Chers lecteurs du blog du Bibliophile,
L’histoire que je vais vous conter est en un sens banale, mais non moins importante. Il y a quelques mois j’ai décelé chez le créateur du blog du Bibliophile, Hugues pour le nommer, les symptômes inquiétants d’un mal qui peut ici tous nous ronger un jour : La terrible, l’affreuse, la redoutée bibliodépression. Je sais que le sujet est tabou, que beaucoup préfèrent ignorer la maladie et la cacher sous une douce garde moirée comme on enfouit un secret honteux sous le tapis moelleux du salon et croyez bien que j’ai peine à l’aborder; mais il m’a semblé judicieux d’enfin crever cet abcès qui a mis au tapis des bibliothèques entières et ruiné des réputations jusqu’alors sans tâche.
Le statut d’amateur dont je m’honore ne m’empêchant pas de dévoiler des secrets que les professionnels s’interdisent de divulguer, je vais parler. Pour les jeunes générations bien sûr, mais aussi pour les plus âgés, car, quand le mal frappe tardivement, il se révèle souvent des plus insidieux et il est parfois trop tard pour y remédier.
L’auteur au chevet du rédacteur du Blog du BibliophileHugues me pardonnera, je le souhaite, de dévoiler son intimité dans ce qui va suivre. Il est, je le sais, mal avisé de tirer des conclusions générales d’un cas particulier, aussi ne voyez en Hugues qu’une froide et clinique illustration du grand mal. La seule limite que je ne franchirai pas sera celle de la bibliothèque à coucher, car le sujet n’est pas ici de dévoiler les maroquineries orgiaques dans lesquelles notre bon ami se livre à corps perdu et dont on ne saurait finalement lui tenir rigueur. C’est là une bien maigre perversion.
J’ai commencé à m’inquiéter à son sujet il y a plusieurs mois de cela. Rien de bien grave, juste quelques signaux étranges au détour de quelques conversations. Aussi l’ai-je entendu prononcer quelques bizarreries telles que « Capé finalement, c’est pas si mal… », « Elle claque cette reliure en veau non ? », ou encore un « Ah non je ne suis pas au courant de cette vente ». Bien bon me disais-je, rater une vente prestigieuse, cela arrive, Capé, passe encore, et même si le veau m’avait davantage inquiété, je ne voyais là qu’une de ces normales interrogations pouvant saisir n’importe quel bibliophile au sujet de l’orientation de sa bibliothèque, bref, une tocade, une simple fièvre passagère dont on se remet vite.
Hélas, je crois que déjà à ce moment, la bête immonde et impie s’était emparée de lui, et ce que je prenais pour de pardonnables faux-pas (bien que je fusse parfois choqué, pensez, du veau !) étaient en fait les prémices de ce mal sournois, la bibliodépression. Elle répandait déjà ses miasmes dans l’intellect de mon délicat ami et je ne fus pas long à établir un indiscutable diagnostic. Ah ! Je me souviens de ce samedi comme d’hier, nous écoutions un enregistrement pirate d’un concert de Nirvana, que j’avais fait, jadis, lors d’un périple intellectuel aux USA, la divine patrie des reliures abimées et chères. Accompagnés par cette douce mélopée, tout absorbés moi par une bière fraîche, lui par une austère tisane – mais ensemble par un beau catalogue – j’entendis sortir de sa bouche une phrase qui me fit comme un électrochoc, jugez plutôt : « Et si je m’étais trompé ? Si les reliures d’époque étaient en fait le seul choix qui s’impose ? Lortic et Marius Michel ne sont que des erreurs temporelles sur des ouvrages du XVIIIe ! »
Cette réflexion parfaitement incongrue de sa part, lui qui avait construit sa bibliothèque précisément sur cette -contestable même si je n’ai jamais rien dit – faille spatio-temporelle, fut le point de départ de semaines et de mois hallucinés. Tout y passa, un engouement subit pour les incunables « Les plus beaux livres du monde, mais rends toi compte un peu ce livre a plus de 500 ans ! », suivi d’un brusque rejet des reliures signées jugées trop snob, puis une passion dévorante pour la basane accompagnée de cris lugubres qui résonnent encore en moi : »La basane ! La reliure du peuple ! ». Des théories loufoques : Un rejet du marché traditionnel du livre -il ne faisait plus que les petits vides greniers de campagne, persuadé d’y trouver la perle de sa collection-, et puis soudain une brusque ruade, prêt à dépenser la fortune de son foyer dans une vente pour un Pompadour ! (Dont je le dissuadais finalement sur le fil du rasoir).
