Portrait satirique de bibliophile: M. Laroue, une pointure… ou le Bibliophile Royal,

Amis Bibliophiles bonjour,
« M. Laroue vend des chaussures et il faut nous en féliciter puisque les percepteurs ne nous forcent pas encore à marcher pieds nus.
Le père de M. Laroue tenait une boutique de gniaf dans une rue populeuse; M. Laroue vend des chaussures qui portent son nom aux quatre coins du globe. Mais cela ne suffit pas au bonheur de M. Laroue. Tout comme son collègue le Roi de la Margarine, M. Laroue subventionne une vedette de music-hall et une écurie de courses; il possède également une galerie de tableaux modernes qui, si elle flatte son amour-propre, trouble un peu ses digestions. M. Laroue ne connut de pures joies que du jour où il s’est promu Bibliophile de première classe. Alors vraiment il a senti que le monde était à sa merci.

M. Laroue donne des dîners qui en imposent aux plus solides estomacs et lorsque ses inégalables Romanée ou les quenelles de feuille de vigne de son chef vous ont mis la tête un peu à l’envers il vous pousse dans sa bibliothèque et là il « vous a », comme on dit dans le militaire. De sa grosse main, que la plus experte manucure n’a pu rendre aristocratique, il attrape au hasard un petit coquin de livre du XVIIIe siècle et il le dépose dans votre main tremblante.
– J’ai eu ça à la vente du Duc de La Trembade… une misère… mille louis, je crois.(Il est absolument persuadé de ce détail)- Quel joli livre, hein?(L’instinct professionnel ne le quitte jamais)Puis il atteint une « première » de Stendhal -pardonne moi, divin Beyle.- Et ça??… On m’en a offert une fortune. Quelle reliure!… C’est du veau.(M. Laroue n’a jamais pu s’expliquer pourquoi les relieurs se refusaient à employer le box-calf… il aurait pu leur faire faire des affaires d’or), etc. etc…
La bibliothèque de M. Laroue a permis à son fournisseur de s’acheter une quatre-cylindres Schayé. Elle est un peu disparate la bibliothèque de M. Laroue; un incunable voisine avec un « grand papier » de Georges Ohnet, parce que M. Laroue s’en rapporte à son fournisseur. Quelquefois M. Laroue répète à cet honnête commerçant de sévères commentaires qu’un dîneur résistant s’est permis malgré la générosité du Romanée; mais l’honnête commerçant a réponse à tout.
– Quand on paye comme vous savez le faire, Monsieur Laroue, on n’a pas à craindre les remarques imbéciles des curieux.
L’amour propre de M. Laroue est pansé; et à ceux qui s’aventurent encore à critiquer la composition de sa bibliothèque il répond, à l’aise du haut se fortune bien assise.- Que voulez-vous, je suis éclectique, moi!
Ah ce moi! il est d’une éloquence! Et depuis qu’il a connu l’usage du mot éclectique, je crois qu’on ferait porter à M. Laroue de ces bottines à élastiques comme en rapetassait son homme de père.
Le livres ont vraiment permis à M. Laroue de faire peau neuve. Il ne redoute plus la compagnie de ces gens jadis redoutables qu’on nomme les intellectuels. Sur le turf il ne se risque pas à prononcer les termes du métier qui lui vaudraient les regards ironiques d’un véritable homme de sport; mais dans sa Bibliothèque il vous parle de Baudelaire ou de Rousseau comme s’il les avait personnellement protégés. Il s’est annexé la littérature, comme l’Angleterre s’est approprié le Transvaal. Il impose même à son fournisseur des idées personnelles C’est ainsi que récemment il a fait relier superbement 300 billets de mille francs, qui constituent un volume d’une valeur que le cours des changes conteste seul parfois.- De ce volume-là toutes les pages sont numérotées, souligne-t-il finement, c’est une exemplaire vraiment unique.
En effet, et ce trait porte si bien que les privilégiés admis à feuilleter ce rarissime objet n’éprouvent aucune envie ni de le lire, ni même de le posséder. M. Laroue guérit vraiment les gens de la passion des livres: c’est un gâcheur et il justifie les excès bolcheviques.
Sa dactylographe assure qu’il compte admirablement mais sait à peine lire. »

in « Bibliophiles? » par André DelpeuchParis, 51 rue de Babylone, 1926.
Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est laissée à la libre appréciation des lecteurs.

5 Commentaires

  1. on est sans doute un peu comme Mr Jourdain, on fait du Laroue sans le savoir…
    Ceci dit, il n'était pas si malavisé puisqu'il écoutait les conseils des marchands. Les blogs n'existaient pas à son époque…

  2. Ce Monsieur Laroue, comme Monsieur Jourdain, au-delà de son ridicule, m'est assez sympathique car il y en lui une part de nous… ne somme nous pas tous un peu des paons bêtas devant nos acquisitions (savoirs et finesse en plus, bien évidemment 🙂 , et fortune en moins, bien malheureusement).
    Allez soyons bons joueurs, je suis certain qu'au 21ème siècle, Monsieur Laroue aurait créé un blog pour montrer à tous les bibliophiles ses plus belles pièces.
    Et finalement lorsque je craque pour une reliure aux armes de Louis XIII et semis de fleurs de lys, en comprenant peu de mots en grec ancien de l'ouvrage en cause… Monsieur Laroue n'est pas loin !
    Xavier

  3. Je veux bien d'un M. Laroue si c'est un brave homme, dirait le libraire…. De plus, je reconnais que je suis toujours impressionné par le pouvoir que donne l'argent – moi, j'aime les riches ! – et qu'il me fait pardonner bien des travers à ceux qui le détiennent.

    Par contre, j'aimerais qu'il soit assez lucide pour ne pas prendre ma déférence pour de l'amitié. Pierre

  4. Bien dit, Textor, on peut tenter de se soigner mais il ne faut pas espérer la guérison complète.

    René

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