Sainte-Beuve bibliophile et bibliopégimane.

Amis Bibliophiles Bonsoir,

Ah qu’il est bon d’avoir un vrai ami que les évolutions d’une balle de cuir sur un pré laisse de marbre! Un grand merci à Bertrand de vous proposer ce soir un très bel article sur Sainte Beuve.

« Il n’y a pas en lui un atome de Mirabeau ou de Jean Huss. Poser des dogmes n’est point sont affaire. Les renverser ou les assembler lui conviendrait mieux. Analyste et poète, érudit et homme de salon, toujours occupé d’idées ; philosophe et historien, insatiablement voluptueux de science, de livre et de pensée (…) » ainsi s’exprimait dans ses Mémoires Philarete Chasles, l’éminent philologue, à propos de Charles-Augustin Sainte-Beuve.
Passons rapidement sur le Sainte-Beuve écrivain que tout un chacun peut lire à l’envie notamment dans les 16 volumes des Causeries du Lundi (recueil en volume de ces articles de critique littéraire parus dans la presse). Passons sur le Sainte-Beuve ami-amant du couple Hugo.
Rentrons chez Sainte-Beuve amateur de livres.

C’est M. Edmond Scherer qui écrivit les lignes qui vont suivre pour le journal Le Temps (numéro du 15 février 1870) :

« Ce n’est pas que tout écrivain ait nécessairement une bibliothèque. Chateaubriand n’en avait pas : « Des nids à rats ! » disait-il. Lamartine n’en avait pas non plus. Cela se comprend : Lamartine et Chateaubriand étaient avant tout des poètes, même dans leurs voyages et dans leurs histoires. Mais Sainte-Beuve devait avoir une bibliothèque, lui, si exact dans son savoir, si patient dans ses recherches. Et, de fait, il en avait une, et considérable. Il en avait même plusieurs, chacune représentant une phase de sa vie, une époque de ses travaux. C’est ainsi que le Tableau de la poésie française au seizième siècle y figure par toute une collection de nos poètes de cette époque, achetés dans un temps où ils étaient moins difficiles à trouver qu’aujourd’hui, de beaux exemplaires, bien conservés, bien reliés : une cinquantaine de volumes destinés à allumer de terribles luttes entre les amateurs. Puis vient une seconde bibliothèque, celle qui a servi à faire le Port-Royal, la plus complète probablement qui ait été formée en dehors des maisons jansénistes. Elle comprend même quelques manuscrits. (…) Voilà pour les goûts anciens et solides. Des goûts plus modernes trouveront à se satisfaire dans les éditions originales des ouvrages romantiques, des drames de M. Victor Hugo, par exemple, et tous ou presque tous avec la dédicace autographe des auteurs. Ce n’était pas là pourtant, il faut le reconnaître, le coin de sa bibliothèque que préférait Sainte-Beuve ; ses prédilections étaient pour un petit nombre de chefs-d’œuvre : l’Iliade, qu’il mettait au dessus de tout ; Virgile, dont il rassemblait avec soin, vers la fin de sa vie, les éditions récentes, même celles qui paraissaient à l’étranger ; Racine, pour lequel il avait une estime particulière ; et parmi les poëtes de nos jours, Lamartine. M. Hugo le savait et le disait à Lamartine lui-même en présence de Sainte-Beuve : « il vous aime plus que moi. » Joignez à ces poètes quelques moralistes, La Rochefoucauld, La Bruyère, et vous aurez la bibliothèque intime du défunt. (…) Ce qui ajoute infiniment à la valeur des livres de Sainte-Beuve, c’est que beaucoup sont chargés de notes marginales, ou renferment de petites feuilles de papier sur lesquelles le critique écrivait ses impressions et ses remarques. Il y a là en foule, des traits curieux, des réflexions ingénieuses, d’amusantes boutades. Sainte-Beuve semble avoir hérité de cette habitude d’annoter les auteurs qu’il lisait. (…)

Sainte-Beuve meurt à Paris le 13 octobre 1869 et c’est le lundi 21 mars de l’année suivante que débute la vente de la première partie de sa bibliothèque. La vente de la seconde partie débute quant à elle le lundi 23 mai 1870 et durera encore quatre jours. Ce sont près de 1.800 numéros qui sont jetés à l’encan de la rue des Bons Enfants, au n°28 (maison Silvestre, salle n°1). C’est L. Potier qui en est l’expert.
C’est encore une fois le hasard qui a mis entre nos mains le catalogue de cette bibliothèque, complet des deux parties, avec en prime, pour chaque numéro le prix d’adjudication porté en marge à la mine de plomb et pour une bonne partie des lots (2/3 environs) augmenté du nom de l’acquéreur. Quelle mine de renseignements ! Quel plaisir de bibliophile que de savoir où sont allés d’échoir pour un temps ses mirifiques épaves livresques !
Détaillons maintenant. Feuilletons ensemble.

