Éloge du silence bibliophilique

par Barthélémy d’Arcole, Inspecteur des Mirages Marchands de la Guilde des Bibliopolicés.

Amis bibliophiles, bonjour.

Un soir d’automne, dans le cabinet lambrissé de la Guilde, deux membres conversaient à voix basse : Alcide Raturon, le voyageur des temps, et Achille Dandillot, chroniqueur passionné, plume vive mais cœur sensible.

Autour d’eux, la lumière tombait sur les reliures comme une pluie d’or ancien ; un exemplaire d’Uzanne reposait sur un guéridon, entre deux tasses de café refroidi.

I. Dialogue sur un silence troublant

— Alcide, soupira Achille, as-tu remarqué ?

Des centaines de lecteurs viennent lire nos articles sur bibliophilie.com. Les compteurs s’affolent, les pages s’ouvrent, les visiteurs affluent… mais pas un mot, pas une ligne en retour.

Pas même un “merci” ou un “formidable”.

J’ai l’impression d’écrire pour des fantômes bien éduqués.

Raturon, souriant doucement, ferma son livre sans le marquer d’un doigt.

— Mon cher Achille, ce que tu appelles absence est peut-être, au contraire, la forme la plus polie de la présence.

— Tu veux dire qu’ils nous lisent en silence par délicatesse ?

— Exactement. Le silence est, chez le bibliophile, une seconde nature. Il parle peu, mais il comprend beaucoup. Tu veux que je t’explique ?

— Je t’en prie, éclaire-moi.

— Alors écoute, et ne m’interromps pas : je vais te dire pourquoi ton absence de commentaires est en réalité un compliment discret.

II. Éloge du silence bibliophilique (discours d’Alcide Raturon)

On m’a souvent demandé pourquoi les bibliophiles ne lisaient pas toujours leurs livres.

Question naïve, mais touchante, comme celle d’un enfant qui demande pourquoi les papillons ne mangent pas les fleurs qu’ils butinent.

C’est qu’il y a, dans le geste de ne pas lire, une forme de dévotion silencieuse : le respect sacré de l’objet, la crainte de froisser la feuille, d’effacer la virginité du papier.

Le bibliophile aime le livre comme on aime un secret — en silence.

Et voilà qu’aujourd’hui, l’ère numérique, avec ses bavardages sans fin et ses notifications stridentes, nous reproche cette retenue.

“Pourquoi ne commentez-vous pas ?”, s’étonnent certains lecteurs modernes en scrollant sur bibliophilie.com.

Pourquoi ? Parce que vous êtes, amis bibliophiles, de la race ancienne de ceux qui tournent les pages avec lenteur, qui respirent entre les lignes, qui préfèrent le murmure à la clameur.

Votre silence, loin d’être un oubli, est un hommage.

III. Des lecteurs muets et des bibliophiles discrets

Le bibliophile ne parle pas.

Il soupèse, il contemple, il flaire.

S’il ouvre un livre, c’est pour en vérifier le froncement du papier, non la trame du récit.

Et s’il lit un article — disons, sur bibliophilie.com — il le lit avec la même intensité contemplative, la même pudeur qu’il met à tourner la page d’un in-octavo rare.

Certains auteurs, plus nerveux que patients, aimeraient voir des commentaires fleurir sous leurs chroniques comme des ex-libris au revers d’un titre.

Mais non. Rien.

Le silence.

Un silence impeccable, poli, glacé comme le vélin d’un missel de 1620.

Et je les entends, ces auteurs, soupirer doucement :

— “Ai-je été lu ?”

Oui, cher ami, tu as été lu, mais avec ce respect muet qui sied aux choses précieuses.

Ne rien dire, pour un bibliophile, n’est pas indifférence — c’est révérence.

Le commentaire serait comme une annotation en marge : un geste trop vif, presque impudique.

Les marges, c’est l’intime. On ne les profane pas d’un clic.

IV. Du silence comme marque de distinction

Il est des sociétés où l’on mesure la valeur d’un homme à son nombre de mots.

La nôtre fait partie de celles qui mesurent la délicatesse à l’économie des phrases.

Un bibliophile ne s’explique pas, il se laisse deviner ; il ne commente pas, il acquiesce silencieusement, entre deux respirations.

C’est, au fond, la politesse suprême.

Autrefois, dans les salons lettrés, le compliment trop sonore était considéré comme vulgaire.

De même, sur bibliophilie.com, le silence des lecteurs équivaut à un salut incliné, discret, presque galant.

Le bibliophile n’applaudit pas : il approuve de l’âme.

Car enfin, que serait le bruit dans un cabinet de lecture ?

Imaginez un homme s’écriant, au milieu d’un in-folio : “Ah ! Quelle belle reliure !”

Sacrilège.

De même, dans la bibliothèque numérique, tout commentaire tonitruant rompt l’incantation.

Vous lisez en silence parce que vous appartenez, sans le savoir, à l’Ordre des Lecteurs Muets.

V. Petite sociologie de la retenue

L’homme moderne s’exprime pour exister ; le bibliophile, lui, se tait pour être.

C’est une différence subtile, mais essentielle.

Le silence bibliophilique n’est pas un vide : c’est un espace de concentration.

