Portrait de bibliophile : Philippe, 22 ans… passionné

La bibliophilie est souvent une passion qui se vît en solitaire et pour moi, qui en suis l’auteur, l’un des intérêts majeurs de ce blog réside dans les divers échanges qu’il a fait naître entre passionnés.

Depuis sa création, j’ai échangé des emails et des messages (et même rencontré en vrai), plus de bibliophiles que j’en avais croisés jusqu’à maintenant.

Et la bibliophilie, on le voît bien, peut revêtir bien des formes, c’est pour cela que j’ai lancé il y a peu une série de portraits de passionnés, qui peuvent être libraires, bibliophiles ou proches de cet univers. Finalement, découvrir ces personnalités, ces façons de vivre notre passion, c’est également pour chacun une opportunité de réfléchir sur soi, et de découvrir de nouveaux horizons. D’ailleurs, si ces portraits vous plaisent (ou non), n’hésitez pas à le faire savoir en commentaires.

Dans une étude qui m’est passée récemment sous les yeux, il apparaît que l’âge moyen du bibliophile se situe bien au delà de 60 ans, même si comme nous sommes sur internet pour ce qui concerne ce blog, il est plus que probable que notre moyenne d’âge à nous est beaucoup plus basse…

Ainsi Philippe, que nous découvrons aujourd’hui, ou l’occasion de croiser un fort jeune bibliophile, puisque notre ami « n’a que » 22 ans. Il est étudiant, actuellement en Master 2 d’Histoire Moderne, et bientôt thésard, il habite près de Versailles…(pardonnez la balourdise de mes questions, je ne suis pas journaliste).

« Bonjour Philippe,
Bonjour à tous
Pourriez-vous nous parler un peu de vous et de votre bibliothèque?
Elle tient dans ma chambre, dans l’appartement de ma mère. Imaginez-vous une pièce de 9m² recouverte d’étagères sur les quatre murs, tordues sous le poids des bouquins. Il y en a partout! Les livres trainent sur mon bureau (surtout quand j’ai besoin de les lire pour les études), sur le meuble télé, le lit quand je ne suis pas à l’intérieur (et encore… j’en oublie parfois), et, je l’avoue, parfois par terre, à traîner dans la poussière…
J’ai réussi à caser environ 1500 bouquins dedans, mais ça commence à devenir difficile de trouver des places pour les nouveaux arrivants. C’est la crise du logement! Le problème, c’est surtout mon autre passion livresque très envahissante: les mangas. A eux seuls, ils occupent près des deux tiers de ma bibliothèque. Ensuite, viennent les livres d’histoire (deux cents, à peu près), les livres de littérature classique ou SF (la même chose), et enfin, les bouquins anciens (suivant la dénomination consacrée, je n’en ai réellement qu’une cinquantaine, mais je possède aussi une autre cinquantaine de livres du XIXème siècle).


Depuis quand la passion de la bibliophilie s’est-elle emparée de vous?

Comme vous le voyez par le nombre de mes livres, je débute! J’ai toujours aimé les livres. Depuis tout petit, j’ai été passionné par l’Histoire, découverte à travers les bouquins que m’avaient offert mes parents. Aussi loin que mes souvenirs me ramènent, j’ai toujours eu une bibliothèque, plus ou moins imposante. Mes parents aussi adorent les livres; celle de ma mère actuellement doit être deux fois plus importante que la mienne. Le livre fait partie de ma vie, et je n’arriverais pas à vivre loin de mes bouquins!
Pour ce qui est de la bibliophilie pure et dure, celle des livres anciens, l’histoire d’amour est encore récente. Il y a environ deux ans, je suis tombé sur un brocanteur qui vendait aussi des livres anciens. C’est lui qui m’a fournit ma première drogue! J’y ai découvert un exemplaire illustré de Bel Ami de Maupassant (mon oeuvre préférée!) datant de 1904, donc pas très ancien, et un petit Cicéron du milieu du XIXème. Ils étaient déjà assez chers pour me ruiner! J’y suis revenu quelques fois, mais mes moyens, déjà fortement entamés par mon autre passion japonisante (ça coute cher d’acheter toutes les nouveautés des séries que l’on a commencé!), ne me permettaient pas de me ruer sur les sublimes ouvrages que j’y trouvaient. Ce n’est que plus tard, il y a un peu plus d’un an, alors que j’étais dans un vide grenier à Cachan, que les étincelles de la bibliophilie se sont transformées en brasier! 🙂 Ce jour-là, j’ai trouvé ce qui représentait à l’époque LE trésor, un Plutarque en anglais de 1749, assez abîmé mais encore très « frais » vu les conditions de stockage lamentables.
A partir de là, ma collection a vraiment commencé à enfler.

