Un conte de Noël pour bibliophiles, ou plutôt un conte de Nono: On est jamais trop Proudhon, Nono, experts et jeunes dentelles… Seconde partie.

Amis Bibliophiles bonjour,

C’est donc sans me poser plus de questions sur son devenir mental, et je tiens à le signaler, au risque du mien, que j’eu recours à elle.

– Célia, ce n’est pas possible. J’ai besoin de vous.
– Alors ce qui n’est pas possible, c’est que vous ayez besoin de moi. J’ai un travail à rendre qui me bloque tout le week-end et je suis charrette pour les six semaines à venir.
– Je ne vous demande pas grand’chose, à peine une heure de votre temps. Je ne peux rendre comme ça le pseudo-Rimbaud à son propriétaire. En tout cas pas tout seul. Il me faut un alibi.
– Et pourquoi donc ?
– Vous ne connaissez pas l’homme, c’est une bête.
– Je croyais que vous fréquentiez le premier ministre ?
– Lequel ? Je les connais tous.
– Le nouveau, celui qui est grand et beau et qui fait de la boxe.
– Edouard ? Quel rapport ?
– N »avez-vous pas raconté à Olga que vous fréquentiez le même club ? Que vous l’aviez dérouillé, le mot est bien de vous, et que depuis vous étiez copains comme cochon, expression qui vous appartient tout autant.
– Je lui aurais raconté ça ?
– Je dirais – au moins – tout ça.
– Célia, je vous parle de mon intégrité physique.
– Mais justement.
– Justement quoi ?
– J’aurais pensé qu’un homme paré de toute les vertus viriles, à tu-et-à-toi avec les plus hautes sphères de l’état et pratiquant le Noble-Art pugilistique avec brio, ne devrait pas avoir besoin du concours d’une jeune étudiante toute aussi frêle que désargentée.
Avec Célia, l’argent n’est jamais loin. Je ne sais pas si elle joue aux courses, si elle se drogue ou si elle multiplie les amants mais si je dois me justifier d’un « Avertissement au lecteur », alors le voici : Sois prévenu, Ô lecteur averti, que Baal-Mammon a depuis longtemps posé la main sur elle.
– Célia, c’est à côté de chez vous, à Max Dormoy.
– C’est à l’autre bout de la ville.
– Justement, je vous paye le taxi, aller et retour. En une heure c’est bouclé et vous serez de retour chez vous.
– Et qu’est-ce que vous attendez de moi ?
– Vous parlerez à ma place et surtout pas un mot sur vos catalogues d’expo. Vous direz que vous étiez intriguée, qu’il vous a fallu pousser plus loin vos analyses, qu’elles ont été longues et auraient pu être couteuses, etc, etc… J’ai besoin qu’il m’oublie dans cette histoire.
– Et sinon ?
– Et sinon, il m’en reparlera à chaque fois qu’il me verra. Ça fera du tort à ma réputation. De plus il ne me confiera plus jamais rien.
– Votre réputation ? Mais qu’entendez-vous par là ?
– Céliaaaa !!!
– Et ce serait pour quand ?
– Disons la semaine prochaine, le jour que vous voulez.

Certaines semaines, il m’arrive de confondre les jours de mes rendez-vous.
Plus particulièrement quand un sentiment de grande vacuité m’envahit, parce que tout me parait dépeuplé because un seul être me manque.
L’être en question s’appelait Olivia.
Elle venait d’apparaître au firmament de la grande cosmogonie des conservatrices en gestation, à égale distance des constellations de la Vierge et du Centaure. Et si l’étoile du berger est la plus brillante du ciel, la sienne brillait fort pour moi qui, gardien de troupeaux de stagiaires, suis le pasteur de leurs destinées.
J’avais découvert des qualités rares chez cette jeune personne comme le respect de certaines traditions qui réchauffaient mes vieux os. Notamment celle pour les parisiennes de s’habiller de jupes plus transparentes les unes que les autres aux premiers beaux jours et que rien de tel qu’une terrasse de café bien orientée pour en apprendre plus elles.
J’en étais là de mes soupirations quand le téléphone sonna.
– Livres & Autographes, Registered TM… Bonjour !
– C’est vot’ bon Nèg’ Missié.
– Pardon ?!?
– Vot bon Nèg’ qui écrit vos fiches.
Je savais Célia féministe mais je l’aurais cru incapable de plaisanteries racistes.
– Ah, Célia ! Justement je pensais à vous. Visiblement et j’en suis content pour vous, vous êtes débordée de travail. Il devient urgent de trouver quelqu’un pour vous seconder.
– Et à qui pensez-vous ? A Olivia peut-être ?
J’aurais aimé que Jean-Paul Sartre ne se contente pas d’annoncer qu’il ne faut pas désespérer Billancourt; il aurait pu me citer à mon tour.
– Qui ça ?
– Dites- moi, maître, qu’est-ce que vous faites ? On vous attend.
– Vous m’attendez, Célia ? Rappelez-moi ce que vous attendez de moi ?
– Mais votre présence, pour une fois… Nous avions rendez-vous chez votre ami, monsieur Nono, pour lui rapporter vous savez quoi.
– Nono ?!? Non de Dieu ! On est déjà mercredi ?
– Ah, non… On est déjà jeudi et c’est aujourd’hui que nous avons rendez-vous. Nous sommes d’ailleurs en retard. Enfin vous, pas moi.
– Je suis là dans vingt minutes. Il y a un café juste au coin. Installez-vous et attendez-moi.
– Mais j’y suis déjà. C’est pour ça que je dis « On » vous attend.
– Au café ?
– Non, chez monsieur Nono. Je suis montée directement. Vous aviez dit que vous viendriez en avance.
– Chez Nono ?
– Mais oui… Je ne savais pas que vous aviez des amis si charmants. Vous me surprenez… en bien, je veux dire.
– Mais ou êtes-vous à la fin ?
– 73 Max Dormoy, Paris 18.
Elle avait bien dit charmant ? Elle avait dû se tromper d’étage.
– Célia, vous êtes avec qui ?
– Avec monsieur Nono.
– Vous êtes chez Nono ? Vous êtes seule ?
– Mais non puisque je suis avec lui.
– J’ai bien compris mais je vous demande s’il y a quelqu’un avec vous ?
– Nobody, mon bon maître, juste lui et moi.