– Le n°15 – Traité de la nature et de la grâce de Malebranche. Amsterdam, Dan. Elsevier, 1680 pet. In-12 maroquin orné dentelle dos orné (reliure de Simier). C’est le libraire Caen (Le libraire Morgand sera son successeur) qui l’emporte pour 40 francs or.
– Le n°17 – Les provinciales de Pascal. Cologne, Lavallée, 1657, in-4, veau. C’est le libraire Rouquette qui l’emporte pour 71 francs or.
– Le n°60 – Dialectique de Pierre de La Ramée, à Charles de Lorraine… Paris, André Wechel, 1555, in-4, maroquin violet (koehler) est disputé jusqu’à 155 francs or ! C’est le libraire Fontaine qui gagne.
– Le n°193 – Les Idylles de Théocrite, Paris, Aubouin, 1688, in-12, maroquin rouge époque (Du Seuil), est adjugé 200 francs or (somme astronomique pour l’époque) à un énigmatique « p. » qui revient très souvent.
– Le n°302 – Les Œuvres de Clément Marot, Lyon, 1545, in-8, maroquin rouge à la Du Seuil. Superbe exemplaire. 1.510 francs or !!! Adjugé au libraire Fontaine, encore.
– Le n°335 – Les Œuvres en rime de De Baïf avec les Amours, les Jeux, les Passe-temps, 1573, 4 tomes en 2 vol. in-8, maroquin de Duru. Très bel exemplaire. C’est le libraire Pincebourde qui débourse 1.000 francs or pour cette merveille !! Ce même exemplaire a été adjugé pour 116.000 francs en 2001 (Paris, Laurin-Gouilloux-Buffetaud) soir près de 18.000 euros.
– Le n°361 – Les diverses poésies du Sieur de La Fresnaie Vauquelin. Caen, Macé, 1612, petit in-8, maroquin rouge époque. Très bel exemplaire de Pixéricourt et de Charles Nodier. « Volume aussi rare que recherché. » Cela ne fait aucun doute à l’époque si l’on considère les 3.105 francs or déboursés par le libraire Fontaine décidément très actif lors de cette vente.
– Enfin, l’exceptionnel n°770 – Essai historique que les révolutions par Chateaubriand, 1797, in-8, maroquin brun (Niédrée). Exemplaire chargé de notes de la main de Chateaubriand en vue d’une seconde édition. Ce livre fut trouvé dans les papiers que Chateaubriand avait laissés en Angleterre, et qui lui furent rendus en 1814, après la chute de Napoléon. Payé 3.100 francs or toujours par le libraire Fontaine. Qu’est devenu ce livre mythique ?
Arrêtons là l’étalage à prix marqués. En prenant une ou deux pages au hasard dans le catalogue voici quelques noms d’acheteurs comme ils sont indiqués : Labitte (libraire) ; Raguin ( ?) ; Rouquette (libraire) ; Pottier ( ?) ; Potier (libraire) ; Claudin (libraire) ; Jullien ( ?) ; Giraud (libraire ?) ; Aubry (libraire) ; Parent ( ?) ; Bailleul ( ?) ; Gougy (libraire) ; Baur ( ?) ; Brachet ( ?) ; Hénaux (?) ; Delaroque (?) ; St-Denis ( ?) ; Lécureux (bouquiniste ?) ; Lemoigne ( ?) ; Pincebourde (?) ; Montyé ( ?) ; Vignière ( ?) ; Thomas ( ?) ; Téchener (libraire) ; Bachelin (libraire) ; Loiret ( ?) ; Joblot (?) , etc.
J’ai placé un point d’interrogation entre parenthèses à la suite du nom de l’acquéreur dont je ne savais pas l’état (libraire ou amateur).