Quels sont vos domaines de prédilection, ou votre approche est-elle éclectique et vous fonctionnez au coup de coeur?

J’aime beaucoup la littérature, donc beaucoup de mes achats concernent des romans, des pièces de théâtre, de la littérature classique (actuellement, je lis Roland Furieux, que j’ai trouvé il n’y a pas longtemps). Quitte à avoir les grands auteurs chez soi, autant les avoir dans la version originale! Bien sûr, c’est toujours difficile d’avoir de grands auteurs connus (les oeuvres de Voltaire à 900€, etc., ce n’est pas pour moi!), mais quelques fois, on tombe sur de bonnes occasions.

Ce qui me plaît aussi, ce sont les auteurs antiques. Cicéron, Tacite, Suétone, Horace, etc. On trouve assez souvent des livres à faible coût de ces auteurs, et c’est ce qui m’intéresse, puisque pour le prix d’un livre de poche, on peut parfois avoir une édition du début du XVIIIème siècle. Le prix, toujours le prix… C’est parfois déprimant. Mais je pense qu’on est tous (en tous cas, pour ceux qui ont commencé la bibliophilie, ou plutôt qui ont été touchés par la fièvre bibliophile en étant étudiant) passé par là.

Troisième secteur qui m’intéresse, les livres d’histoire. Et en particulier ceux qui me servent dans la rédaction du mémoire, c’est-à-dire Raynal et Linguet principalement. Mon premier gros achat (qui va peut-être vous paraître ridicule) a été une édition de 1773-1774 de l’Histoire des Deux Indes sur ebay. A peine 200€ pour 5 volumes. Depuis, j’ai acquis plusieurs livres d’autres éditions, en particulier les livres qui me servent le plus (ceux sur la situation en Europe, les relations de l’Angleterre et de ses colonies, etc.). D’ailleurs, je dois dire que j’aime beaucoup cet ouvrage. J’ai trouvé aussi un volume des Annales de Linguet sur le net, le premier, le seul qu’il me restait à étudier puisque je ne le trouvais pas en bibliothèque. Une chance. J’ai aussi eu la chance de trouver un dictionnaire de l’Académie de 1776 (la date qui m’intéressait juste! Gallica ne possédait que l’édition de 1762, et la bibliothèque ne l’avait tout simplement pas…), que j’ai eu pour pas cher.

Et enfin, outre les livres achetés pour leur reliure (ça fait toujours joli dans une bibliothèque, les reliures XVIIIème), j’ai commencé une collection de Classiques Hachette du XIXème-XXème siècle. Des petits bouquins sans valeurs, mais que j’aime beaucoup. Ils valent moins cher que des livres de poche actuels, et ils ont un certain cachet que les autres n’ont pas. Malheureusement, il est difficile de tous les trouver. Les plus communs sont légion (les classiques français en particulier), mais les autres sont plus rares, étant donné la qualité matérielle des livres. Ils ont souvent tendance à tomber en ruine.

Où achetez vous vos livres.? Internet, salons, libraires?

U
n peu partout où j’en trouve! Internet bien évidemment. Il y a déjà eu un certain nombre de discussions à ce sujet sr le blog. Il est clair que sans e-bay, je ne pourrais pas avoir les livres que j’ai actuellement. Les prix en librairie sont bien plus élevés. Surtout depuis que mon libraire a fermé ses portes (le métier ne rapporte pas, malheureusement…).
J’essaie de trouver de bons livres sur les brocantes, mais c’est difficile. Souvent, les vendeurs pensent avoir des perles en magasin, et vendent à prix d’or des livres qui ne valent pas un sou.
Je ne suis encore jamais allé sur un salon, ni dans une salle des ventes. Peut-être un jour… Déjà, je vais essayer d’aller sur le Marché Brassens à Paris le week-end prochain. Ca sera une grande nouveauté!

Quel est le ou les livres qui vous font rêver? Et les livres que vous possédez déjà et qui vous sont particulièrement chers?