Je comprenais mieux encore. La pauvresse n’osait parler, mais le ton de sa voix, enjouée… certainement pour masquer son effroi; l’usage du mot « charmant »… quand il s’agissait de Nono; son insistance à me faire comprendre qu’elle se retrouvait seul avec lui…
Il me fallait encore une fois enfiler quinze kilos d’armure chromée; coiffer le heaume, trois kilos bien comptés et empaumer l’écu cinq kilos accusés; ceindre ma colichemarde, deux kilos en Tolède damasquiné; saisir et porter haut mon gonfalon, sept kilos de frêne et d’acier trempé, sans compter le poids de l’oriflamme cousu au signe du Christ-Roi et non plus les sous-vêtements réglementairement d’époque en grosse laine matelassée.
Quant au format maousse du dragon qu’il me fallait trucider, j’en faisais mon affaire. Rien n’interdit d’être vaillant chevalier et aussi rusé que Viviane la fée.
– Célia, écoutez-moi attentivement. Vous allez le plus discrètement possible vous rapprocher de l’entrée. L’avez-vous entendu la verrouiller ?
– S’il a tiré le verrou ? Je ne sais pas, je vais lui demander… Monsieur Nono est-ce que votre porte d’entrée est verrouillée ?
Voyez-vous, quand vous secourez veuves, orphelins et stagiaires en détresse, vous vous coltinez pas loin de quarante kilos de matériel ignifugé. Dans ces conditions, il est assez navrant de constater l’incroyable légèreté de ces dernières. Cela avant même que vous ayez eu le temps de vous éponger le front et de crier Montjoie-Saint-Denis. Quarante kilos, c’est par rien.
– Jamais Mam’zelle Célia. Comme les tipis des indiens. Quand je suis chez moi, je mets jamais le verrou. C’est qui, qui demande ?
– C’est mon patron.
– Ben, dites-lui de se magner. En république l’exactitude est la politesse de tout le monde, même des traine-savates.
– Comme vous êtes dur, monsieur Nono…
– Que voulez-vous, mamz’elle Célia. La trique, y’a que ça qui marche avec ce genre bourricot.
– La trique, monsieur Nono ?
Je n’en croyais pas mes oreilles.
– Célia, que se passe-t-il ? Ne vous laissez pas faire !
– Que voulez-vous qu’il se passe ? On boit un verre en vous attendant; du Brouilly, c’est excellent.
– Il vous a drogué ?!?
– Ah ben ça, je sais pas non plus. Attendez, je vais lui demander.
– Laissez mademoiselle Célia, je vais lui parler… Alors le père, qu’est-ce que tu branles ?
Nous sommes tous le fruit de nos enfances malheureuses. Et quand Nono vous appelle « le père », Freud vous promet un retour de mandales.
– J’arrive, mon Nono, j’arrive. Je suis chez toi dans le quart d’heure qui suit.
– Ben, tu fais bien. J’ai quelque chose que j’hésitais à te montrer. C’est mamz’elle Célia qui m’a convaincu. Tu pourras la remercier.

