemplaires dans le commerce, à condition de ne pas viser, bien sûr, une édition aldine reliée en plein maroquin bleu par Lortic, revêtue de la griffe d’Alde Manucce et agrémentée de quelques annotations d’Érasme…

Pour conclure, voici trois exemplaires qui m’ont fait particulièrement rêver quand j’ai parcouru les pages du seul premier volume du catalogue de vente réalisé par le Bibliophile Jacob – même si ce ne sont sans doute pas, objectivement, les plus précieux :

N° 774 : Horace Poemata – Paris, ex. off. Rob. Stephani, 1544 – in-8, mar. r., dent. int., tr. dor., avec notes manuscrites originales de Robert Estienne (Lortic)

N° 1488 : Scaliger (Joseph) Opus de emendatione temporum – Leyde, Plantin, 1598 – in-fol., mar. r., fil. tr. dor., aux armes de J.-A. de Thou, avec deux lignes autographes de J. Scaliger

N° 1616 : Tacite Opera omnia quæ extant. Iust. Lipsius denuo castigavit et recensuit – Lyon, Ant. Gryphe, 1584 – in-12, mar. r., comp. doré en plein lis, et marguerites sur les plats, tr. dor., aux armes de Marguerite de Valois, dite la Reine Margot (Clovis Ève)

Merci beaucoup Guillaume,

H

Bibliographie sommaire (plus de références dans l’ouvrage de P. Hummel) :

Fr.-A. Barbieri, « Notice biographique sur D. Joach. Gomez de La Cortina, marquis de Morante », dans Catalogue de la bibliothèque de feu M. le marquis de Morante, ancien recteur de l’Université de Madrid, sénateur du Royaume d’Espagne – Paris, Bachelin-Deflorenne, 1872 – vol. I, p. III-XVII

J. Gomez de la Cortina, Catalogus librorum doctoris D., Joach. Gomez de la Cortina, marquis de Morante, qui in ædibus suis extant – Madrid, Dusebius Aguado, 1845-1870 – 8 vol. in-4 + 1 vol. de suppléments

J. Guigard, Nouvel armorial du bibliophile. Guide de l’amateur des livres armoriés – Paris, E. Rondeau, 1890 – t. II, p. 372-375

P. Hummel, Regards sur les études classiques au XIXe siècle : le fonds Morante de l’É.N.S. – Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1990 – 259 p.

Photographie : Quicherat (Louis, Marie) Vocabulaire des noms géographiques, mythologiques et historiques de la langue latine – Paris, Hachette, 1846 – Gr. in-8, pl. v. fauve glacé, double fil. droit sur les pl., dos lisse à fil. dor., aux armes sur les deux pl. de J. Gomez de la Cortina et amicorum, avec sa devise Fallitur hora legendo, VIII-176 p.

Description des armes de J. Gomez de La Cortina, empruntée à Guigard : « Coupé d’un et parti de 3, ce qui fait 8 quartiers : au premier, d’argent, à 3 fasces de gueules, à la bordure de sinople, chargée de 8 sautoirs d’argent, 3 en chef, 2 aux flancs et 3 en pointe ; au second, de sinople, à une cotice et un filet d’argent en bordure, accompagné de 2 croix vergetées du même, 1 en chef et 1 en pointe ; au trois, de gueules, au pélican de sinople en sa piété, à la bordure componée de sinople et d’azur ; au quatre, de même que le 2 ; au cinq, de gueules, à 3 fleurs de lis en fasce, une tour d’argent maçonnée de sable et donjonnée du même, en chef une cannette d’or repose sur une placette du même ; au six, de sinople à 5 étoiles d’argent, 2, 1 et 2 ; au sept, de même qu’au 1 ; au huit et dernier, coupé : au 1, d’azur à 1 tour d’argent surmontée de 3 étoiles du même mise en fasces ; au 2, de sinople, au taureau d’argent »

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