Le livre qui me fait rêver… Le Liber Chronicarum, dit Chronique de Nuremberg d’Hartmann Schedel, datant de 1493. Mon histoire avec ce livre est simple. Il y a huit mois, j’ai découvert cette oeuvre à travers un cours de mon professeur. J’en suis tout de suite tombé amoureux, via le fac-similé de Taschen. J’ai cherché à me renseigner dessus sur le net, et je suis tombé sur Ebay. Un antiquaire allemand vendait des folios de cette oeuvre magnifique. Bien que voir les livres ainsi dispersés soit douleureux (je ne supporte pas qu’on abîme un livre!), j’ai comme même participé à la curée. C’était aussi mon premier contact avec ebay. Je me suis plongé dans le grand bain, après avoir hésité longtemps. J’ai donc obtenu un folio de l’édition originale en latin (le 563; un folio de l’édition allemande a suivi quelques temps plus tard), mais ce n’était pas suffisant! Il me fallait plus! Je suis donc allé sur abebooks pour investir dans cet ouvrage! Bon, ce que j’y ai vu m’a tout de suite refroidi… 65000$ pour une édition complète en allemand. Ca attendra. Mais si je gagne au loto, c’est le premier livre que j’achète!

J’ai quelques livres que j’adore. Le premier est celui dont j’ai déjà parlé plus haut, le volume 5 des Vies de Plutarque (Tonson et Draper, Londres, 1749), qui est abimé, jauni, etc. Mais il trône toujours au milieu de ma bibliothèque, bien en vue. Ensuite, mon livre le plus ancien, une Vie des Douze Césars de Suétone, Rouen, 1661, un tout petit in-12 (il faudrait même dire in-36) qui est le dernier livre que j’ai acheté chez mon bouquiniste avant qu’il ne ferme ses portes. Il est en assez mauvais état aussi, mais il a un charme particulier qui m’a tout de suite attiré lorsque je l’ai vu. Et enfin, le dernier est celui qui a le moins de valeur pécuniaire je pense, mais le plus de valeur sentimentale. C’est un Tout en Un (une sorte de quid du début du XXème) qui a appartenu à mon grand-père.
Comme vous le voyez, mes livres préférés ne sont pas d’une grande valeur pécuniaire. Mais ce n’est pas ce qui doit pousser à acheter un livre. Pour revenir à l’avant-dernière question, il faut que le livre que je trouve m’attire. Ce n’est pas simplement l’aspect extérieur, le sujet, ou autre. C’est un ensemble de choses. Et ce n’est certainement pas le prix!

Vous savez que les lecteurs du blog aiment les histoires, auriez-vous une anecdote à nous raconter, sur une trouvaille, un livre, autre chose qui touche à la bibliophilie?

Ce n’est pas grand chose, mais la première fois que je suis allé chez mon vendeur de livre, je suis tombé sur un exemplaire ancien de Paul et Virginie (Paris, Librairie d’Education, 1838), dans une petite reliure en cuir de style romantique, qui à l’époque valait 50€. Il était clair pour moi que je ne l’achèterais pas à ce prix. A chaque fois que j’y retournai, je flashais sur ce livre, sans pouvoir me l’offrir. Et un jour le livre avait fait le chemin vers les bouquins soldés! 10€!! Magnifique. Je l’achète donc, ni une ni deux, et retourne chez moi, fier de mon achat. Il reste quelques temps dans ma bibliothèque, sans être ouvert, puisque j’étais sur une autre lecture à ce moment là (les Oeuvres de Maupassant, mon auteur préféré, dont j’essaie de trouver les éditions originales, mais c’est difficile, là aussi). Un jour je l’ouvre, le feuillette, en lis quelques pages, et arrivé à la moitié du livre, je tombe sur un bout de papier. Juste un ticket d’omnibus jauni . A partir de là, on peut imaginer toute sorte d’histoire. C’est ce qui me plait dans les livres anciens. Ils ont tous une histoire avant nous, et ils en auront une après nous.


Enfin, vous êtes un visteur fidèle du blog… qu’en attendez-vous?
Que peut-il manquer à ce blog? Pas beaucoup de choses à mon avis. Peut-être parler des livres dans leur « milieu naturel », celui des librairies et des bibliothèques, de France, de Navarre et d’ailleurs. Ou de chez nous, tout simplement! »

H.Images : le Liber Chronicarum, un manga (Zipang) appartenant à Philippe, et son Plutarque.

