Carnets de Gabriel Varennes, courtier en livres rares : mes débuts

par Gabriel Varennes, courtier en livres rares

Amis bibliophiles, bonjour,

Je vous rejoins à la demande de la Guilde, qui m’a prié de vous partager quelques unes de mes aventures, réelles ou fantasmées. Je suis courier en livres rares. Vous lirez mes aventures ici. Celles que je peux partager.

On me demande parfois comment je suis arrivé là : dans cette zone grise où se croisent héritiers avides, libraires roués, collectionneurs compulsifs et ces quelques âmes damnées qui vendraient père et mère pour un vélin jauni. Je ne réponds jamais vraiment. Pas par goût du secret, mais parce que la vérité ne fait pas vendre, et que j’ai appris, très tôt, que la fiction se monnaie mieux. Pourtant, aujourd’hui, je vais vous raconter comment j’ai commencé.

Je suis né à Paris. Mon père était français, ouvrier dans l’imprimerie ; ma mère, espagnole, fille d’un relieur madrilène. Elle avait emporté dans ses bagages une bibliothèque modeste, faite de livres abîmés, de romans populaires et de quelques volumes de dévotion. Rien de rare, rien de précieux, sauf pour l’enfant que j’étais. J’ai grandi entre l’odeur de l’encre et le cuir fatigué des volumes que ma mère essuyait chaque semaine avec la méticulosité d’une religieuse. C’est elle qui m’a appris à aimer les livres, même lorsqu’ils n’étaient que des cadavres d’encre et de papier.

Je n’ai jamais étudié. Les bancs de l’université m’ont été étrangers. Mon école, je l’ai trouvée ailleurs, dans les marges. À dix-huit ans, je suis tombé sur Lucas Corso. Non pas tombé par hasard : j’avais déjà commencé à traîner dans les librairies de la rive gauche, à écumer les ventes publiques, à flairer les pistes. J’étais ce qu’on appelle un « gamin des catalogues », sans un sou mais toujours présent, toujours le premier à demander : « Puis-je le voir ? » On me prenait pour un curieux, on avait raison. Mais un curieux affamé, prêt à tout pour apprendre.

C’est dans une salle de vente, rue Drouot, que je l’ai vu pour la première fois. Corso. Il était assis au dernier rang, silencieux, observant. Le commissaire-priseur ânonnait des lots de bibliothèques dépecées. Moi, je suivais des yeux un exemplaire médiocre d’un Rabelais trop vanté. Corso leva à peine la main. Le marteau tomba. Personne n’osa surenchérir. Je compris, ce jour-là, qu’il y avait des hommes pour qui la salle se taisait d’elle-même.

Je l’ai suivi. Littéralement. Il sortit, et je me mis dans son ombre. Il marcha longtemps, traversa Paris sans se retourner, comme s’il savait que je le suivais. Devant un bistrot de quartier, il s’arrêta enfin, alluma une cigarette, et me lança : « Tu sais lire ? »
J’hochai la tête.
« Alors tu sais déjà plus que la plupart de mes clients. »

Voilà comment débuta ma formation. Non pas une école, mais une errance guidée. Corso ne m’expliquait rien. Il montrait, il agissait, et je devais comprendre. Quand je ne comprenais pas, il ne corrigeait pas. Il disparaissait. Puis il revenait, comme si de rien n’était. Je devais être là, toujours prêt, toujours attentif.

Il m’apprit que le livre rare n’est pas une relique, mais une arme. Une arme contre l’ignorance, contre l’ennui, contre la pauvreté aussi. Mais surtout, une arme de pouvoir. Chaque livre rare est un miroir, disait-il, tendu à celui qui le désire. On ne vend pas du papier, on vend le reflet qu’un homme veut voir de lui-même. J’ai compris plus tard qu’il appliquait à la bibliophilie ce que d’autres appliquent à la guerre : des stratégies de siège et de diversion.

