Punk bibliophilie à Drouot: fuck, spring break et Marmontel… aux innocents les manettes pleines

Amis Bibliophiles bonjour,

Les étudiants américains ont, nous le savons, leur petit rendez-vous annuel de débauche appelé spring break. Il faut relâcher la pression d’une année difficile et laborieuse, se laisser aller à ses instincts primaires afin d’évacuer les frustrations consécutives à toutes ces contraintes volontairement acceptées. On a tous besoin d’une soupape, c’est humain.

L’auteur au Salon du livre de Francfort

Les libraires aussi. Leur spring break à eux ? Les manettes en salle des ventes. En tant que spectateur, c’est à priori plus terne et moins alléchant :  moins de nichons, moins de concours de t-shirt mouillés, moins de cocktails, moins de jeunes filles avenantes, moins de rock’n’roll…
Résumons : moins de Bukowski et plus de Marmontel.

Libraires français en plein Spring break avant que la saison ne reprenne à Drouot

L’intérêt du spectacle est donc de prime abord plus intellectuel que corporel et immédiat, même si les deux manifestations possèdent un point commun qui saute aux yeux de tous : l’éternelle condition humaine.

Ce billet n’a rien de moqueur, il est plein d’une tendresse réelle. Je possède, c’est certain, plus d’un point commun avec ces libraires-à-manettes et j’envie parfois cette fougue un peu punk-en-mocassins-à-glands qui les pousse dans la fosse, au premier rang de ce concert qui se rejoue toutes les semaines, depuis des années, au théâtre du 9 rue Drouot, et ailleurs.

Acteur principal ou second rôle est un choix de vie qui n’est pas sans conséquences. Le devant de la scène expose toujours aux quolibets et jugements, l’arrière-salle est moins dangereuse, mais qui regarde trop sans agir doit se méfier de la misanthropie qui rôde.

Quoiqu’il puisse en être, il reste bon, je crois, d’assister à une belle session de manettes une fois dans sa vie. Pas de ces petites manettes achetées dédaigneusement quelques poignées d’euros en bayant aux corneilles ô corneille, non, de la vraie, belle, grosse manette, avec un peu de peau de truie et du maroquin, merci.

De la manette d’arsouille, où les cagettes sont fouillées, le contenu déplacé de l’une à l’autre le matin de onze heures à midi, de celles où ils savent, on sait, qu’il y de la marge, et de la grosse. Du fric à se faire et quoi merde, faut bien croûter !
Oui, faut bien.

Les livres sont maltraités : peu importe, les mains qui les touchent, elles, sont pures, car déconnectées du cerveau. Ou l’inverse, je ne sais.

Mais sont-ce réellement encore des livres que ces livres en manettes ? Difficile à dire. A la fois oui, et non. Ils sont ce que ce que le lingot est à la monnaie.  Et puis, qui en voudrait de ces livres ? Dans la salle, personne. Moi je n’y mettrais pas un centime, je les dédaigne et leur valeur marchande m’est inexistante.

Sont-ce encore des libraires qui achètent ces manettes ? Oui et non, ce sont avant tout des hommes et des femmes qui doivent payer laborieusement leurs factures, ou plus légèrement les traites de leur 4×4, selon.

Alors ils font avec ce qu’ils savent faire, on ne s’improvise pas un autre métier foireux, qu’on exercerait sans vergogne, juste pour faire bouillir la casserole en préservant vertueusement celui qu’on aime. Et puis ils sont les derniers à s’intéresser à ces ouvrages délaissés, l’effervescence qui va bientôt entourer ces quelques livres sonnera pour eux comme la plus belle des oraisons.

Attention à bien vous renseigner avant : les plus exceptionnelles parties de manettes se jouent en fin de vente, il faut négliger et rejeter celles qui passent en début, trop facile Monsieur le Commissaire… Non non, on veut de la manette de 17h nous, 17h30 si vous en avez dans le futal, et en nombre, 30/40 strict minimum. Il faut risquer le dépassement, l’engueulade et l’amende sinon ce n’est pas du jeu. On veut voir cette termitière de libraires en fusion, ne faisant qu’un sous une impénétrable carapace de chitine, agglutinés, leurs petites pattes insectoïdes tripotant tout, vociférants, enchérissant, excités et fébriles mais se voulant blasés, plaisantant -toujours les mêmes plaisanteries-, se riant des autres, de tous et de tout, d’eux-mêmes et de cette chienne de vie.
Oh putain ça fait du bien, oui.

« C’était ma manette! »C’est une scène extatique, dont, je crois, ils n’ont plus eux-mêmes vraiment conscience. C’est cet abandon qui est beau, ce lâcher-prise. Face à une manette le libraire laisse entrevoir en public cette part que tous nous cachons au plus grand nombre car il en va ainsi de l’évolution sociale : la bête en nous.

Elle doit être jugulée mais elle sort.

Pour eux elle sort à ce moment là, est-ce un mal ? Elle sort forcément à un endroit ou un autre pour tout le monde. Ca n’en est pas moins pathétique bien entendu, mais personne n’échappe au lot commun alors leur jeter la pierre, certainement pas.

Au surplus, aimerais-je sans l’avouer qu’elle puisse sortir ailleurs, que les livres soient épargnés de la mascarade humaine, un no man’s land… Voilà bien une pensée complètement idiote qui ne me vaut pas mieux qu’un aller simple à Disneyland.

De tout il reste une chose pour laquelle je suis leur éternel débiteur et obligé, chose qui me fait aimer cette comédie de la manette toujours recommencée et me rend affectueux ses acteurs : Quand le spectacle commence, sous mes yeux, à portée de main, d’oreille et de cervelle, me vient une phrase qui me satisfait depuis toujours : « on est dédommagé de la perte de son innocence par celle de ses préjugés ».
Fuck et merci.
X.

9 Commentaires

  1. La première fois que j’ai assisté à ce spectacle, j’ai vraiment halluciné. J’étais certain que les prix montaient pour de la drouille. Le véritable délice, en plus de celui d’assister aux jeux du cirque de l’Antiquité, avait été de constater qu’il y avait encore tant à apprendre de ce milieu, qu’il m’était encore hermétique. Alors je suis allé m’acheter une paire de mocassins à glands.

  2. "le contenu déplacé de l'une à l'autre le matin de onze heures à midi"

    Il y a encore des chose a apprendre…le plus intéressant est ce qui se passe (passait ? cela a peut être disparu avec les savoyards) après midi et avant 14 h…

  3. Denis Diderot parlait bien des manettes :
    "Quand on ne veut pas être faible il faut souvent être ingrat", ou encore, "Lorsque les haines ont éclatés toutes les réconciliations sont fausses" in Principe de politique du souverain
    Je vous rassure, aucune culture mais un bon moteur de recherche ;-))

    Bravo à X pour cette fine et humoristique analyse

    Y

  4. Heureusement, il arrive un temps où les manettes sont trop basses pour nos genoux et notre dos ! On atteint alors l'âge de raison… Billet très bien tourné, bravo. Pierre

  5. Ce blog est toujours intéressant, souvent rafraîchissant, mais cette fois on a un précieux mélange de justesse d'observation, d'humanisme, de sarcasme et de réflexion. J'adore, merci !

    (de qui est la citation finale ?)

  6. J'adore 😉

    Lu dans Gazette Drouot la semaine dernière (?) que deux manettes avaient fait en province plus de 10000 euros chacune. Que contenaient ces deux cartons…?

    Olivier

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