Par Alcide Raturon, inspecteur de 2ème classe de la Guilde des Bibliopolicés.
Amis bibliophiles, bonjour.
Je voudrais aujourd’hui vous entretenir d’un exemplaire singulier, à la destinée sinueuse comme un vers baudelairien : l’exemplaire Bréval / Meeus / Simonson des Fleurs du Mal, l’un des très rares tirés sur papier de Hollande. Il reparut, presque malgré lui, à la surface du marché lors de la vente de la bibliothèque Simonson chez Sotheby’s, le 19 juin 2013 (lot 72), estimé entre 80 000 et 120 000 euros, adjugé finalement 85 000 euros.
Cet exemplaire a tout d’un roman : relieurs prestigieux, libraires manœuvriers, et un destin de papier tordu par les mains de l’histoire.

L’édition originale : les bases du mythe
L’édition originale des Fleurs du Mal — celle d’Alençon, imprimée en juin 1857 à 1 300 exemplaires — ne compte qu’un seul grand papier : le papier de Hollande, réservé à vingt exemplaires selon le contrat signé entre Baudelaire et Poulet-Malassis le 30 décembre 1856.
On en connaît aujourd’hui vingt-deux, selon la liste dressée par Maurice Chalvet dans le Bulletin du Bibliophile (1975, III), qui rectifie celle, imparfaite, de Vanderem. Chalvet soupçonnait d’ailleurs, avec justesse, que quelques doublons s’y glissaient.
La collation est connue : couverture jaune clair imprimée, faux-titre, titre en rouge et noir, 248 pages y compris la dédicace à Théophile Gautier, deux feuillets non chiffrés pour la table, et aucun feuillet blanc ni en tête, ni en fin. Les exemplaires sur Hollande, précise Chalvet, « possèdent une couverture identique à celle des exemplaires ordinaires, sauf pour le prix de 6 francs au dos ». Or certains exemplaires sur papier ordinaire furent brochés avec une couverture de Hollande – d’où les erreurs de Vanderem, qui crut reconnaître du grand papier là où il n’y avait que du papier ordinaire.
Enfin, Baudelaire, toujours perfectionniste, corrigeait de sa main, au crayon, les fautes typographiques des exemplaires qu’il offrait.
L’exemplaire Bréval / Meeus / Simonson
L’exemplaire vendu en 2013 appartient bien à la caste rarissime des vingt-deux exemplaires sur Hollande. Mais son parcours est tout sauf paisible.
Il ne porte aucune dédicace ; les corrections marginales y furent faites non par Baudelaire, mais par Poulet-Malassis, à l’encre, au nombre de six – preuve d’un exemplaire demeuré dans la sphère de l’éditeur, et non dans celle du poète.
Cet exemplaire ne réapparaît qu’au XXᵉ siècle, sous le nom de l' »exemplaire Lucienne Bréval », célèbre cantatrice née en 1869 – douze ans après la publication du recueil –, à qui il fut sans doute offert.
Vanderem le décrit pour la première fois en 1922 (Bulletin du Bibliophile, 1ᵉʳ juin, n° 7), description reprise par le libraire Ronald Davis en 1924 :
Maroquin brun janséniste doublé de maroquin rouge, signé de Noulhac (1902), tête dorée, non rogné, sans couverture, quatre portraits de Baudelaire sur chine ajoutés, signature de Lucienne Bréval sur le feuillet de garde.
Ainsi était-il relié par Noulhac, mais sans ses couvertures d’origine – fait capital pour la suite.
Carteret, Meeus et la métamorphose
C’est ici que le drame bibliophilique se joue. Le libraire Carteret, flairant l’occasion, achète l’exemplaire et songe à le revendre à Laurent Meeus, grand bibliophile belge. Mais Carteret, homme d’action plus que de scrupule, juge la reliure de Noulhac indigne du marché qu’il vise.
Il fait briser la reliure, détruit la garde portant la signature de Lucienne Bréval, et confie l’ouvrage à un autre atelier. Desprechins (Le Livre et l’Estampe, 1967, nos 51-52) rapporte :
« Des couvertures y ont été ajoutées et les tranches dorées sur témoins. Cette reliure, exécutée par Mercier en 1934, est signée Cuzin [mort en 1890]. »
C’est-à-dire qu’on fit réaliser, en 1934, une reliure moderne signée du nom d’un relieur disparu depuis quarante-quatre ans – clin d’œil involontaire ou supercherie pieuse ? L’histoire hésite.
La couverture ajoutée, sans dos, provenait du troisième état de la première édition – celui où les cinq fautes sont corrigées. Comme le dos ne portait pas le bon prix de 6 francs (réservé aux exemplaires sur Hollande), il fut tout bonnement omis, afin de ne pas trahir la substitution.
Meeus achète le volume à Carteret le 28 décembre 1933 pour 33 000 francs. Une facture de Mercier, successeur de Cuzin, datée de mars 1934, atteste d’un prix de 1 950 francs pour la reliure et 60 pour l’étui.
C’est donc bien cette année-là que l’exemplaire perdit son feuillet autographe, gagna une reliure faussement signée, des couvertures d’époque rapportées, et trois feuillets blancs (un en tête, deux en queue) pour masquer les cicatrices du volume. Meeus y apposa son ex-libris – Wittock en relève la trace (1982, n° 945).
Dernier acte : Simonson et l’oubli
À la mort de Meeus, sa veuve confia la bibliothèque à Simonson, libraire habile, en octobre 1950. Celui-ci, dit-on, s’attribua généreusement la propriété de plusieurs Baudelaire. L’exemplaire des Fleurs du Mal resta dans ses mains jusqu’à la dispersion de 2013.