19 Commentaires

  1. Je crois qu’au dela du bibliophile, ce qu’il faut souhaiter voir se développer, ce sont les lecteurs. Je connais plusieurs personnes, issus de milieux culturels très bas, voire illettrés, sans le bac quelquefois, mais qui à force de lectures deviennent extrèmement intéressants, car ce ne sont pas des idiots pour autant.

    Je crois que ce type de personnes, non bibliophiles (qui n’y voit même aucun interet) se développe, et en tout cas, j’en cotoie de plus en plus.

    Si la lente déflation du nombre de bibliophiles ne me dérange pas, c’est que je vois ces nouveaux lettrés arriver.

  2. Dear Bill,

    Don’t waste your time here, please contact me directly, I have a lot of books that you might be interested in!

    Quite expensive, but they worth it!

    Hugues
    (Your very humble, devoted and servile servant…)

  3. Un million de fois d’accord avec B., triste constat que le bibliophile soit une bête rare et j’espère au contraire que de nombreux nouveaux passionnés viendront grossir nos rangs.

    De plus, j’ai toujours beaucoup appris de mes échanges avec d’autres bibliophiles, et le but de ce blog, c’est un peu tout ça… Faire connaître, développer les échanges…

    Quant à la concurrence, soyons sérieux, à moins que vous ne souhaitiez acheter l’une des quelques bibles de Gutenberg en circulation, l’avenir vous appartient et l’offre dépasse très certainement votre demande, ou votre capacité d’absorption…

    Sauf bien sûr, si vous vous appelez Bill G. et que vous avez monté un petit business dans la micro-informatique.

    D’ailleurs Bill, si tu me lis, n’hésite pas à m’envoyer un email. By the way, Bill, if you’re reading this, please send me an email!

    🙂

    Hugues

  4. message écrit un peu vite, vous aurez corrigé, mais voici l’errata :

    – remplacez « émoulation » par « émulation ». L’émoulation n’a en effet rien à faire ici. C’est l’action de décoquiller les moules… notamment lors de la grande braderie de Lille en septembre ;-))

    – remplacez « vil » par « vile » comme dans la phrase : « sans les occidentaux et leur vile rapacité l’Afrique serait un continent prospère ou le miel et le lait coulerait à flots »

    Bonne soirée,

    B.

  5. Contrairement à vous, je ne me réjouis pas que le bibliophile fut une bête rare, au contraire, c’est un triste constat.

    Par ailleurs je ne vois qu’une saine compétition et émoulation entre bibliophiles de qualité, où je ne vois que vil rapacité entre bibliophiles médiocrites.

    Bonne soirée,

    B.

  6. Une bête rare, MAIS justement, espérons que ça ne se développe pas!!! Moins il y a de concurrents, mieux c’est…

    Surtout vu la moyenne d’age, et à mon avis elle va encore monter dans les années à venir…

  7. Le bibliophile est cette bête curieuse et (trop) rare qui aime lire un bon livre dans un bel habit ! Curieux non ? Un livre de poche fera bien l’affaire pour 98% des lecteurs. Mais non, rien à faire, le bibliophile ne peut s’y résoudre. D’ailleurs puisqu’on en parle, ne confondons pas le bibliophile d’avec le savant homme. Ce dernier ne lit les textes dans d’anciennes éditions QUE parce que ledit texte n’est pas ou plus disponible en vile édition poissarde pochum.
    Evidemment (arrêtez les jets de pierre messieurs les érudits…), il existe l’espèce bibliophilius savantus mais elle est rare !

    Bonne soirée,

    C. B. 2000

  8. J’ai beaucoup d’amis qui adorent aussi les livres. Mais de là à parler de bibliophiles… Je dois être aussi le seul dans ce cas. Ca étonne toujours ce genre de passion pour les livres.

  9. Connaissez vous beaucoup d’étudiant bibliophiles???

    Etant étudiant et bibliophile, vivant dans un milieu relativement cultivé et lettré, j’avoue n’en avoir jamais rencontré quand même. Je suis même un peu l’attraction de ce point de vue là.

