Les sociétés de bibliophiles I – La doyenne des sociétés de bibliophiles, la « Société des Bibliophiles François », avec une présentation des Commentaires de la Guerre Gallique.

Amis Bibliophiles bonjour,
Si certaines existent encore, formelles ou informelles, au grand jour ou pas, les sociétés de bibliophiles furent la grande affaire des XIXe et XXe siècles. Je vous propose de redécouvrir ces principales sociétés de bibliophiles à travers un cycle d’articles qui leur seront consacrés.

La Société des Bibliophiles François, fondée en 1820, est la doyenne de ces sociétés (on ne connaît qu’une seule société qui soit sa doyenne, le Roxburghe Club de Londres, mais nous aurons l’occasion d’y revenir). 
En 1819, en effet, MM. de Chateaugiron, de Pixerécourt, Walckenaër, de Malartic, Durand de Lançon, Bérard, Edouard de Chabrol et de More-Vindé, tous grands amateurs et possesseurs de bibliothèques, conçurent le projet de former une société dans le but de faire imprimer des ouvrages inédits, ou de réimprimer des ouvrages très rares, ce qui restera sa caractéristique principales et sa différence majeur avec les autres sociétés qui furent créées par la suite (et dont l’objectif fut souvent de publier des livres d’art, bien illustrés, tirés à petit nombre).
Cette société, fondée le 1er janvier 1820, prît le nom  de Société des Bibliophiles François.  Aux 8 membres fondateurs, cités ci-dessus, s’ajoutèrent bientôt 16 autres membres et 5 membres associés étrangers, portant l’effectif à 29 (la société atteindra un chiffre maximal de 35 membres).
C’est l’objectif recherché par la Société lui-même qui de facto, définira le recrutement des membres. En effet, la Société des Bibliophiles François n’intègre pas de bibliophiles amateurs de belles estampes, et désirant illustrer somptueusement, idéalement de façon annuelle, un chef-d’oeuvre de la littérature française, en accordant un soin particulier au choix du papier, des caractères, de l’illustrateur, de la composition et du tirage. 
La Société des Bibliophiles François est plutôt une réunion de savants, de gens du monde possesseurs de bibliothèques, d’archives de famille, susceptibles d’apporter à la Compagnie un manuscrit précieux encore inédit, de faire une trouvaille historique ou littéraire, telle des lettres de Louis XIII au Cardinal de Richelieu…, ou de proposer par exemple la réimpression de Roti-Cochon, ouvrage de 1689 destiné à enseigner la lecture aux enfants… ou encore les Commentaires de la Guerre gallique.
La Société des Bibliophiles François publia ainsi moins d’une cinquantaine d’ouvrages, qui sont tous aujourd’hui devenus rares et très recherchés des amateurs. On le voît, cette Société peut presque être considérée comme une académie privée des inscriptions et belles lettres, un salon. Les réunions se tenaient d’ailleurs dans le salon d’un des membres de la Société, ou chacun, comme dans une académie, retrouvait son « fauteuil », portant son numéro d’ordre d’admission.
Les jetons de présence et le papier à lettres de la Société des Bibliophiles François s’ornent de l’effigie de Jacques Auguste de Thou, « patron de la compagnie », qui incarne parfaitement l’objectif historique que s’était donné la Société. 

On y retrouvera bien sûr la noblesse (le Comte de la Bédoyère, le baron Pichon, le duc d’Aumale, le prince de Metternich), l’armée et des bourgeois (Ambroise Firmin-Didot, Jules Janin, etc.) et même, c’est à souligner… quelques femmes ainsi la marquise de l’Aigle, la comtesse de Galard, la duchesse de Broglie, la duchesse de Clermont-Tonnerre, la duchesse de Bisaccia.
Ces membres se réunissaient tous les 15 jours de décembre ou janvier à mai ou juin. Un banquet annuel réunissait les membres de la Société. Le plus célèbre d’entre eux, fut celui organisé par Prosper Mérimée au cours duquel furent servis successivement un potage, un turbot, de la selle de mouton, un poulet à la marengo, une timbale à la portugaise et sorbets… pour terminer le premier service, avant de reprendre avec des poulardes truffées, une terrine de Nontron, des asperges en branches, des écrevisses, puis enfin les entremets et les gâteaux; laissant Mérimée sur sa faim puisqu’il se plaignît de ne pas avoir pu se procurer des « huîtres de Marennes ou d’Ostende ».
S’il était naturellement accepté que les membres vendent des ouvrages (soit de façon organisée via des ventes aux enchères, soit de façon occasionnelle), aucune personne faisant commerce de livres ne pouvait y être admise. 
Le baron Jérôme PichonCette Société se caractérise également par son absence de président à l’origine, les membres fondateurs dirigeant à tour de rôle les débats et occupant le fauteuil « présidentiel ». C’est un président, néanmoins, qui lui donnera un essor notable et permettra de multiplier les publications: le baron Pichon, qui la présida de 1844 à 1894 (réélu chaque année), et accueillit les réunions chez lui, dans son appartement de la Rue Blanche, puis dans son hôtel de Lauzun, quai d’Anjou.
A partir de cette seconde moitié du XIXe, le bureau de la Société des Bibliophiles François se composait du président, d’un secrétaire et d’un trésorier. La Société imposait à ses membres des cotisations annuelles de 200 francs, doublées d’un droit d’entrée de 800 francs. Ce sont ces cotisations qui permettaient de financer les frais d’impressions des ouvrages, qui furent soit imprimés uniquement pour les membres, soit tirés à un nombre d’exemplaires plus importants, et proposés aux amateurs qui non membres par le libraire de la Société, M. Francisque Lefrançois (cette vente annexe permettant d’équilibrer le financement d’un ouvrage).
La Société, si elle ne se focalisa qu’à quelques occasions sur l’illustration, apporte un grand soin à ses ouvrages, allant même jusqu’à acquérir des caractères anciens (par exemple ceux gravés en 1730 par Fleischmann pour les Westein, utilisés à la composition de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre en 1853-1854).
La Société des Bibliophiles François occupe donc une place bien à elle dans les sociétés de bibliophiles françaises: académie privée à la dimension historique plus que littéraire, nombre de sièges extrêmement réduit, présence significative de femmes, publications curieuses, livres rares et d’érudition, plutôt que fuite en avant dans la recherche du « beau livre ». 
Focus: Les Commentaires de la Guerre Gallique (1894), orné de 24 portraits, 61 miniatures et 3 cartes, tiré à 31 exemplaires, 29 pour les membres de la Société, un pour la Bibliothèque Nationale et un pour le British Museum.