Au 73 Max Dormoy, je grimpais les étages au galop.
Si j’étais rassuré sur le caractère incomestible du petit chaperon rouge qui me servait de stagiaire, je l’étais moins sur le résultat d’un tête-à-tête entre elle et Nono quant aux opinions pouvant s’exprimer sur mon propre compte à l’issue d’une telle réunion.
La porte était ouverte.
J’entendais le bruit d’une conversation.
Des rires, celui de Célia et aussi des barrissements suivis de quintes de toux en cascade, manière pour Nono de restituer ce qui fait le propre de l’homme.

Le tableau qui s’offrait à moi aurait édifié les grands Dominicains de l’inquisition d’Espagne. Dans les fumées de souffre qui s’en dégageaient, ils auraient reconnu les volutes nacrées des pires perversions.
Croyez-moi ou ne me croyez pas, ma doctorante épouillait le roi Kong, retirant un à un les débris de tabac qui parsemaient ordinairement sa barbe. Celle-ci par ailleurs sinistrée d’écobuages répétés, Nono se cramant régulièrement les poils lorsqu’il rallumait ses mégots.
– Vous devriez moins fumer, monsieur Nono.
– Que voulez-vous mam’zelle Célia, à mon âge il ne me reste plus beaucoup de satisfactions. Faites-moi la grâce de celle-ci.
La belle et la bête s’unissaient devant moi et j’en étais à imaginer le croisement d’un lévrier femelle et d’un bull-mastiff quand Nono m’aperçut.
– Alors, le père, tu entres ou tu sors ?
– Me voici mon Nono, me voici !
– T’as fait quoi, tu t’es perdu en chemin ?
– C’était bouché tout du long en venant. Mais je suis là… Pour le Rimbaud, Célia t’a expliqué ?
– Expliqué quoi ? Que t’es une vraie bille et qu’il t’a fallu toute une année pour confirmer ce que j’avais dit d’entrée, comme quoi c’était pas bon ?
– Je crois pas que t’aies jamais dit cela.
– Comment ça que je l’ai pas dit… Un peu que je l’ai dit… D’ailleurs même un enfant ne s’y serait pas laissé prendre. N’est-ce pas Mam’zelle Célia ?
– Je suis bien d’accord avec vous, monsieur Nono.
– Tu vois !

Je voyais surtout que ces deux-là s’étaient entendus sur mon dos…
Aussi me préparais-je à tourner les talons tout en leur transmettant mes meilleures civilités.
Cependant je remarquais une sorte de paquet posé bien en vue sur la table.
On l’avait entièrement dégagée et Dieu sait qu’une table chez Nono est par destination encombrée de cendriers tous débordants et couvant d’entêtantes fumigations, de verres plus ou moins vides, certains renversés, d’autres en attente de l’être, de bouteilles débouchées prêtes à les rejoindre à l’horizontale, d’assiettes montées en édifices instables, heureusement cimentées par les reliefs stratifiés de repas antérieurs. Chose que je n’aurais jamais soupçonnée, cette table se couvrait d’une nappe à l’italienne, de carreaux rouges et supposés blancs.
Je m’avisais d’autre part que Célia pianotait du bout de ses doigts sur ce paquet. Je connais suffisamment mes stagiaires pour ne pas reconnaître les signaux corporels qu’elles envoient à la face du monde. Il me parait inutile de vous préciser qu’ils sont aussi confus que ceux d’un sémaphore ivre et plus particulièrement dans les périodes ou la proximité de la lune se conjugue aux flux des marées.

Quand Célia joue du Chostakovitch sur le tambour de son impatience, je sais qu’il se prépare des événements absolument regrettables.
La dernier en date étant de m’avoir fait perdre 4000 baluchettes sur un tocard 19eme de dernière bourre. Et si je ne savais pas qui était ce monsieur au moment de ma dépense, j’avais désormais le reste de mes jours pour l’apprendre.
Nous serons alors deux à le savoir : Célia et Moi.
Maintenant Célia vous dira que quand elle parle de valeur, il ne s’agit jamais, au grand jamais, de valeur vénale et que je ne suis pas censé écouter ses conversations téléphoniques; surtout quand elle prend la communication dans le couloir.

Je dis une sorte de paquet parce que cela aurait pu être une enveloppe de papier Kraft.
C’en était d’ailleurs une, au format in-folio, doublée par une seconde, l’une recouvrant partiellement l’autre. Maintenues ensemble par des bouts de scotch desséchés et jaunis, elles étaient encore ficelées en croix par une cordelette de chanvre ancien. Au centre, scotché de même, un bristol avec l’inscription « Lettres de Proudhon à ses éditeurs » suivi de la mention « A.P.G. – 6 rue des saints-pères » et encore sur l’enveloppe elle-même, d’une encre différente et d’une autre main « 90 lettres du 22 juin 1848 au 3 novembre 1864 ».