Il n’est pas absence : il est présence pure.

Le lecteur de bibliophilie.com, tel un moine copiste numérique, lit dans la lumière bleutée de son écran, avec la gravité d’un bénédictin du clic.

Il ne laisse aucune trace visible — pas un pouce levé, pas un cœur, pas un mot.

Mais il conserve l’article dans un dossier secret, intitulé “À relire plus tard”, qu’il ne rouvrira jamais.

C’est sa manière d’aimer.

Et si, un jour, son navigateur devait s’effondrer, il serait pris d’un chagrin réel : la perte d’un texte qu’il n’avait pas commenté, mais qu’il savait là, disponible, comme un livre endormi dans une vitrine.

VI. De la peur d’abîmer la page

Pourquoi ce mutisme ?

Parce que chaque bibliophile craint d’altérer l’ordre fragile des choses.

Écrire un commentaire, c’est poser sa plume sur un parchemin déjà calligraphié.

On redoute la tache d’encre, le mot de trop, la maladresse.

Alors on se retient, on savoure, on s’efface.

Les lecteurs d’autres sites s’expriment bruyamment, mais vous, vous restez là, dans la retenue du collectionneur qui ne veut pas trop manipuler un exemplaire rare.

C’est votre noblesse.

Certains commentent comme on feuillette un livre de poche ; vous, vous gardez le silence comme on conserve un Alde dans sa boîte.

Il y a, dans le clic suspendu, une élégance.

C’est le même geste que celui du bibliophile devant un frontispice qu’il admire sans oser le toucher.

La souris tremble, l’index hésite ; puis rien.

Le respect triomphe.

Le commentaire ne sera pas posté.

Et c’est très bien ainsi.

VII. Théorie générale du non-commentaire

J’ai tenté, par curiosité scientifique, de classer les degrés du silence bibliophilique :

  1. Le Silence de Révérence.
    Celui du lecteur ému, qui n’ose rien dire tant il a aimé.
  2. Le Silence de Collection.
    Celui du bibliophile qui stocke les articles comme des volumes, pour le plaisir d’en posséder la série complète.
  3. Le Silence de Délégation.
    Celui du lecteur qui pense que d’autres commenteront à sa place.
  4. Le Silence Défensif.
    Celui qui craint de paraître pédant.
  5. Le Silence de Pureté.
    Celui de ceux qui considèrent que tout mot ajouté abîmerait la perfection du texte.

Ces cinq degrés forment la hiérarchie secrète des lecteurs du site.

Tous appartiennent à la même confrérie du silence.

VIII. Du commentaire comme faute de goût

J’ai un ami libraire — homme délicieux, esprit fin, mais bavard.

Chaque fois que je publie un article, il m’écrit pour me dire : “Ah ! Cette phrase est superbe !”

Je le remercie poliment, tout en ressentant une légère crispation.

Car il a, en commentant, brisé le charme du silence.

La parole, en matière bibliophilique, a la lourdeur du signet mal placé.

On l’accepte, mais on ne la recherche pas.

L’idéal serait que les lecteurs communiquent entre eux par le seul bruissement des pages tournées — ou, à défaut, par le soupir reconnaissant que l’on pousse après une belle lecture.

J’ai parfois imaginé un bouton secret : le “clic muet”, un geste invisible qui enregistrerait la gratitude du lecteur sans troubler la surface du texte.

Mais après réflexion, j’ai renoncé.

Le silence reste plus noble.

IX. L’art d’aimer en silence

Il existe mille façons d’aimer un livre : le lire, le respirer, le ranger, le restaurer, le photographier, ou simplement le savoir là.

Le silence fait partie de cet amour.

Car dire, c’est parfois réduire.

Les mots sont utiles pour écrire les livres ; ils le sont moins pour les remercier.

L’amour bibliophilique est un amour sans phrases.

Il s’exprime par la présence discrète, par la fidélité de la visite, par l’œil qui s’attarde et l’esprit qui s’envole.

Chaque lecteur silencieux est un veilleur : il maintient, sans le dire, la flamme de la lecture authentique — celle qui n’a pas besoin de se proclamer.

X. Louange finale du silence (et épilogue)

Alcide referma sa tirade d’un ton paisible.

Achille, songeur, remuait la cuillère dans sa tasse depuis dix minutes.

— C’est très beau, Alcide, murmura-t-il enfin.

Mais tout de même… un petit commentaire, de temps en temps, ça ne ferait pas de mal.

— Sans doute, répondit Alcide en souriant. Le silence est d’or, mais un mot gentil, de temps à autre, ne blesse jamais un auteur.

Et ils burent en silence — ce silence que seuls les vrais bibliophiles savent comprendre.

Barthélémy d’Arcole

Inspecteur des Mirages Marchands de la Guilde des Bibliopolicés

(et témoin attendri de la conversation entre Alcide et Achille)

2 Commentaires

  1. sans commentaire 🙂
    Mais tu as raison, un commentaire, un « j’aime » (bon, ce n’est pas possible sur ton site…) de temps en temps, pour activer le circuit de la récompense (comme on dit dans Dopamine, sur Arte – allez voir, c’est instructif), ça fait du bien 🙂

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