On le voit bien, le tout Paris-Libraire était là ! Et très actif. Un compte rapide donne plusieurs milliers de francs or d’achats pour des libraires comme Fontaine, Rouquette, Potier, Labitte, etc. Rappelons pour mémoire qu’un mineur gagnait dans le meilleur des cas à l’époque (1870) environ 100 sous par jour (soit 1.500 francs or par an). Le salaire d’un ouvrier non qualifié ou d’une bonne à tout faire peut descendre en dessous des 30 à 50 francs par mois (soir moins de 600 francs or par an). Dieu que ces libraires étaient riches ! Quelle belle époque (sourire) ! Plusieurs années du salaire d’un ouvrier pour un seul livre ! En même temps, si l’on compare avec aujourd’hui, une vente telle que celle du libraire Bérès à Paris à généré des prix si hauts qu’une vie entière d’ouvrier ne suffirait pas à éponger la dette d’un seul livre ! … Les temps ne changent pas tant que cela finalement. Mais nous sommes dans l’exception, il est vrai.

Revenons à Sainte-Beuve. Bibliophile ? A la vue de ces magnifiques exemplaires luxueusement reliés en maroquin, c’est certain. A côté d’un La Mennais dont le plus bel exemplaire n’arrivait pas à la cheville du plus modeste de ceux de Sainte-Beuve. Bibliophile également parce qu’il semble évident que Sainte-Beuve s’intéressait autant au texte, qu’à la reliure, qu’aux provenances, qu’aux particularités du livres qui en font un objet unique d’adoration. Par certains côtés de son catalogue de bibliothèque je vois bien un peu aussi Sainte-Beuve bibliomane. Qui sait ?
M. Sourget dans une notice d’un de ses derniers catalogues (voir note en bas d’article) écrit à propos d’un exemplaire que Sainte-Beuve avait fait relier en plein vélin laissant les marges non rognées et n’ayant pas souhaité faire laver l’exemplaire : « CET EXEMPLAIRE A ÉTÉ RELIÉ DANS LES ANNÉES 1830 POUR SAINTE-BEUVE QUI EUT LE BON GOÛT BIBLIOPHILIQUE DE NE PAS CONFIER L’EXEMPLAIRE AUX GRANDS RELIEURS DU XIXe SIÈCLE ; IL FIT SIMPLEMENT HABILLER LES VOLUMES D’UN VÉLIN UNIFORME, LEUR LAISSANT LEUR TAILLE RESPECTIVE ET REFUSANT DE LES LAVER. » A la lecture, même superficielle, du catalogue de sa bibliothèque, il est pourtant aisé de constater que Sainte-Beuve, même s’il ne dédaignait pas les livres en reliure de l’époque, bien conservés, donnait énormément de travail aux plus grands relieurs de son temps, à savoir les Capé, Duru, Trautz-Bauzonnet, Niédrée et autres maroquiniers en vogue de l’époque. Bibliopégimane avéré également donc !
Mon exemplaire du catalogue de sa bibliothèque est modeste, relié en demi-toile, un peu usée, le papier bien jauni et non rogné(1), pourtant les notes, les prix et les noms qui l’accompagnent en font une relique précieuse pour les bibliophiles curieux de l’histoire des livres du temps passé(2).

Puisse cette modeste évocation vous donner l’envie de rassembler ces fragiles témoignages de l’incessant travail de fourmi que nos prédécesseurs en bibliophilie ont effectué pendant des années entières avant de nous les laisser pour le plus grand bonheur de tous. Merci à eux.
Amitiés bibliophiliques, Merci Bertrand!

(1) il provient de la bibliothèque de Gustave Larroumet, secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, Paris. Il porte son ex libris gravé par Albert Robida.
(2) Pour faire suite à la petite histoire des livres de Sainte-Beuve, voici quelques livres de cette vente retrouvés sur le marché de notre temps : Outre le n°335 décrit plus haut (Œuvres de Baïf, 1573, Sainte-Beuve possédait un autre exemplaire de cet ouvrage relié en vélin vers 1830 selon ses instructions. Ce sont 4 volumes in-8 plein vélin à recouvrement, non lavés et non rognés. Cet exemplaire est actuellement (2008) proposé par la librairie Sourget de Chartres pour 13.500 euros. Les Elégies de Ronsard (Paris, Buon, 1565) en maroquin bleu de Capé avec la signature autographe de Sainte-Beuve sur un feuillet de garde ont été adjugées 141.500 francs en 1995 à Paris (Laurin-Gouilloux-Buffetaud) soit un équivalant de près de 22.000 euros. Ne vous découragez pas avec ces chiffres astronomiques ! Je suis certain qu’il y a quelque part un exemplaire, plus modeste, de la bibliothèque du grand critique littéraire, pour moins de 200 euros. Bonne chasse

