par Eliphas Loewy, Inspecteur des ouvrages interdits, en charge des volumes qui chuchotent quand on les ouvre
Amis bibliophiles, bonjour,
(Dossier IGLI n° 78-11/Γ, partiellement déclassifié)
Je n’avais encore jamais eu à ouvrir un dossier de ce type. Habituellement, les « cas » que nous traitons à la Guilde relèvent de l’obsession bibliophilique classique – formes aiguës mais connues : l’acheteur compulsif d’exemplaires multiples, l’amateur persuadé que son Alde est plus aldine que l’aldin des autres, l’accumulateur qui ne lit rien mais aligne ses acquisitions comme des fioles de venin. Bref, rien que notre service ne sache surveiller avec une ironie professionnelle.
Mais Coxe, lui, ne rentrait dans aucune catégorie.
Ou plutôt : il les contenait toutes.
Ce que nous appelons désormais « le cas Coxe » fut d’abord un simple signalement, une ligne dans le registre des anomalies : « Forte intensité bibliographique dans domaine ésotérique ; rédaction d’un catalogue de grimoires d’ampleur inhabituelle ; risque de dérive herméneutique. À suivre. » J’ai vu passer des alertes semblables sur des maniaques de la kabbale chrétienne ou des collectionneurs d’Eliphas Lévi un peu théâtraux ; jamais encore un dossier n’avait exigé l’intervention conjointe de la Section Hermétique, du Bureau de Surveillance des Textes à Risque et, pour ce qui me concerne, des Livres qui Chuchotent Quand On Les Ouvre.
Je reçus la réquisition un mardi matin, à une heure où les grimoires ont encore l’obligeance de se tenir tranquilles. Elle tenait en une phrase :
« Inspecteur Loewy : ouvrir enquête sur individu Frédérick Coxe, suspecté d’atteindre au seuil bibliographique critique. »
Un seuil critique, dans notre jargon, c’est ce moment où le savoir s’accumule à un point tel que la connaissance cesse d’être une fin et devient un vecteur. Quand l’érudition ne décrit plus le terrain occultiste : elle le recompose.
I. Première approche: l’homme qui classait l’inclassable.
On m’avait dit : « Coxe écrit un catalogue de grimoires. »

Il y en a eu d’autres avant lui : bibliographies partielles, curieuses listes d’ouvrages, esquisses de corpus. Rien qui fasse trembler les fondations de la Guilde.
Mais lorsque je posai les yeux sur ses deux volumes – 920 pages de typologie, d’analyses, de descriptions, d’histoires, de drames, de manuscrits perdus, retrouvés, réinterprétés – j’eus un bref vertige. Pas d’effets d’annonce : simplement la sensation d’une densité. Comme si le papier avait pris du poids.
Le catalogue de Coxe n’était pas un catalogue.
C’était une tentative de stabilisation de l’instable.
Je commençai à lire les premières pages, la préface où il raconte l’origine de son obsession. Je retrouvai ce que nous observons chez certains collectionneurs pathologiques : un événement initial, presque anodin, transformé en fulgurance – « la première fois que j’ai senti l’appel du livre secret », « la première jaquette noire », « la première odeur de soufre imaginaire ». Des récits de vocation. Mais chez Coxe, ce moment fondateur avait quelque chose d’organique :
le livre avait choisi l’homme. Et l’homme avait répondu.
II. Dans les archivs de la la Guilde: les premiers signalements
En consultant les archives internes, je découvris des rapports anciens, jamais classés faute de preuves.
« Sujet Frédérick Coxe, lecteur intensif de textes magico-rituels. Collecte systématique d’éditions rares. Tendance à reconstituer la trajectoire complète d’un ouvrage à travers les siècles. À observer. » — Rapport n° 11-72 île/α
Rien d’alarmant en soi.
Sauf la dernière ligne :
« A demandé l’accès aux dossiers Guaita, section interdite. Motif : étude comparative. »
Personne ne demande jamais « l’étude comparative » de Guaita.
On demande éventuellement l’autorisation d’y jeter un œil. Guaita n’a pas besoin qu’on le compare : il avale son lecteur.
Et Coxe, lui, voulait la totalité.
Les dates, les provenances, les doublons, les manuscrits marginaux, les erreurs des copistes, les éditions pirates, les fausses adresses, les tirages éphémères.
