Amis bibliophiles, bonjour.
Si le destin, ce grand relieur d’histoires improbables, avait inséré dans ma biographie un feuillet nouveau, quelque page audacieuse où l’on m’eût vu, par la grâce des urnes et des combinaisons politiques, nommé ministre de la Culture en cette année charnière 1900, je puis vous assurer que l’histoire littéraire et artistique de la France aurait pris une tournure plus voluptueuse, plus raffinée, et surtout plus courageuse.
En ce commencement de siècle, où le bruit des machines et la fumée des usines commencent à ternir la lumière des bibliothèques, il eût fallu un homme sachant que la beauté est un ministère, et que la culture, au sens le plus noble, exige non des comptables, mais des orfèvres. Je me fusse employé à l’être, orfèvre de l’esprit, doreur des marges du livre national.

I – Un Ministère orné, parfumé et relié plein cuir
Dès ma prise de fonctions, j’aurais fait décorer la rue de Valois comme on pare un livre de dédicace : boiseries fines, tentures de soie, tapisseries à motifs symbolistes. Finies les antichambres mornes où les solliciteurs piétinent sous des plafonds gris. Le ministère aurait exhalé un parfum de violette et de papier ancien ; on y eût circulé comme dans un cabinet de lecture intime.
Chaque fonctionnaire aurait reçu, en guise de livret d’accueil, un ex-libris ministériel, gravé à l’eau-forte par un artiste de l’avant-garde, attestant qu’il entrait au service non d’une bureaucratie mais d’une mission sacrée : l’ornementation morale de la Nation.
II – La Bibliothèque Nationale, cœur battant de la République
Ma première réforme aurait été pour notre Bibliothèque Nationale : non plus simple réceptacle des productions imprimées, mais temple vivant où le livre respire et où le lecteur est traité comme un initié.
J’aurais aboli l’austérité poussiéreuse : lecture sur fauteuils de velours, lumière filtrée par vitraux aux armes des provinces, service du thé dans la salle ovale à quatre heures précises, comme à la cour d’Angleterre. Les conservateurs, recrutés pour leur érudition mais aussi pour leur élégance, auraient porté redingote et gants blancs, non pour la pose, mais pour la délicatesse du papier.
Un budget spécial eût été affecté à la reliure d’art : aucun incunable ne quitterait l’atelier sans sa jaquette de maroquin fin, doublée de soie moirée. Quant aux éditions modernes, elles eussent été choisies, reliées et numérotées, afin qu’un lecteur en 2000 retrouvât dans nos dépôts non une triste reliure d’éditeur, mais une parure digne.
III – Une École des Belles Lettres et des Arts du Livre
J’aurais créé, sous l’égide de l’État, une École Nationale des Belles Lettres et des Arts du Livre : institution hybride, à mi-chemin entre l’atelier d’artiste et l’académie. On y formerait relieurs, graveurs, typographes, illustrateurs, bibliographes, bibliophiles même ! Car l’amour du livre s’enseigne, comme l’amour de la peinture ou de la musique.
Les cours auraient inclus :
- Histoire esthétique des reliures françaises et étrangères
- Typographie expressive
- Sociologie de la lecture
- Chimie appliquée à la conservation des papiers et encres
Chaque promotion porterait un nom choisi parmi les grands disparus : Promotion Nodier, Promotion Barbier, Promotion Champfleury…
IV – Le Musée Imaginaire du Livre
Le public n’imagine pas la puissance évocatrice qu’a un livre exposé hors de son contexte habituel. J’aurais institué un Musée du Livre, mobile et permanent, accueillant les manuscrits enluminés comme les romans populaires, les éditions originales comme les livres d’enfants. Le parcours aurait été scénographié : musique discrète, odeur de cire et de parchemin, vitrines basses pour inviter à la contemplation.
Chaque trimestre, une exposition thématique : La tentation orientale dans le livre français, Romans à clefs et clefs perdues, Le livre interdit. Les catalogues, imprimés sur vélin, seraient devenus en eux-mêmes des objets de collection.
V – Les bibliothèques provinciales, satellites d’élégance
Les provinces ne seraient pas délaissées. Au contraire, j’aurais créé un réseau de bibliothèques satellites, chacune spécialisée : Rouen pour l’histoire maritime, Avignon pour le théâtre, Nancy pour l’art nouveau, Bordeaux pour le vin et la gastronomie… Les directeurs, bibliophiles avertis, seraient encouragés à constituer des fonds de curiosités, à échanger avec les confrères étrangers, à publier des bulletins illustrés.