L’abattement aussi, souvent, rejetant pratiquement tous les exemplaires qui jadis pouvaient le faire rêver, ne faisant plus aucune acquisition, levant à peine le sourcil sur un mirifique La Fontaine relié en maroquin par Lortic et jamais passé sur le marché. Il envisagea un temps de passer sa bibliothèque au fil pour recommencer à zéro une collection d’Elzevier, « la noblesse de nos ancêtres bibliophiles, le retour aux sources ! » disait-il. Un soir qu’il était au plus mal, terrassé par cette obscure gangrène, je l’entendis déblatérer à moitié conscient sur la possibilité théorique d’une collection en peau de Martiens d’ici l’horizon 2060…
Egaré, pour ne dire perdu, laissant stagner sa bibliothèque dans un demi coma, vendant parfois sur un coup de tête, n’achetant plus rien… Tel était-il devenu. Horrifié, oui, je l’étais, peiné surtout. La passion des livres le quittait petit à petit. Ne sachant plus pourquoi il possédait des livres, il était devenu incapable d’en avoir de nouveaux, et encore moins de choisir lesquels. La frontière entre le tout et le rien est frêle, une peau fragile prompte à se rompre. Il est facile de se perdre dans les livres, sous les livres, de ne plus voir en eux qu’un vain parcours vers ce qu’on sait ne jamais pouvoir atteindre, sentiment douloureux, qui fait de nos livres jadis aimés des ennemis qui nous tourmentent. Leur attribuer une signification plus grande que leur simple existence physique et matérielle ne leur donne pas… en faire autre chose que des objets, les transcender, tout cela est aussi noble et passionnant que risqué.
Il était en proie à ces affres qu’aucun d’entre nous ne peut avoir la certitude de ne pas éprouver un jour, et c’est tant mieux, la perspective inverse serait moins dangereuse mais bien fade. Cependant, il faut savoir s’en prévenir je crois, sous peine d’irrémédiable catastrophe.
Si il n’avait plus le goût des livres, il fallait lui redonner le goût d’un livre. Une bibliothèque, du moins est-ce mon idée, ne peut être que l’addition d’un exemplaire, d’un autre exemplaire et encore d’un autre. Ce ne sont pas des livres, jamais, ce sont un livre à chaque fois. Et une bibliothèque composée d’un seul exemplaire ne me paraîtrait pas farfelue, pourquoi pas ? Juste un.
L’appétit venant en mangeant, je décidai alors de procurer à mon bon ami un objet illustrant au propre comme au figuré cet adage plein de bon sens.
Tout doucement, il recouvrit son appétit. J’avais pris soin d’ouvrir sur le lutrin quelques exemplaires qu’il affectionnait, accompagnés de quelques tartines sur lesquelles il n’est jamais présomptueux d’étaler sa confiture. Il pouvait ainsi s’adonner à son vice pour les boissons non alcoolisés tout en caressant d’élégantes peaux, passant délicatement ses doigts sur le creux des fers en fermant les yeux – cette joie de pouvoir identifier un fer à l’aveugle, tel un joueur d’échec maîtrisant à la perfection son échiquier mental – n’ayant sous les yeux qu’un livre, un seul à la fois. Libre était-il d’en tourner les pages.
Et il finit par tourner la page, la noire. Je m’en rendis compte lorsqu’il fit l’acquisition d’un joli petit maroquin comme il en existe tant, mais qui ne sont pourtant qu’un. Il le rangea dans sa bibliothèque avec une certaine nonchalance et il est vrai peu d’entrain. Le lendemain il le reprit en main, le soupesant, le faisait tourner entre ses doigts. Ce petit manège dura une semaine; il le feuilletait au passage, repérant quelques petits défauts et des qualités, la première étant probablement qu’il avait la conviction que ce serait un livre qu’il n’oublierait pas.
