Amis Bibliophiles bonsoir
« On affirme que la Bourse a été cruelle pour Goutte; il pourrait tapisser son élégant appartement de la rue Marbeuf de toutes les valeurs qu’il a achetées à des cours tels que, prises du mal des montagnes elles ont dégringolé aussi bas que l’ont peut dégringoler.
Goutte s’est ressaisi; il a abandonné ce sport dangereux et peu à peu s’est laissé aller à un genre de spéculations de tout repos.
Il vous reçoit en pyjama rose et à peine vous a-t-il offert la cigarette de l’arrivée qu’il cueille sur sa table un petit in-16 pudiquement enchemisé de papier cristal.- Dans dix ans cela vaudra vingt cinq louis.Et preste il escamote l’objet.
Goutte vend donc des livres? Certes, mais il n’en fait pas commerce. Chez lui les livres ne font que passer. Il achète une « première » de Maurras. Le temps qu’elle prenne un peu de valeur et il la revend pour acquérir une « première » de Paul Valéry qu’il rétrocédera bientôt pour une « première » de Tartempion… etc., etc.
Vous direz que c’est un gourmet, qu’il prend plaisir à déflorer une édition et qu’il la repasse ensuite à un autre, tel don Juan, vite lassé d’une conquête? Erreur. Goutte voudrait bien lire, il aimait lire naguère, mais la vue d’un coupe-papier le met dans la critique situation de saint Laurent sur son gril. La mention « n.c. » (non coupé) est le brevet de virginité dont il se grise et qu’il respecte en amoureux fervent, mais discipliné. Une « première » n’est une vraie « première » que n.c.
Le livre devient pour lui une sorte d’objet de transaction, complètement dévoyé de son but qui est d’offrir aux honnêtes gens – aux philistins – de saines émotions. Ce n’est qu’une pièce qui a son cours, son tarif. Goutte lit assidûment les catalogues des libraires de seconde main; il note le renchérissement de tel ou tel titre, mais pour ce qu’il contient de potentiel émotif il ignorant comme une armoire à glace.
Depuis vingt ans il ne cesse d’acheter, de vendre et de troquer. C’est un des premiers bibliophiles en date; il a du deviner l’essor de la brocante livresque. Il ne possède pas plus d’un millier de volumes, mais ce capital s’accroît sans cesse. Sa bibliothèque qui se renouvelle indéfiniment représente maintenant une fortune. On le presse de consentir à une vente qui ferait du bruit. Mais sa Bibliothèque, réalisée, que ferait-il? A quoi remploierait-il son argent? Acheter des livres anglaises ou des Rio Tintos? Il se souvient de ses anciens déboires. Et puis ce titre de Bibliophile le flatte; il préfère rester en état de perpétuel devenir et il jouit d’avance de l’éclat de sa vente posthume.
Il serait même prêt pour cela à imiter Charles-Quint qui assista ses propres funérailles. Mais après? Cette pensée l’empêche seule de commettre une folie… »
in « Bibliophiles? » par André DelpeuchParis, 51 rue de Babylone, 1926.
Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est laissée à la libre appréciation des lecteurs.
spéculer sur les livres, anglaises ou en éditions originales, c'est toujours spéculer..
(calamar non connecté)
Texte écrit avant la crise du livre des années 1930… Goutte aura peut-être perdu autant dans la spéculation livresque qu'à la bourse ! Très bon texte, en tout cas.
(Guillaumus)
(tirage 450 exemplaires dont 20 sur Hollande)
André Delpeuch éditeur et romancier sous le pseudonyme non reconnu mais attesté par l'envoi de mon exemplaire d'André Dinar.
Lauverjat
Il y a un peu de la physiologie du libraire dans cette moquerie ironique. C'est vrai qu'à force de vouloir être passeur de livres on finit par n'y voir goutte dans leur contenu ;-)) Pierre