  10. Plus que les Espagnols, ce que critique Raynal, c’est une autre tyrannie maritime, celle des Anglais. A la fin du XVIIIème siècle, les Espagnols sont à la limite du ridicule. La Guerre d’Amérique le prouve assez aisément. Leur flotte ne vaut pas un clou (j’éviterai de dire ça dans mon mémoire, ne vous en faites pas 😉 ), ils ont perdu le monopole du commerce d’Amérique depuis 1713 (aux Français, puis à partir de 1762 aux Anglais justement), etc. Enfin bref, ils ne valent pas grand chose.
    Dès lors, la flibuste n’a plus de raison d’être. Et c’est justement ce qui est intéressant dans le texte de Raynal. Les Flibustiers et les Corsaires sont plus ou moins assimilés. Facilité de langage? Je ne pense pas. Là se dirige ma recherche. Les définitions de la course, de la flibuste et de la piraterie sont fluctuante. Toutefois, le Dico de l’Académie, la référence en matière de langage bien évidemment, de même que l’Encyclo, font bien la différence entre ces trois termes. Pourtant, Raynal assimile les deux premiers dans les cas français, et les deux derniers dans les cas anglais. Intéressant, non? Souvent, la course est encouragée pour ce qui est des français, comme je l’ai dit par ce modèle de société idéale qu’ils représentent. Ces éléments de réflexion sur la société maritime trouvent d’ailleurs un écho chez Linguet (ce qui est tout à fait intéressant).

    Oups, désolé, c’est un peu long (et encore, j’en ai coupé un morceau!)

  11. Superbe Philippe. Merci beaucoup.

    Juste un détail : je pense qu’il faut plutôt parler de la Course en général que de flibuste, en tout cas à la fin 18ème.

    Pour TE : pour les espagnols. Ca coûte rien. 🙂

    H

  12. Merci, c’est en effet complexe.

    Il m’avait semblé noter quelque hypocrisie dans le Raynal – votre analyse de sa vision des flibustiers (repris par d’aucuns depuis) semble confirmer. Mais à cette époque, que restait-il des flibustiers ? Pas des masses par rapport au 17ème… Le mouvement n’était plus que l’ombre de lui-même en Jamaïque – je sais moins ce qu’il en était à St Domingue.

    Et l’influence des Espagnols était déjà plus que diminuée. En quoi était-il utile, politiquement, de dénigrer encore les Espagnols (alors que les premiers écrits relativisant les rapports de Las Casas avaient déjà vu le jour) ?

    Quant à son appui de la Révolution US, avait-il eu quelque chose à y gagner personnellement ou était-ce une vraie « lutte des idées » ?

    TE

  13. « J’ai toujours pensé, et j’ai vérifié quelquefois, que l’on peut se faire une idée juste du caractère et de l’esprit d’un homme qu’on a jamais vu, rien qu’en regardant sa bibliothèque. »

    Charles Blanc (1813-1882).

    Continuez à la bien sculpter !

    Raphael

  14. Ce qui m’intéresse le plus dans Raynal est en fait sa vision du monde des corsaires plus que les principes de décolonisation qu’il met en place dans son oeuvre.
    Il n’est pas le premier à en parler d’ailleurs.
    Son premier principe concernant la décolonisation est que celle-ci doit permettre un développement économique général, non seulement pour les métropoles, qui sont au XVIIIème siècle les principales bénéficiaires de la mane économique des Amériques et des comptoirs asiatiques, mais aussi pour les colonies elles-mêmes. Elle ne doivent dès lors plus être des terres d’exploitations, mais des Etats à part entière, ayant eux aussi droit à la croissance.
    De même, l’esclavage part d’un principe économique. Raynal répète souvent qu’un esclave coute beaucoup plus cher à entretenir qu’un employé libre qui doit s’occuper lui-même de ses dépenses vitales. Bien sûr, il y a un certain côté humaniste dans ses prises de position sur l’esclavage, mais c’est aussi visible que l’humanisme de l’Abbé Grégoire envers les Juifs dans son Essai sur la Régénération Morale et Politique des Juifs (qui je le rappelle, vise principalement à la conversion des Juifs en leur apprenant la bonne morale des Chrétiens).
    En ce qui concerne les Corsaires, il parle en réalité plus des Flibustiers des mers des Caraïbes. Ils forment, selon lui, une société utopique, où l’égalité et la liberté sont les maîtres mots. Ils ont tenté, par des procédés qui pouvaient être expliqués par la méchanceté des Espagnols envers tous les habitants des Amériques (toujours selon lui), de s’opposer à la tyrannie hispanique pour rétablir la liberté à tous de vivre sur ces terres vierges, et pour sauver les pauvres indiens condamnés à l’esclavage. Plus que ça, les actes de piraterie même (les Flibustiers étaient quand même beaucoup plus violents que les Corsaires Européens comme Jean Bart…) n’étaient pas un moyen de s’enrichir, puisque tous les marins partageaient à parts égales leurs butins, qu’ils s’empressaient de dépenser une fois arrivés au port, sans volonté de s’enrichir sur le dos des ennemis.
    En gros, un beau barratin pour parler familièrement…