Je cessais alors de m’inquiéter.
Nicolas.
La confusion recouvrir/recouvrer est un affreux et malheureux classique. Qui cette fois donne l'occasion de découvrir cette très amusante note de Jules Renard (Merci Alain, c'est savoureux).
Nicolas
N'étant pas bibliophile je lis et même je relis mes livres, comme par exemple en ce moment, le remarquable et imposant ouvrage "Histoire de la photographie" de Lécuyer.
La photographie a vécu quelque chose de similaire au phénomène décrit dans le billet de Nicolas.
Au tout début, il y eu Niepce et Daguerre, le premier voulant imiter la gravure et le second voulant atteindre la perfection dans la netteté des images. Celui-ci et ses successeurs l'emportèrent pendant un certain temps, jusqu'à ce que des esthètes viennent troubler la sérénité, discréditant les photographies trop parfaites, pour engendrer un courant de plus en plus "pictorialiste", poussant finalement les choses jusqu'à ce qu'elles ne ressemblent plus à rien. Ceci engendra bien sûr une saine réaction et un retour à la vocation première, constatant qu'on pouvait très bien faire de l'art avec un procédé technique et sans artifices, le graveur utilise bien un burin ou une échoppe et grave sa plaque dans un bain d'acide ; dès lors pourquoi refuser au photographe la liberté d'utiliser son appareil et des procédés purement chimiques pour développer ses clichés.
Ces préoccupations sont aujourd'hui bien vaines, la photographie numérique ayant complètement bouleversé la donne, l'ordinateur permettant de jouer, au grè des caprices, à Félix Nadar ou à Léonard Misonne.
Espérons et prions pour que le livre ne termine pas ainsi sa longue carrière, dans le gouffre du numérique, sans couleur, sans odeur et sans la moindre saveur, se passant effrontément du veau, du parchemin, du maroquin et de toute dorure et mosaïque.
René
Billet très inspiré plein de charme et d’humour.
Insidieusement une erreur s’y est glissée, échappée à son auteur dans le feu de l’action : la confusion recouvrir/recouvrer. Il recouvrit l’appétit pour il recouvra.
Dans son journal Jules Renard note :
« Il recouvrit la raison », écrivait Marcel L’Heureux dans un de ses contes.
– Il doit y avoir une faute d’orthographe, dit Fénéon. C’est la maison, qu’il voulait dire…
nb : j'aime bien la photo de la bibliothèque d'Hugues !
oui, Hugues a tenu des propos inquiétants parfois… "partir en vacances en famille, ou acheter ce Voltaire en maroquin d'époque ?" il faut se reprendre que diable ! les Iles seront toujours là, alors que ce livre, lui…
Merci Nicolas pour ce joli billet. J’avais bien remarqué, moi aussi, que Hugues n’allait pas bien… Il faut dire que je suis bien placé pour repérer précocement les symptômes de cette bibliodépression ; j’en suis, moi-même, touché !
La maladie est insidieuse et touche aussi les professionnels. Heureusement, c’est à peine si mes clients s’en aperçoivent…
Les plus grands cliniciens vous diront qu’un des premiers signes de l’affection se traduit par un plaisir immodéré pour le malade à renifler des reliures en skivertex. Chez d’autres, l’amour du cuir ne disparait pas mais se transforme. On m’a parlé, par exemple, d’un bibliophile qui aurait vendu quelques-uns de ses plus beaux maroquins pour s’offrir une paire de richelieus vernis bicolores, noir et blanc, d’une grande marque anglaise…
Le symptôme le plus classique se traduit cependant, chez l’amateur de livres précieux, par un désintérêt pour les ouvrages qui couvrent les rayonnages de sa bibliothèque et par une élimination de tous les exemplaires inutiles ou superflus sur ses étagères. Certains les jettent ; beaucoup les vendent… Tel des Esseintes, le bibliodépressif concentre alors son reste de passion sur un seul thème ou sur un seul auteur, peu connu de préférence.
Alors que le bibliophile ne lit pas, le bibliodépressif peut, par contre, se remettre à lire. Personnellement, je passe mes nuits à relire l’ancien et le nouveau testament en espérant qu’avec un miracle, je sois bientôt guéri. Pierre