Proudhon… Proudhon… Le Ro-Man-Tisme…
Je comprenais mieux le martèlement de la doctorante perfide. Elle se voyait déjà à ma place; écrire la fiche en lieu et fonction de moi-même.
Et puis quoi encore ?
Les honneur du catalogue peut-être ? Une pleine page quadrichrome et trois autres de texte à double-colonne… Un article dans la Gazette-Drouot pendant qu’on y est ?
Mais pourquoi, me direz-vous, ne pas laisser sa chance à la jeunesse ? Après tout Célia était dans son domaine; juste aux frontières du sujet de sa thèse.
Mais justement, justement, lecteur innocent.
Si nous sommes d’accord sur les bienfaits de l’expertise et d’ailleurs nous le sommes, vrai n’est-il pas ? Notre but est de vendre au prix le plus fort la chose décrite et de faire en sorte que cette description soit suffisamment générale, tout en n’étant pas trop approximative, pour ne pas se reprendre le lot dans la gueule au cours des dix années qui suivent.
Tout le reste n’est que fioritures et baratin.
Passer la main à Célia nous précipiterait dans des descriptions improbables, certes réjouissantes pour des petits hommes verts mais absolument hermétiques pour les terriens que nous sommes.
Bien sûr il n’y aurait aucune introduction et absolument pas de conclusion. Alors qu’il faut enfoncer à coup de maillet dans le crane de l’acheteur que le lot décrit lui manque absolument et qu’un collectionneur digne de ce nom ne saurait continuer à vivre en s’en passant. Au final, une fiche indigeste avec des entre-parenthèses, des entre-crochet et des renvois en bas de page; autant de signes obscurs compliqués encore par des glose en marges ou, je l’imagine, elle doit ad absurdum, commenter ses propres commentaires.

Imaginez l’anarchie consécutive à une telle représentation.
Imaginez un vol de corneilles noires, jacassantes et thèsées, s’abattant sur Drouot.
Imaginez une réunion de conservateurs tous plus désargentés les uns que les autres se chicanant les poux du crane pendant les heures d’exposition.
Imaginez nos illustrissimes ténors des enchères s’embourber le marteau dans des considérations sur le néo-gothique quand sorti de quelques reliures à la cathédrales estampillées Simier, il n’y a pas un rond à se faire dans cette spécialité.
Imaginez le règne d’un romantisme qui se qualifie lui-même de frénétique.
Imaginez Petrus Borel en valeur de cotation.
Imaginez les ténèbres.

Je ne la connaissais que trop la bougresse et les poupées russes de ses obsessions.
De Proudhon on allait passer à Matthew G. Lewis, de Lewis à Victor Hugo et de Hugo à Juliette Drouet. Pour terminer par Laure Déveria oubliée de tout le monde et qui pourrait, sans conséquence aucune pour personne le rester. Tout cela pour nous placer, à défaut d’une conclusion, un couplet ou plutôt un ritournelle, saluant je ne sais quel idéal féminisant issu de cervelles visiblement enflammées, peut-être par des flux incontrôlés d’œstrogènes dopés au Taillefine sans gluten.
Pas de ça Lisette, pensais-je tout en me saisissant du paquet.
Il se passa alors eux choses.
Tout d’abord Célia ne lâcha pas prise et dans le même temps une glaciation genre quaternaire s’installa entre elle et moi. Cependant si l’insoumise se pétrifiait en bloc de glace, ses yeux lançaient des éclairs ce qui peut paraître contradictoire mais est-ce ainsi que je le vécus.
– Et bien Célia, il ne reste plus qu’à l’ouvrir.
– Je m’en occupe répondit l’iceberg.
Sur le moment j’aurais dû réagir, peut-être gentiment rappeler la respect et la retenue que doit manifester la stagiaire quand elle s’adresse au maître; plus surement réaffirmer mes prérogatives régaliennes et par exemple celle de savoir qui rédige et signe le rapport de stage.
Mais je me retins car dans le registre papillon du chaos, je me jugeais incapable de prédire le battements d’ailes de ma doctorante. Elle était capable de pleurer, pire s’époumoner dans le sifflet à roulette qu’elle extirpait de son corsage quand il lui arrivait de s’aventurer nuitamment sur le parvis de la Bibliothèque François Mitterrand. Il s’y trouvait parait-il une sorte de cour des miracles de chercheurs en attente de cartes de lecteur, c’est à dire rupture de ban. Célia leur déposait régulièrement des soucoupes avec un peu de pain trempé de lait. Mais elle restait sur ses gardes; d’où le sifflet.