Les Commentaires de la Guerre Gallique est l’un des ouvrages les plus remarquables publiés par la Société des Bibliophiles François. Il illustre parfaitement la mission que s’était donnée la Société. J’ai le plaisir de vous présenter cet ouvrage, dont je possède un exemplaire (exemplaire Prince de Metternich, reliure de Carayon).

Au lendemain de Marignan, le Roi François 1er se souvint que quinze siècles auparavant un grand capitaine avait vaincu les Suisses et raconté sa campagne dans un livre immortel. Le Roi voulut le lire et commanda qu’on lui mît en bon français le récit de ce prédécesseur.
La Société des Bibliophiles François, sous l’inspiration d’un Prince issu du même sang glorieux que le Roi François 1er, le duc d’Aumale, décida de reproduire ces trois volumes, et ils furent réimprimés pour ses vingt-neuf membres.
Le destin de cet ouvrage fût cahotique… On suppose ainsi qu’il fut sorti du trésor royal au temps de la Ligue, soit par le pillage du cabinet du roi Henri III dont les dépouilles furent vendues à l’encan devant l’Hôtel de ville, soit par les vols commis dans la bibliothèque du Roi, transportée de Fontainebleau à Paris sous le règne de Charles IX.
Jean Gosselin qui était à cette époque garde de la bibliothèque, dans une note écrite au verso de la reliure d’un manuscrit intitulé La Marguerite des vertus et des vices, accuse le président de Nully « de s’être saisi de la bibliothèque Roi environ la fin du mois de septembre, ayant fait rompre la muraille pour entrer en ladite librairie, laquelle il a possédée jusqu’environ la fin du mois de mars de l’an 1594… Durant le temps susdit ont été emportés de la dicte librairie plusieurs livres dont le commissaire Chenault fit enquête après que le dict Président eut rendu cette librairie ». A la suite et dans une seconde note, Jean Gosselin signale les tentaives faites par le célèbre ligueur Rose, évêque de Senlis, familier ami du Président susdit, et d’autres ligueurs de moindre importance « pour posséder la dicte librairie. Mais feu de bonne mémoire le président Brisson, à ma requête et sollicitation, a empêché leur intention».
Ce certificat délivré au président Barnabé Brisson est en contradiction avec un passage des lettres de Scaliger qui l’accuse d’avoir transporté à son hôtel beaucoup de livres et de manuscrits de la librairie du Roi qu’après sa mort sa veuve avare vendit pour un morceau de pain (vidua avara frustro panis, si ita loqui fas est, dividendi).
Dispersés par les événements, les trois volumes des Commentaires de Guerre Gallique sont restés séparés. Et ils le sont toujours.
Le tome premier reparaît peu de temps après dans la bibliothèque de Christophe Justel, conseille et secrétaire du Roi, ainsi que l’apprend une note écrite au recto du premier feuillet (bibliothecae Christofori Justelli)… Quelque temps avant la révocation de l’édit de Nantes, Justel passa en Angleterre avec sa bibliothèque. Il devint bibliothécaire du Roi d’Angleterre et mourut en 1698. Après lui ce premier tome passa dans la bibliothèque de lord Harley et entra avec la collection Harléienne au British Museum.
Le deuxième volume est arrivé aux mains de M. Van Praet d’une source inconnue. Il a été acheté par lui pour le compte des frères de Bure, les grands libraires, qui l’ont légué à la Bibliothèque Nationale où il est entré en 1852.
Le troisième était la propriété d’un Tourangeau, qui après l’avoir gardé quarante ans dans son armoire, le donna au colonel Lacombe sans dire d’où il était venu (…). Il fut acheté par le libraire Téchener, qui l’a revendu en 1854 à Mgr le duc d’Aumale. Il est maintenant un des joyaux de la bibliothèque de Chantilly.
Grâce à la Société des Bibliophiles François, les trois livres furent rassemblés le temps de réimprimer l’ouvrage. 
L’œuvre consiste en un dialogue entre François 1er et César. La première apparition du romain au roi de France est supposée avoir eu lieu « le dernier jour d’Avril, ung moys après la nativité de son second fils en son parc de Saint-Germain-en-Laye ». S’ensuivent plusieurs apparitions dans des forêts ou des parcs.