13 Commentaires

  1. Bonjour, je tombe sur votre article concernant la bibliothèque de Sainte-Beuve.
    Je possède la Satyre Menippé lui ayant appartenu (3 tomes avec annotations).
    En est il fait mention dans ce catalogue et si oui en quels termes?
    Merci!

  2. Bonjour, cet article sur Ste Beuve, si souvent décrié, est très intéressant. J'ai par ailleurs acquis à Brassens les Factums de Furetière, édition 1694 Amsterdam, la signature de Sainte Beuve y est portée: l'avez-vous dans ce catalogue de vente?

  3. Le libraire Potier se prénommait Louis (comme mon arrière-grand-père !), on le sait entre autre d’après une note de Brunet, Manuel du libraire, col. 1638, tome V, éd. 1864 (cinquième édition).

    Amitiés, Bertrand

  4. Ce qui est certain, c’est que ayant les catalogues de la vente Béraldi dont nous avons déjà parlé ici (voir l’article à ce sujet), accompagnés des coupures des résultats parus dans la Gazette de l’hôtel Drouot (années 35), j’ai moi-même été très surpris de constater justement que chaque prix d’adjudication imprimé était suivi du nom de la personne ayant remporté l’enchère. Etonnant non ? On ne verrait plus d’un bon oeil cela aujourd’hui… On se contentera d’un laconique « Daphné pour » que les amateurs un peu plus éveillés que les autres, seuls, savent rattacher à un libraire de province…

    Je ne sais pas à partir de quelle date cette « habitude » de donner le nom de l’acheteur a été abandonnée mais cela semble bien avoir été la norme au moins jusque dans les années 35.

    A suivre. Bienvenue à Jean (un collègue ça fait toujours plaisir).

    Amitiés, Bertrand

    PS : Pour Jean-Paul. L’article sur Le Père Lécureux paraîtra bientôt sur le blog.

  5. Bertrand, j’ai oublié de te demander : connais-tu le prénom L. du libraire Potier ? Je ne l’ai jamais rencontré écrit en toutes lettres. Qui d’autre le sait ?

  6. Merci, Jean, au nom des jeunes bibliophiles et…des moins jeunes (je viens d’avoir 65 ans).
    Hugues, à Paris l’anonymat est plus difficile à lever, mais en province on sait qui fait quoi dans une salle de ventes publiques. C’était probablement encore le cas à Paris au XIXe si on en croit les mémoires d’un Uzanne, par exemple.

  7. Bonjour,
    J’ai découvert votre blog hier et j’y ai passé la journée, lisant des dizaines d’articles. Je suis libraire et je vous avoue que votre blog m’a redonné le moral! Quel bel exemple de passion et de bibliophilie! Félicitations! Je ne vois aucun autre site capable de rivaliser avec ce que vous avez réalisé.
    Cette nouvelle vague de jeunes bibliophiles est très encourageante, la valeur n’attend décidément pas le nombre des années.
    Jean, libraire en province

  8. Je me pose une question : on voit souvent, dans ces anciens catalogues, des annotations au crayon qui désignent la personne qui a remporté l’enchère par son nom. Est-ce que les choses ont changé et qu’à l’époque le commissaire-priseur annonçait « adjugé à Monsieur Fontaine », ou bien est-ce simplement que tout le monde se connaissait dans ce microcosme? Ce que je peux comprendre pour les libraires, mais qui me laisse plus dubitatif en ce qui concerne les amateurs.
    Qu’en savez-vous?
    H

  9. Passionnant, Bertrand. On pourrait identifier tous les acheteurs …en pasant, Alexandre Piedagnel a commis une petite plaquette en 1878 sue le père Lécureux, bouquiniste parisien…

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