La notice de Sotheby’s, tout comme celle de Chalvet avant elle, ne semble pas avoir perçu l’évidence : le dos manquant n’est pas une lacune accidentelle, mais la trace même de la manipulation ; il aurait révélé que la couverture ajoutée provenait d’un exemplaire sur papier ordinaire, non d’un tirage sur Hollande.
Épilogue
Ainsi ce volume, qui naquit dans la pureté d’un tirage d’élite, connut les avatars du commerce : brisé, recomposé, grimé, revendu, exilé. Il porte en lui tout le drame de la bibliophilie : la tension entre le désir d’authenticité et la tentation de perfection.
Ce Bréval / Meeus / Simonson reste un témoin éloquent : il rappelle que les grands papiers, fussent-ils de Hollande, ne sont jamais à l’abri des ravaudages des hommes. Chaque reliure, chaque feuillet ajouté ou supprimé raconte une histoire – celle, parfois mélancolique, de nos propres illusions de collectionneurs.
La fiche du catalogue Sotheby’s:
BAUDELAIRE, CHARLES
LES FLEURS DU MAL. PARIS, POULET-MALASSIS ET DE BROISE, 1857. IN-12. MAROQUIN BORDEAUX, PLATS DÉCORÉS D’UNE GRANDE COMPOSITION DORÉE DANS LE STYLE LE GASCON AVEC FILETS D’ENCADREMENTS DROITS ET COURBES ET UN GRAND FLEURON CENTRAL QUADRILOBÉ AUX PETITS FERS POINTILLÉS, DOS À NERFS ORNÉS DE CAISSONS À PETITS FERS COURBES POINTILLÉS, DENTELLE INTÉRIEURE À ROULETTES ET FILETS DORÉS, GARDES DE PAPIER PEIGNE, COIFFES GUILLOCHÉES, DOUBLE FILET SUR LES COUPES, TRANCHES DORÉES SUR TÉMOINS, COUVERTURE (CUZIN) (SIC).Estimation: 80,000 – 120,000 EUR 2 ff.n.ch. (f.-t. et t.), 248 pp., 2 ff.n.ch. de table (le f.bl. après le 1er plat et les 2 ff.bl. avant le 2e ont été ajoutés à la reliure, les Fleurs n’en ayant pas).
édition originale.un des [20] ex. sur vergé d&c Blauw (écu couronné), dit couramment papier de hollande, numéro 16 de la liste Chalvet (1975) qui nous livre les informations suivantes.
Anciennement exemplaire de Lucienne Bréval dans une reliure janséniste doublée de Noulhac de 1902 (tête dorée, non rogné, sans couverture), tel qu’il est encore décrit dans un catalogue Ronald Davis en octobre 1924 avec la signature de Bréval sur une garde.
Acheté en 1932 par Carteret “qui le destinait à Laurent Meûs, il a subi les modifications suivantes : La reliure de Noulhac a été brisée et la garde, portant la signature de Lucienne Bréval, détruite. (…) Des couvertures (sic) y ont été ajoutées et les tranches dorées sur témoins. Cette reliure, exécutée par Mercier en 1933 [1934, voir infra], est signée Cuzin [mort en 1890]”. La couverture sans dos fut donc ajoutée. Le grand papier n’en ayant pas de particulière sauf le dos à 6 fr., elle est, comme il se doit, du 3e état de la 1ère avec les 5 fautes corrigées (R. Desprechins, Le Livre et l’Estampe, 1967, n° 51-52, version revue de celle de 1966 qu’utilisa la réédition Carteret du Véxin français en 1976). Reprenant son étude de 1960 du Livre & l’Estampe, Maurice Chalvet en dénombre 22 en 1975 dans le Bulletin du Bibliophile, mais il convient lui-même que des exemplaires ont pu être transformés, – auxquels il faut ajouter le Banville découvert en 1984. Poulet-Malassis signalait 20 exemplaires sur vergé ; La Fizelière-Decaux seulement 10. L’étude du vergé des Poulet-Malassis de 1857 serait instructive. Lui-même parle simplement de vergé ou parfois de vergé de fil. Notons que le filigrane D&C Blauw n’a jamais été précisé par les baudelairiens.
[pièces jointes (montées) :]
– suite des 4 (sur 5) portraits à l’eau-forte (re)tirés sur Chine dont les 2 par Manet. Ils figurèrent en 1er tirage sur vélin dans la biographie du poète par Asselineau (P., Lemerre, 1869). Déjà montés en 1902 par Noulhac.
– lettre autographe signée à [Alphonse de Calonne], 15/12/1859. Une page sur un feuillet in-12 (175 x 135 mm) sur vélin mince au timbre sec de la ville de Paris, monté sur un feuillet de garde (CPL I, 1973, p. 637). Le directeur de la Revue contemporaine refusa les 3 poèmes qu’il lui envoie : [A une Madone], Le Cygne et [Le Squelette laboureur]. C’est l’obscure petite revue La Causerie qui les accueillit ! Belles gloses de 3 autres poèmes projetés qu’il écrivit finalement en prose, sauf le premier sous les 2 formes. La Belle Dorothée [et Bien loin d’ici] : “beauté de la nature tropicale ; idéal de la beauté noire”, La Femme sauvage… : “sermon adressé à une petite-maîtresse qui a des douleurs imaginaires” et Les Tentations… : “la fortune, l’amour et la gloire, s’offrent, pendant son sommeil, à un homme qui les repousse, et qui dit en se réveillant : si j’avais été éveillé, je n’aurais pas été si sage !” (titres définitifs abrégés).
Petit point d’acidité p. 9 et passim, déchirure marginale p. 199, sinon bel exemplaire avec de beaux témoins (H. 191,5 mm).
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