Il voulait les voir tous ensemble. Et les réordonneurs sont dangereux : ils ne se contentent pas de lire les livres, ils tentent de les remettre à leur place idéale.
III. ENTRETIEN AVEC LE SUJET : NOTES SUR UNE OBSESSION
Je fus mandaté pour une visite officielle.
Coxe m’attendait dans un bureau encombré – pas de manière pathologique, non : de manière géologique. Tout avait été stratifié, fossilisant presque le passage du temps.
Sa voix avait ce calme particulier qu’on retrouve chez certains moines et certains maniaques : une tranquillité absolue issue de la conviction. Il parlait des textes comme on parle de personnes disparues que l’on espère retrouver.
Et son regard, chaque fois que je mentionnais un titre, glissait vers un coin d’étagère où un ouvrage, manifestement, exerçait sur lui une attraction magnétique.
« Je ne m’intéresse pas à la magie, Loewy. Je m’intéresse au moment où le texte devient plus que son texte. ». Je notai cela mot pour mot.
C’était précisément ce que nous redoutions.
IV. L’effet Coxe
Chez Coxe, les phénomènes observés dépassaient les limites de la simple expertise.
1. Les livres venaient à lui
Phénomène attesté par plusieurs libraires : chaque fois qu’un exemplaire rarissime réapparaissait, il trouvait mystérieusement sa route vers Coxe.
2. Les libraires avaient peur de lui
Ils redoutaient qu’il sache mieux qu’eux ce qu’ils tentaient de vendre.
3. Les textes changeaient sous ses yeux
Sa lecture révélait des strates de signification enfouies : variantes, filiations, erreurs typographiques devenues traces généalogiques.
V. Pourqui une enquête de l’IGLI?
Parce que Coxe, sans en avoir pleinement conscience, était en train de réarchitecturer le champ entier de la magie savante imprimée.
Il unifiait ce que l’histoire avait dispersé, nommait ce que la tradition avait laissé anonyme, classait ce que personne n’avait osé classer.
Un membre du Conseil formula l’inquiétude que nous n’avions jamais entendue :
« Il sait peut-être trop. Et le problème, c’est qu’il sait juste. »
VI. L’ombre d’un autre
Lorsque je quittai son manoir — une demeure silencieuse, gardée par les ombres des livres plutôt que par des chiens — je sentis l’air froid me tomber sur les épaules.
La nuit était nette, sans lune. Je descendais l’allée de gravier lorsque j’aperçus une silhouette, immobile, sous un réverbère mourant. Un manteau long. Une posture légèrement voûtée. Une manière de fumer qui n’appartient qu’à un homme qui réfléchit plus qu’il ne vit. Je crus reconnaître le port de tête. La nonchalance faussement distraite.
Et surtout le regard oblique, celui d’un enquêteur qui voit arriver les catastrophes avant tout le monde. La silhouette tourna légèrement la tête. Une seconde.
Juste assez pour que j’aie le doute. Lucas Corso. Ou quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup trop.
Lorsqu’une voiture passa, la lumière du phare éclaboussa l’allée. La silhouette avait disparu.
Ce n’est que plus tard, en rédigeant mon rapport, que je compris ce que cela signifiait :
si Corso rôdait autour de Coxe — ou si Coxe avait fait appel à lui — alors ce dossier était loin, très loin d’être clos.
VII. Conclusion: un homme qui avait vu la structure
Si je devais résumer ce que représente Frédérick Coxe pour la Guilde, je dirais ceci : Il n’est pas un simple bibliographe. Il n’est pas un collectionneur obsessionnel. Il n’est pas un illuminé.
Il est l’homme qui a tenté d’observer la structure même des grimoires, comme on observe un organisme vivant dont chaque veine renvoie à une autre.
Et à ce jour, il est l’un des rares à l’avoir fait sans que son esprit ne s’effondre.
Quant à Corso… s’il était réellement là cette nuit-là, alors ce que vous lirez dans l’article suivant vous racontera pourquoi. Car l’enquête continue.
Et quelque chose me dit qu’elle va déborder de mon département.
Eliphas Loewy
Inspecteur des ouvrages interdits, en charge des volumes qui chuchotent quand on les ouvre
Oh là là, excellent !