    L’intérêt principal de cette oeuvre visant à la décolonisation est le contexte dans lequel il a été publié. L’Indépendance Américaine. Imaginez le publié 50 ans auparavant, et il n’aura pas du tout le même impact.
    De même, un texte de 1767 sur la création d’une ligue des Neutres pour affirmer le droit de ceux-ci à naviguer en temps de guerre, a eu beaucoup moins d’impact que les oeuvres de l’Abbé de Saint Pierre écrites après un siècle de déchirement européen ou que les idées développées par Linguet au moment de la Guerre d’Amérique où les Russes ont mené la création d’une Ligue Armée des Neutres pour défendre leurs intérêts économiques.

    Il ne faut pas voir surtout à travers l’oeuvre de Raynal un début de Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Sont texte reste proche des écrits du XVIIIème siècle dans tous les domaines. Ses prises de position contre l’autoritarisme politique, le colonialisme à outrance, l’exploitation des hommes et des terres est important, mais il n’est pas le premier à en parler.
    Toutefois, il reste de cette Histoire des Deux Indes qu’elle est l’un des écrits les plus importants de l’époque et un de ceux qui a eu le plus d’influence, au même titre que la Richesse des Nations d’Adam Smith a poussé à la signature du Traité de Commerce entre la France et les Etats-Unis, l’Angleterre et la Russie (enfin, de ce que j’en ai lu… Après ça reste à vérifier…)

  15. Je l’ai lu il y a quelques années maintenant, et Philippe pourra sans doute mieux répondre, mais ce que j’en retiens, par rapport au Las Casas par exemple, c’est que la vision de Raynal est moins marquée par une culture religieuse.

    Globalement, l’ouvrage m’avait ainsi paru beaucoup plus moderne (et moins « naïf »). Il est aussi plus circonstancié et plus précis (chiffres nombreux), l’analyse se voulant aussi économique et politique, et pas seulement considérée sous l’angle « spirituel » (vs le Las Casas).

    Enfin, il est paru au 18ème, et on retrouve la philosophie de ce siècle, qui abordait via cet ouvrage directement la question de la colonisation du Nouveau Monde (et non par des voies détournées, via Rousseau, etc.).

    Last but not least, ce n’est pas un point de vue de voyageur ou de missionnaire, ce qui est également novateur. C’est peut-être la première vision « intellectualisée » de la question. C’est ce qui en fait son intérêt.

    Enfin, à mes yeux.

    Philippe en sait sans doute plus… Il est en plein dedans.

    H

  16. « le contenu de l’ouvrage est aujourd’hui reconnu comme capital et d’une grande qualité » écris-tu à sur ton lien, cher Hugues.

    Ma question est la suivante : en QUOI est-il capital ?

    Deux siècles plus tôt, les « ignominies » des européens rapportées par Las Casas déclenchaient les  » guerres civiles  » du Pérou et pourrissaient la réputation des Espagnols – les vermines ! – pour plusieurs siècles.

    Quant à l’esclavage, Raynal ne fut pas le premier à le fustiger au siècle des Lumières (l’une de ces Lumières aurait co-écrit le Raynal, d’ailleurs).

    Je n’ai encore lu que quelques passages choisis de cet ouvrage qui, par ailleurs, me plaît bien, mais les « je dois ici m’arrêter d’écrire car les larmes inondent ma page » qui revinnent souvent dans le Raynal m’apparaissent comme un procédé, comment dire..? un rien ridicule.
    Raynal, le Michael Moore du 18ème ?

    Ayant donc un spécialiste sous la main, j’aimerais qu’il m’éclaire de ses lumières. Si possible…

    TE

  17. Philippe,
    en tant que spécialiste de l’oeuvre de Raynal, pourrais-tu nous expliquer, en quelques mots, son importance « historique »? Sa singularite et ses limites, deux cents ans après ?

    TE

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