D’ailleurs il était trop tard.
Apres avoir enfilé une paire de fin coton blanc, Célia s’était emparées des deux aiguilles qui retenaient son chignon. Elle dénouait comme en les détricotant les ficelles qui fermaient le paquet.
Bien sûr il y avait une sorte de bénignité Botticellienne dans la figure qu’elle formait, cheveux défaits, penchée sur son ouvrage, à contre-jour d’une fenêtre doucement teintée d’orange par les lueurs des chichas de Barbes.
Visiblement le Nono n’y était pas insensible. Sa lippe s’arrondissait en une mimique attendrie et une sorte de feulement s’échappait de ses bronches.
Le matou monstrueux ronronnait.

Pourtant il me fallait réagir. Écraser le prolo dans l’œuf, comme il se dit dans nos industries juste avant qu’elles ne se délocalisent dans l’hémisphère opposé.
– Vous savez Célia, je crains que ce document ne soit pas nous.
– Et pourquoi donc ?

– Voyez-vous, nous travaillons en équipe. L’étude voudra certainement confier cette correspondance à l’expert en dessin. Celui avec lequel vous vous entendez si bien… D’ailleurs je ne vois aucune objection à ce que vous collaboriez avec lui pour ce lot. Un peu comme un travailleur détaché, voyez-vous.
– Je ne vous suis pas.
– Enfin Célia nous sommes en dette de deux incunables et d’une description de l’Égypte. Il faut savoir renvoyer l’ascenseur. Roux-Combaluzier, vous connaissez ?
– Je ne vous suis toujours pas maiiitre…
– Célia, vous savez que je suis un homme à principe. Fidèle notamment.
– Vous avez effectivement des cartes Carrefour et Leclerc.
– Voyons Célia, vous savez que je suis le premier à reconnaître vos prometteuses capacités. Mais ce lot n’a pas sa place dans une vente de livres. Il nous manquera la clientèle des amateurs de dessin. D’ailleurs si, à dieu ne plaise, l’état se portait acquéreur, ou croyez-vous qu’il classerait ces écrits. Au département des dessins ou celui des manuscrits ? Celui des dessins, convenez-en.
– Ne vous inquiétez pas Mam’zelle Célia. C’est moi qui décide !
– Je m’inquiète pas Mr. Nono, mais je ne vois pas où mon patron veut en venir.
– C’est vrai ça, ou que tu veux en venir l’ami ?
– Je veux en venir au fait que Proudhon est une figure de la période romantique. Peintre et dessinateur, graveur aussi à ses heures, ce que beaucoup ignorent.
– Pensez-vous ! Trouvez-moi un peintre de cette période qui ne se soit pas essayé à l’eau-forte ou au burin.
J’aurais bien expliqué à Célia que j’ai un peu de mal à citer Saint-Augustin au détour de chacune de mes phrases, alors je fais ce que je peux pour paraître savant. Mais je ne pense pas que l’assemblée aurait reçu avec bonheur cette communication. Je reprenais donc.
– Comme tous les Happy-Fews de cette période il se résume aujourd’hui à quelques icones pour le commun du public…
Célia restait coite, paraissant attendre la suite. Je poussais donc mon avantage.
-…Croyez bien que mon vœu le plus cher est de vous voir, à l’instar d’un cavalier du Poney-express, enfourcher successivement Mathiew Lewis et Victor Hugo pour galoper jusqu’au bout de vos raisonnements. Mais votre jeunesse ne vous a pas prémuni contre l’attristante acculturation de l’époque que nous vivons. Que croyez-vous que les français connaissent aujourd’hui de Proudhon ? Au mieux la figure du moine embrassant la noyée au bord de l’océan. La clientèle est celle des amateurs de dessin, soyez-en sure. Nos bibliophiles passeront à coté….
L’expression de Célia devint pour ainsi rieuse. Il me fallait mettre les points sur les i..
– Tenez, Ingres par exemple, il est plus connu que Proudhon, non ? Alors prenez le premier pékin qui passe, il hésitera à vous répondre s’il s’agit d’un violon, d’un cochon ou d’un artiste-peintre…
– D’Inde mon bon maitre. Le violon est d’Ingres et le cochon est d’Inde.
Il n’y avait vraiment rien à tirer de cette bougresse. Aussi continuais-je en me tournant vers Nono.
-… Il est évident que cette erreur de destination présente un risque. Celui de voir un marchand, de dessin bien évidement, de ceux qui rodent quotidiennement à Drouot, renifler un trou dans cette vente, tenter sa chance et faire une culbute sur le dos de notre ami Nono.
Si ce dernier émit un long grognement augurant du sort qu’il réservait à tout individu s’aventurant à jouer à saute-mouton sur l’échine de son portefeuille, Célia continua ses minaudages.
– Je ne comprends pas.
– L’exemple vous parait mal choisi ? Le moine et la noyée parlent pourtant à tout le monde.
De rieuse son expression devint moqueuse quoi qu’il m’en coute de le dire.
– Mais elle n’est pas noyée. Il la ranime.
– Ah bon, je n’aurais pas cru. Je dois un peu mélanger le Moine et le jeune Werther.
– Il s’appelle Ambrosio.
– Werther ? Ça aussi je l’ignorais. Drôle de nom pour un trépassé germanophone… Il y a un rapport avec cette banque italienne qui suicidait indifféremment francs-maçons et cardinaux ?
– Non, c’est le moine de Lewis qui s’appelle Ambrosio… Quant à la banque dont vous parlez ce doit être Ambrosiano.
– Comme vous êtes instruite Mam’zelle Célia !
– Je suis le premier à le reconnaître mon cher Nono. Cependant la démonstration est faite. Si moi-même, pourtant expert agréé…
– la dernière fois que je t’ai vu, c’est vrai que ça va bien faire un an maintenant, tu te vantais que t’étais expert auto-proclamé.
Si Nono m’interrompait à tout bout de champ, on n’allait pas s’en sortir.
-… si moi, je fais cette confusion, imaginez celle du grand public.
– Alors, me reprit Célia, si on doit parler de confusion, permettez-moi de débroussailler quelques notions. A commencer par une qui me tient à cœur, Prud’hon n’a jamais illustré The Monk ni aucune des œuvres de Lewis.
– Oui bon, c’est quand même la référence. D’après l’œuvre de Lewis, dirais-je à votre place.
– Mais pas du tout. La gravure dont vous parlez sert aux Amours de Phrosine et Mélidore.
– Vous me la bayez belle. Et joignant le geste à l’homonymie, je n’étouffais pas un long bâillement.