Je l’ai accompagné dans ses voyages. Madrid, Tolède, Naples, Bruxelles, Genève. Dans chaque ville, il avait ses repères : une arrière-salle, un libraire complice, un hôtel miteux où la femme de chambre savait garder le silence. J’apprenais en observant. Comment Corso tournait un feuillet, comment il feignait l’indifférence, comment il humiliait d’un sourire ceux qui croyaient savoir.

Et puis il y avait Pereira. Le nain. Je l’ai haï aussitôt, sans même le connaître. Peut-être parce que Corso me le désigna d’un seul regard, lors d’une enchère, comme l’adversaire à battre. Pereira avait la mesquinerie des vainqueurs de seconde main. Il achetait toujours pour d’autres, pour plus riche que lui, et en tirait une arrogance sans mesure. Moi, je n’étais qu’un disciple sans gloire, mais je voyais dans ses yeux le même mépris qu’il réservait à Corso. Et ce fut suffisant pour que la rivalité devienne la mienne.

Avec Corso, j’ai appris la cruauté. Non pas celle du sang, mais celle du papier. L’art de laisser croire, l’art de se taire, l’art d’abandonner un livre pour mieux revenir le chercher quand l’autre a perdu tout intérêt. J’ai appris que la valeur d’un livre ne tient pas seulement à son édition, à sa reliure ou à sa provenance, mais à l’histoire qu’on raconte en le montrant. La bibliophilie n’est pas une science, c’est un théâtre.

Je me souviens d’un épisode à Naples. Corso me fit porter toute une nuit un incunable sous mon manteau. Je suais, je tremblais à l’idée d’être arrêté. Le matin, il me dit : « Tu vois, c’est ça, le poids d’un livre. Apprends-le. » Et il le revendit le jour même à un collectionneur tremblant de désir. Moi, je n’oubliai jamais la leçon : chaque livre est un fardeau qu’on n’accepte de porter que pour mieux s’en défaire au bon prix.

Un autre jour, à Bruxelles, il me fit asseoir au fond d’une salle de vente. « Regarde », me dit-il. Pereira était là, sûr de lui, enchérissant sans crainte. Corso laissa filer plusieurs lots, puis se lança brusquement, gonflant les prix, forçant Pereira à suivre. Au bout d’un moment, il s’arrêta net. Pereira avait trop payé. Il avait gagné, mais à quel prix ? Corso rit doucement. « Voilà, petit. On ne gagne jamais un livre. On gagne contre quelqu’un. »

Les années passèrent ainsi. J’apprenais, je perdais, je gagnais. Je devenais un courtier. Pas un libraire, pas un bibliophile. Ces deux-là ont des illusions : l’un croit vendre des trésors, l’autre croit les posséder. Moi, je ne crois plus. Je vends et j’achète, voilà tout. Et parfois, derrière ce cynisme, il reste quelque chose. Un amour des livres, peut-être. Mais un amour que je cache comme on cache une faiblesse.

Aujourd’hui encore, quand je vois Pereira lever sa main boudinée dans une salle, je sens la vieille haine de Corso bouillonner en moi. J’ai hérité de cette guerre. Et même si Corso a presque disparu, même si je marche seul désormais, je sais qu’à chaque enchère, à chaque catalogue, à chaque héritier qu’on dépouille, son ombre est là. Lucas Corso. L’absent. C’est mon ami et c’est mon maître, c’est mon maître et c’est moi ami. Celui qui m’a fait de moi ce que je suis : un courtier en livres rares.

Amis bibliophiles, vous m’avez demandé mes origines. Les voici. Ni noblesse, ni fortune, ni diplôme. Seulement un homme, Corso, une ombre, Pereira, et des milliers de pages que j’ai tenues dans mes mains sans jamais les posséder. Peut-être est-ce cela, ma vérité : je n’ai rien, mais j’ai tout vu. À bientôt.

Et si vous avez besoin de mes services, vous savez désormais où me trouver.

cote : B.VAR. MS I

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