Au-delà des qualités de l’impression, c’est la beauté de l’illustration qui frappe le lecteur : les miniatures sont magnifiques, admirablement réhaussées par les miniaturistes Benard et Guerrier, et le style de Godefroy est superbe, qui mélange les costumes romains, comme on les comprenait à la Renaissance, et les costumes italiens des premières années du XVie siècle.
Laissons la parole à Janin dans l’Almanach du bibliophile pour l’année 1898, pages 131-132.« Terminons enfin cet exposé critique des livres de l’année, sur le dernier volume des Commentaires de la Guerre Gallique, réédités aux frais de la Société des Bibliophiles François. Les Commentaires de la Guerre Gallique ne sont point un livre, mais un manuscrit, en trois tomes, que les Bibliophiles françois ont reproduit en fac-simile, pendant le cours des années 1895, 1896 et 1897.
Mais c’est, à coup sûr, une curiosité de bibliothèque, et plus encore une œuvre de grand art, par le soin minutieux qui a été apporté à la reconstitution exacte de l’original. Les nombreuses et superbes miniatures que fit Godefroy le Hollandais pour illustrer la traduction libre de Albert Pighe, de Campen, en Hollande, mathématicien ami d’Erasme, à qui François 1er avait confié le texte, — première traduction française de l’ouvrage de Jules César, — ont été rendues avec la fidélité scrupuleuse que permettent aujourd’hui les procédés photographiques mis en œuvre avec habileté, et corrigés par un artiste. Le texte, manuscrit dans l’original, est imprimé, dans la reproduction, avec un corps antique de noble aspect. L’ouvrage ainsi transposé a un caractère de réelle grandeur, et mérite les éloges les plus absolus.

Les manuscrits sont, l’un au British muséum, l’autre à la Bibliothèque Nationale, le troisième à Chantilly ; la réédition n’a été faite qu’à 31 exemplaires, dont deux seulement ont été déposés dans les collections publiques, du British, à Londres, et de la Nationale, à Paris. C’est certainement l’ouvrage le plus rare de cette année 1897, qui, en fin de compte, n’aura pas été l’année de la Comète du livre. »
Cet ouvrage est typique de l’oeuvre de la doyenne des sociétés de bibliophiles françaises, la Société des Bibliophiles François. 
H

Dictionnaire Encyclopédique du Livre
Histoire des Sociétés de Bibliophiles, Raymond Hesse

13 Commentaires

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  3. C'est visiblement une société "de" bibliophiles, la révolution a bien eu lieu en 1789, rassurez moi ou je rêve ?
    Tous les privilèges n'ont pas été abolis visiblement, l'an 2440 de Mercier n'est pas près d'être atteint.

    Guillotin 😉

  4. J'ai rapidement perdu toute pudeur en mettant régulièrement des petits commentaires de soutien dans le BB. Mais j'étais impressionné par la compétence des lecteurs…

    C'était l'époque où Bertrand s'emballait, où Jean-Paul pontifiait, où Martin cassait. Celle de Gonzalvo, de Raphael Riljk…

    Aujourd'hui, Bertrand est au SLAM, Jean-Paul est sur FB, Gonzalvo donne des cours à l'université et j'ai mon propre blog ;-))

    Pierre

    (j'en profite pour accorder le COI à "présentés" dans mon 1er commentaire)

  5. Merci Pierre, cet ouvrage est un peu un OBNI en effet, il ne pouvait que sortir de l'imagainaire de la Société des Bibliophiles François.
    Il vient directement de la bibliothèque d'Adolphe Bordes.

    Quant au Cook, vous avez raison, et cela me fait remonter le temps. Ce blog est une aventure humaine, qui finira bien par me mener à Tarascon!

    A l'époque d'ailleurs, vous ne commentiez pas le blog, non? Lecteur discret.

    Hugues

  6. Superbe article et c'est encore plus facile quand on a l'ouvrage, Hugues !

    Je me rappelle vos premiers émois blogesques pour les livres que vous achetiez (j'ai en souvenir les voyages de Cook que vous aviez présenté). Quelle ascension dans l'excellence bibliophile ! Cette acquisition est exceptionnelle. A ce stade, celui qui vous vend l'ouvrage vous honore en vous le confiant. Pierre

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