Je ne sais pas si dans une autre vie vous êtes retrouvé dans la situation de la coquille que l’on introduit dans un casse-noix; en tout cas j’eus cette sensation quand je sentis un pouce et un index préhistoriques se renfermer sur ma nuque…
– Sois poli. On met la main devant sa bouche quand on baille.. surtout devant une dame.
– Un grand merci, monsieur Nono.
– Je vous en prie Mam’zelle Célia. Comment disiez-vous Mélidore et… ?
– Phrosine et Mélidore in L’Art d’Aimer de Pierre-Joseph Bernard dit Gentil-Bernard…
– Phro-si–neu et Mé-li-do-reu… Comme c’est beau.
Et voilà l’autre tonneau qui nous rejouait monsieur Jourdain. Dans cinq minutes il s’apercevrait qu’on peut faire de la prose sans le savoir.
– Vous dites qu’à la fin un moine ranime la jeune fille ? Il devait être vraiment gentil ce monsieur Bernard.
-. Ce n’est pas vraiment un moine, monsieur Nono. C’est un ermite, d’autant plus ermite qu’il est amoureux de la belle. Il la sauve et pardonne à son frère qui venait tout juste de manquer la noyer.
– Comme c’est horrible, mam’zelle Célia. Mais voilà un homme selon mon cœur. Je vous dis pas ce que j’aurais fait au frère. J’espère qu’il l’a bien avoiné…
– L’histoire ne va pas jusque-là. Par contre je suis ravie de vous apprendre que le moine de Lewis qui était un vrai méchant a été précipité du haut des rochers de la Serria Morena dans les abîmes de l’enfer. Un dénouement emblématique du roman gothique.
J’aurais bien demandé à la péronnelle ce qu’on en avait à braire que ce soit en Haute-Tarentaise ou en basse vallée d’Auge que l’autre tafiole ait joué les hommes volants. Mais on se serait écarté du sujet et surtout, le Nono n’avait pas relâché sa prise.
– Très bien Célia. Nous l’inclurons dans la prochaine vente. Vous assurerez la description et moi le commentaire. On inscrira « Avec la participation de » et votre nom.
La pression sur mon cou s’intensifia.
– « En collaboration » alors…
Les pinces atteignirent mon bulbe rachidien.
– « Fiche rédigée par… », je peux pas faire mieux. Et je vous laisse le soin de tout, la description comme le commentaire.
– Quant à m’envoyer tout le boulot, je ne vois rien qui change et pour l’attribution, le « En collaboration m’ira très bien ». Après tout c’est vous l’expert.
– Trop aimable…
– Cependant je ne suis toujours pas certaine de savoir de quoi vous parlez.
Nono me regarda comme on regarde l’auteur d’une contrepèterie à un enterrement.
– C’est vrai ça, on est jamais de sûr de rien avec lui… de quoi tu causes ?
– Ben, de ça dis-je en désignant le paquet posé sur la table.
– C’est bien ce que je craignais, dit alors Célia.

Deux éclats sonores remplirent soudainement la pièce, c’était des rires.
Celui de Célia jaillissait de derrière le paravent de sa main et ricochait aux angles du plafond; celui de Nono venait du fond de sa gorge, faisait trembler le plancher et renseignait généreusement le public sur les dépôts alimentaires comblant ses interstices dentaires.