VI – La défense du patrimoine imprimé
J’aurais fait voter une loi sur la protection du patrimoine imprimé, interdisant l’exportation des manuscrits et éditions rares sans agrément ministériel. Les ventes publiques auraient eu l’obligation de déclarer tout livre antérieur à 1600, et l’État disposerait d’un droit de préemption immédiat.
Quant aux bibliothèques privées en péril, elles auraient bénéficié d’un statut de « réserve nationale temporaire » : l’État en financerait la conservation à domicile, garantissant que les héritiers ne disperseraient pas en un week-end ce que trois générations avaient rassemblé.
VII – L’éducation du goût
Aucun ministère digne de ce nom ne saurait se contenter de protéger ; il faut aussi éduquer. J’aurais introduit dans les lycées un cours de culture esthétique, comprenant la lecture commentée de pages choisies, la visite de librairies anciennes, l’initiation à la reliure simple. Les élèves apprendraient à reconnaître un frontispice, une belle composition typographique, un filigrane ancien.
J’aurais plaidé pour que l’on sache, à dix-sept ans, non seulement déclamer Le Cid, mais aussi distinguer un maroquin janséniste d’une dentelle à la fanfare.
VIII – La presse et l’édition sous surveillance bienveillante
Les éditeurs, sous mon règne, n’auraient pas été livrés à eux-mêmes. J’aurais instauré un Conseil des Lettres où siégeraient critiques, écrivains, bibliophiles, typographes. Ce conseil jugerait des projets non sur leur rentabilité immédiate, mais sur leur valeur pour l’héritage commun.
La presse, elle, aurait été invitée à consacrer une page hebdomadaire au livre rare, à la curiosité imprimée, au portrait d’un relieur ou d’un collectionneur.
IX – Les fêtes du livre
Parce que la culture est aussi une fête, j’aurais institué la Semaine Nationale du Livre, chaque printemps : parades de bibliophiles en costumes d’époque, lectures publiques dans les jardins, banquets littéraires où l’on boirait du champagne en écoutant des conteurs. Les trains auraient offert des billets à tarif réduit aux voyageurs transportant au moins trois livres.
X – Un héritage
Je sais : tout cela relève du rêve. Mais un rêve ministériel, nourri de conviction et d’esthétique, vaut mieux que mille décrets ternes.
Si j’avais été ministre de la Culture en 1900, j’aurais laissé à la France non pas un bilan comptable, mais une empreinte : celle d’un pays où la beauté du livre est une affaire d’État, où chaque page tournée est un acte de citoyenneté, et où l’élégance est considérée comme une vertu civique.
Et peut-être, qui sait, que dans quelque recoin des archives de la rue de Valois, un jour, un chercheur découvrira un dossier jauni portant ce titre : « Programme Uzanne – 1900 ».
Alors, il saura que ce ne fut pas qu’une fantaisie, mais une possibilité réelle, un chemin que la République aurait pu emprunter — et qui, en secret, attend toujours son heure.
O. U.
Cote Guilde des Bibliopolicés : GBO-UCHRON-1900-UZANNE
Je vous remercie pour ce beau développement qui reprend beaucoup de raisons pour lesquelles on peut devenir bibliophile. Il y avait dans la bibliothèque de mes parents un exemplaire original du « Manuel des amphitrions » de Grimod de la Reynière, je l’avais découvert longtemps après que mon père eût fait disparaître tous les livres anciens dont il avait hérité à la mort de ses parents, venus de Nantes, émigrés en Belgique à la suite de la révolution de 1789. J’avais 12 ou 13 ans et tout m’attachait à ce livre, l’odeur du cuir et du vieux papier, la typographie, les gravures, la présentation des mets et les recettes et l’évocation des usages. Progressivement j’ai découvert les salles de vente et, après 1966, les quais de Paris et leurs boites à livres anciens. Devenu agrégé de lettres romanes et historien d’art (renaissance et temps modernes), j’ai eu l’occasion d’y acheter entre autres un exemplaire des « Illustres Françaises » de Robert Challe, ce qui m’a permis, des années plus tard, de travailler avec Frédéric Deloffre, et de continuer à acquérir des livres anciens et de devenir éditeur de textes introuvables et passionnants…
Merci d’avoir partagé cette belle histoire familiale et bibliophilie avec nous Jacques.
Hugues