Bien sûr il y a des gens dont il ne faut rien attendre, en tout cas jamais ce qu’on serait en droit d’attendre d’eux; et certes pas une once de reconnaissance quant aux bienfaits dont ils vous sont redevables.
Je le savais pour Célia, je le découvrais chez Nono.
Voyez-donc cet homme, si d’humain il s’agit bien, homme dont le seul titre de gloire avant de me connaitre, était d’avoir déballé, une fois une seule, au pied de la Grande roue des Tuileries; homme que j’ai translaté de la foire au jambon de Vincennes à la Biennale du Grand Palais, homme qui, par le biais d’ouvrages à moi confiés, avait connu la TEFAF de Maastricht et les fumoirs du cercle Grolier, homme enfin dont j’avais évoqué les initiales du nom devant les actionnaires de la Pierpont Morgan Library.
Mais il doit y avoir une justice parce qu’il s’en étouffait de son rire le molossoïde.
Célia et moi nous retrouvâmes à lui taper dans le dos; certes moi plus fort qu’elle. Ce que le Nono me rendit aussitôt ses moyens revenus. D’une claque entre les deux omoplates il m’expédia à l’autre bout de la pièce.

Alors que je massais mes os et que Nono terminait de cracher ses viscosités, j’appris de la peu charitable Célia, qu’il y avait maldonne, que le Proudhon du paquet n’était pas le Prud’hon que je pensais. L’un se prénommait Pierre-Joseph et l’autre Pierre-Paul, que le nom du premier s’écrivait d’un seul tenant et avec un « o » alors que celui du second portait une apostrophe et pas de « o »; que celui qui nous intéressait, Pierre-Joseph n’avait rien à voir, ou alors de très loin, avec le courant romantique.

Je vérifiais illico sur mon téléphone.
La traîtresse avait raison.
Si j’en croyais mon Wikipédia, ce personnage avait été le premier à s’être revendiqué anarchiste et à l’avoir mis par écrit; ce qui est positivement absurde à une époque où la police invoquait à coups de canne plombée les mânes de Fouché en début de chaque interrogatoire. On devait à Pierre-Joseph des roman ouvriers comme La philosophie de la misère ou Qu’est-ce que la propriété ?, et même, bien avant Jules Verne, des ouvrages de science-fiction dont un désopilant Les Femmes dans les temps modernes. On lui attribuait en outre une polémique avec Napoléon III, une autre avec Karl Marx et encore une autre avec le Saint-Père; preuve s’il en est de l’impossibilité à trouver une destination commerciale à l’individu.
D’entrée, je ne voyais guère d’autre client que la conservation du patrimoine et il ne fallait pas être grand’clerc pour imaginer le budget de la bibliothèque municipale de Besançon.

Je me désintéressais aussitôt de la question.
Si j’avais disposé de tous mes moyens, j’aurais sommé Sciences-Po et la rue d’Ulm de m’envoyer un bataillon de stagiaires de préférence fraîches et de première année. J’aurais fait suer sang et eau, ces gentes personnes pour essorer les mémoires qu’elles m’auraient produits et m’en distiller une fiche belle et bonne.
Et à défaut d’une enchère à plusieurs zéros nous aurions au moins bénéficié, elles de mes prévenances et moi de leur gracieusetés.

Cependant il me fallait prévoir l’avenir.
Surtout garder en tête que le Département Livres Anciens et Modernes de l’étude n’était qu’une vue de l’esprit et que rue Grange-Batelière, une double file d’experts et de spécialistes au chômage s’étirait chaque matin sur chacun des trottoirs.
Aussi je prédisais une catastrophe.
Mais, quels que furent les efforts que je déployais pour l’empêcher, personne ne voulut m’écouter.
Comme Cassandre, je me retrouvais seul, drapé de ma seule lucidité.
Il ne fallait rien attendre du commissaire-priseur que j’avais suffisamment tanné à force de lui réclamer des stagiaires. Pas moyen de lui raconter aujourd’hui que l’inconséquence de l’une d’entre elles risquait de plomber son bilan annuel.
Le comptable ne paraissait guère plus utile, alors qu’il aurait dû pointer le peu de rentabilité de l’affaire. La simple addition d’un encart gazette et d’une séance photo particulière auraient normalement dû dérégler sa calculette. Mais depuis quelque temps, il me dévisageait d’une mine suspicieuse, avait cadenassé tous les tiroirs de son bureau et ne délivrait de tickets-restaurants que dûment numérotés et pointés sur un cahier Ad-hoc.

Il me restait un dernier rempart, la graphiste.
Célia pouvait tartiner toutes les longueurs de fiche qu’elle voulait, encore fallait-il qu’il y ait de la place dans le catalogue. J’avais donc transmis un carton servant à bloquer la description, du Proudhon sur un nombre de pages définies. Il se limitait à un unique feuillet, occupé pour un huitième par le texte et pour les sept autres par une ou plusieurs photos. Quant au texte de calage lui-même il se contentait de la décence d’une formule consacrée « Lorem ipsum vim ut utroque mandamus intellegeba, bla-bla-bla… Ensemble exceptionnel et d’une extrême importance par le premier des anarchistes ».
Et valsez musette.
Quant au caractère redondant de la formule, les esprits chagrins n’avaient qu’à se le mettre sur le compte de la valse.

On vous avertit souvent de l’incidence de certaines forces obscures sur le destin de l’humanité. On vous prévient contre les Francs-Maçons, les Crocodiliens, les Illuminati, mais personne ne vous dit jamais rien sur les courants telluriques qui unissent pour son propre bénéfice une bonne moitié de cette même humanité. Et s’il s’agit de parler de complot, c’est au moins à une conjuration que je dus faire face sans pouvoir comprendre s’il s’agissait au final de complicité féminine suprématiste ou d’une forme de bouderie de la part d’une graphiste que je devrais peut-être, moins solliciter au dernier moment. C’est-à-dire celui du bon-à-tirer fraîchement livré par l’imprimeur. Peut-être une combinaison des deux.
Toujours est-il que la fiche s’étala sur cinq pages entières dont une pleine photographie bord-à-bord.

Pour ce qui concerne la description, je n’avais jamais rien vu de tel.
Voyez-donc à votre tour…
Une demi-page à décrire les enveloppes du paquet, comment elles étaient fermées, ce qui était écrit dessus et qui l’avait écrit. Et, à double-colonne sur les pages suivantes, la description mécanique de chacune des lettres, lieu, date, format et matière du papier employé, pliures et marques postales ou non, en-tête manuscrit ou imprimé reproduit in-extenso et pour certaines d’entre elles, la citation d’un passage choisi.
De commentaire point, même pas la queue d’un.
Et tenez-vous bien, absolument rien sur Proudhon; même pas une date de naissance, ni un clap de fin. Par contre tout, absolument tout sur cet A.P.G., Garnier quant au patronyme et Auguste-Pierre pour les prénoms, ci-devant éditeur, vie, carrière, ascendance et filiation…
Ce n’était plus du Néo-Gothique, c’était du Punk.

Je m’en lavais donc les mains et, afin qu’il n’y ait aucune équivoque passait le micro à ma stagiaire lors de la mise aux enchères.
Que Célia se soit lancée dans une longue péroraison qui aurait pu servir de fondement à un honnête commentaire prouve les contradictions de cette personne, que cette diatribe soit applaudie par la salle témoigne de l’irrationnel des foules et que les enchères se soient envolées à un niveau stratosphérique n’est que le reflet de ce que notre belle langue française, toujours riche en expression appropriées, appelle « la chance du débutant ». Il n’y a donc aucune leçon à tirer de cette combinaison d’éventements aussi peu logiques les uns que les autres, hormis que j’avais senti le vent du boulet.

Au final et trente-cinq jours après l’adjudication Nono se retrouva à peu près riche pour l’année en cours et la suivante. De mon côté je palpais la totalité de mes honoraires, malgré quelques réticences du comptable et certaines remarques peu judicieuses de la graphiste. Les deux paraissant s’accorder sur une certaine équation incluant salaire et peine comme variables d’ajustement. Pour une fois l’affaire fut réglée grâce à Célia, celle-ci refusant, conservation du patrimoine oblige, toute gratification hormis le salaire de son stage soit pas tout à fait un billet de cinq cent.
Je respectais à mon tour les usages en convertissant mes Euros en bonnes paroles et compliments que je redistribuais généreusement à ma doctorante. Quant à elle, Noël approchant, elle poussait fort sa charrue dans les sillons de sa thèse et prévoyait pour ses prochaines vacances un remplacement à la bibliothèque municipale de Besançon.

Finalement les choses ne s’étaient pas trop mal passées.
Au risque de paraître immodeste, j’avoue qu’on parlait dans les couloirs de ma gentillesse naturelle qui aurait permis à une jeune étudiante de connaitre les feux de la rampe. Et, autre sujet de satisfaction, mon cheptel de stagiaires s’augmentait d’une recrue de choix; Olivia venant de s’enrôler pour une période de quatre mois.

J’en étais là de mes réflexions sur la bonne sphéricité du monde quand le téléphone sonna.
– Livres & Autographes, Registered TM… Bonjour !
C’était le gigantosaure…
– Amène toi l’artiste, j’ai quelque chose pour toi !

Ugo

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